La disparition de Jacques Saadé est celle d’un homme qui a marqué l’histoire récente du transport maritime. L’armateur franco-libanais s’est éteint après avoir construit un groupe de niveau mondial. CMA-CGM constitue aujourd’hui une entreprise majeure qui contribue directement à l’économie française et démontre que la France est une puissance maritime (qui s’ignore).
In Memoriam - L’armateur Jacques Saadé et l’aventure CMA-CGM (T 1018)
In Memoriam—Shipowner Jacques Saadé and the CMA-CGM adventure
The passing of Jacques Saadé is that of a man who has marked the recent history of maritime transport. The French-Lebanese shipowner died after building a world-class group. CMA-CGM is now a major company that contributes directly to the French economy and demonstrates that France is a maritime power (which is ignored).
Monsieur Jacques Saadé nous a quittés le 24 juin 2018
Il est allé rejoindre ses ancêtres Phéniciens du pays de Canaan. Grands commerçants et audacieux marins, les Phéniciens avaient conçu l’alphabet, l’une des plus remarquables inventions de l’homme. Mais ils avaient également largement contribué, dès le deuxième millénaire avant notre ère, à la naissance puis au développement du commerce international maritime, notamment comme précurseurs en Méditerranée et en Atlantique, mais surtout entre le Moyen-Orient et l’Inde puis la Chine. Leurs navires descendaient soit la mer Rouge, soit les cours du Tigre et de l’Euphrate jusqu’à leur embouchure naturelle sur l’océan Indien, puis poursuivaient leur route côtière vers les bouches de l’Indus, à la rencontre des marchands indiens longeant les côtes en sens inverse.
Le Livre des Rois parle d’expéditions régulières parties du fond du golfe d’Aqaba et armées par des marins phéniciens, rapportant au roi Salomon et à son compère Hiram Ier de Tyr, de l’argent, de l’ivoire, des singes, des paons, du bois de santal, des pierres précieuses. Leurs vaisseaux avaient également fait le tour de l’Afrique sous pavillon égyptien. Il est très vraisemblable qu’ils avaient abordé les côtes de l’Amérique du Sud, voici environ trois mille ans.
Ils étaient construits en pin du pays de Canaan avec des bordés cousus – comme on peut l’admirer sur la fameuse barque de quarante-cinq mètres de long du pharaon Khéops datée de 4 500 ans et désormais exposée au pied de sa pyramide. Ce navire a été construit avec des bois transportés ou remorqués depuis les côtes du Liban, puis travaillés sur place en Égypte par de fameux artisans phéniciens.
Aujourd’hui fréquentées par d’autres types de navires comme les porte-conteneurs, la plupart des routes maritimes reliant l’Europe et l’Asie via la Méditerranée ont cependant été ouvertes par ces audacieux marins, depuis des temps immémoriaux.
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Jacques Saadé était né dans une famille chrétienne orthodoxe à Lattaquié, en Syrie sous mandat français à l’époque. En 1978, la guerre civile l’avait poussé à venir s’installer à Marseille, au port de Lacydon fondé par des colons venus d’Asie mineure, où se sont installées notamment de nombreuses communautés fuyant les guerres et les persécutions religieuses.
Modeste agent maritime, son premier navire est un Liberty-ship bien fatigué, acheté à crédit à un armateur turc. En 1986, une première ligne régulière relie l’Asie à l’Europe. Jacques Saadé est persuadé que la Chine sera la clé du commerce international. Dès 1992, un bureau est ouvert à Shanghaï. En 1996, il rachète la CGM héritière des grands armements français, puis en 2005 il prend le contrôle de la compagnie Delmas.
Dès 2006, CMA CGM est le 3e armement mondial par porte-conteneurs. Il étend son emprise sur de nombreuses concessions portuaires et des compagnies de transport multimodal. Des alliances sont nouées avec d’autres armateurs pour consolider une activité extrêmement concurrentielle, dans un espace maritime mondialisé et sans frontières.
Opérant une flotte de 500 navires, desservant plus de 420 ports dans le monde, le groupe CMA CGM emploie aujourd’hui 30 000 personnes dont 2 400 à Marseille, qui génèrent 21 milliards de dollars de chiffre d’affaires. En 2018, CMA CGM prend livraison de son navire-amiral, le Antoine de Saint-Exupéry, 1er d’une série de 3 bâtiments. Le monstre mesure 400 m de long pour 60 de large. Jaugeant plus de 200 000 tonnes, il est capable de transporter près de 21 000 conteneurs : c’est actuellement le 7e navire de sa catégorie.
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Derrière l’irrésistible ascension illustrée par ces chiffres impressionnants, il faut voir l’action d’un homme exceptionnel.
Déconcertant est probablement le mot qui conviendrait le mieux à une première rencontre, et même aux suivantes d’ailleurs. D’une courtoisie sans faille et d’une stricte élégance, M. Jacques Saadé n’était l’esclave d’aucune norme, d’aucune institution, ni d’aucune coterie. De nombreux visiteurs imbus de leur importance ont pu en être surpris. Son propos était souvent décalé et ses questions déroutantes, suscitant des réactions diverses.
Une situation n’était jamais définitivement acquise, ce qui créait une sorte d’instabilité permanente qui est en réalité le secret de l’émulation et de la capacité à changer rapidement. Dans cette activité cyclique pleine d’aléas, avec des prises de risques considérables compte tenu des investissements nécessaires, rien ne peut être figé ; le navire est en mer soumis aux éléments et il ne peut s’arrêter. Mais la navigation n’empêche pas la rigueur, bien au contraire : rigueur des comportements, rigueur des réalités tangibles.
Le capitaine était là, dirigeant personnellement le navire tous les jours, visible et accessible à tous, bien rarement seul. Ses principaux subordonnés passaient chaque semaine de très nombreuses heures avec lui, en réunion ou appelés dans son bureau pour quelque sujet que ce soit.
Seul maître à bord après Dieu, le capitaine veillait attentivement sur son équipage ; poussant l’un, freinant l’autre, réprimandant parfois mais exigeant toujours plus, toujours mieux. L’attentisme, le principe de précaution ou la frilosité n’étaient pas dans sa culture. Mais on ne se battait pas contre des moulins à vent : il fallait faire avec, comme le marin en mer.
D’une intelligence polymorphe, fluide et intuitive, Jacques Saadé avait un don pour entrevoir l’avenir et fixer un cap ambitieux, mais il savait s’entourer de personnes différentes dotées d’autres compétences, complémentaires. La diversité était recherchée comme une nécessité vitale.
La suite a été soigneusement préparée et aujourd’hui, son fils Rodolphe tient solidement la barre, imprimant un élan nouveau à ce magnifique navire.♦