Le droit est devenu une arme de guerre économique pour les États-Unis en leur conférant une capacité très forte de contraindre les entreprises étrangères qui viendraient à passer outre aux choix politico-économiques de Washington. Les sanctions financières infligées par les tribunaux américains sont à même de remettre en cause l’existence de sociétés pourtant solides. La norme imposée par les États-Unis devient incontournable et oblige à une prise de conscience au niveau européen et à une réponse commune dès lors beaucoup plus crédible.
Parmi les livres - Le droit comme arme de guerre économique pour les États-Unis (T 1087)
Among the Books—The Law as an Economic Weapon for the United States
The law has become an economic weapon for the United States by giving them a very strong capacity to force foreign companies to override Washington's economic-political choices. Financial sanctions imposed by American courts are capable of calling the existence of strong societies into question.The standard imposed by the United States has become unavoidable and obliges an awareness at the European level and a much more credible common response.
En juin 2014, l’énorme amende infligée à la BNP d’un montant de 9 milliards de dollars avait provoqué un vif émoi dans la communauté des affaires françaises, et au sein d’une partie de la classe politique, mais aucune suite ne lui fut donnée. Par contre la vente en novembre de la même année de la branche énergie d’Alstom à l’Américain General Electric (GE) a suscité un malaise au Parlement.
Les conclusions des commissions créées par les deux chambres ont dénoté une défaillance de l’État à protéger les intérêts fondamentaux de ses joyaux industriels. En outre, l’empire juridique américain vise deux objectifs : frapper très lourdement les finances des entreprises ciblées pour les affaiblir afin de les rendre vulnérables à un éventuel rachat par un concurrent américain. Cette législation extraterritoriale est constitutive de la stratégie géoéconomique des États-Unis, pensée comme une autre façon de faire la guerre et de défendre leur leadership mondial. Car au-delà de la concurrence légitime entre entreprises, il s’est agi dans ce cas d’une utilisation offensive de l’arme du droit par les autorités judicaires américaines avec pour but plus ou moins avoué, ou en tout cas pour conséquence directe, d’exercer des pressions sur les sociétés concurrentes des compagnies américaines, pressions, qui peuvent conduire à ce que les premières soient obligées de céder leurs actifs à prix réduits, ou à des conditions défavorables, comme l’illustre le cas d’Alstom.
Selon l’enquête approfondie à laquelle s’est livrée Ali Laïdi durant deux ans et le témoignage de Frédéric Pierruci, nul doute ne saurait subsister. Ce dernier, ancien président de la filière chaudière d’Alstom, qui a payé de généreuses commissions pour emporter un important contrat en Indonésie qui a pratiquement sauvé la société, a été arrêté en avril 2013 à New York par le FBI et poursuivi pour cette affaire. Il a été incarcéré pendant plus de deux ans, dont quatorze mois dans une prison de haute sécurité. Pendant ce temps GE, dûment informée par le Département de la Justice (DoJ), a mené des négociations confidentielles avec la direction d’Alstom affaiblie par cette affaire en vue de son rachat, qu’elle obtint à un prix réduit après que l’entreprise française ait approuvé le plaider-coupable.
Depuis le milieu des années 1990, les États-Unis exportent leur législation punitive dans le monde entier. Sous couvert de châtier les États qui ne respectent pas les droits de l’homme, qui soutiennent le terrorisme, ou jugés tout simplement hostiles à Washington, certaines lois américaines, notamment celles d’Amato-Kennedy et Helms-Burton votées en 1996, protègent les intérêts économiques des États-Unis. Avec la loi sur la corruption, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) et celles sur le viol des embargos, tous ces textes développent leur potentiel extraterritorial. Elles s’appliquent à n’importe quelle entreprise et à n’importe quel individu. Alors comment expliquer que les États-Unis imposent leur droit, poursuivent les entreprises étrangères et encaissent des amendes records sans que personne ne proteste vraiment ? La stratégie économique de Washington ne se contente pas d’employer son droit pour préserver ses intérêts nationaux mais joue les shérifs du monde, jusqu’à vassaliser l’économie européenne et à interdire aux États de commercer avec des pays comme l’Iran, décrété infréquentable. Cette stratégie s’insère de plus dans une politique commerciale protectionniste globale. En 2017, l’administration Trump n’a-t-elle pas édicté 90 nouvelles mesures protectionnistes, soit 20 % du total mondial. Avec sa réforme fiscale, Trump a libéré les 1 400 milliards de dollars que les sociétés américaines ont stockés à l’étranger. En promettant de taxer seulement à 15,5 % les sommes qui rentrent au bercail, il offre aux sociétés la possibilité de faire leurs emplettes sur les marchés européens. Qui seront donc les prochains Alstom et Technip, deux fleurons industriels français qui ont eu maille à partir avec les autorités judiciaires américaines et ont basculé dans l’escarcelle de l’Oncle Sam ?
L’heure de vérité semble avoir sonné pour l’Europe. Soit elle se contentera de gesticulations verbales contre un Trump désormais renforcé après les conclusions du procureur Mueller l’ayant exonéré du soupçon de collusion avec les autorités russes lors de la campagne présidentielle de 2016. Soit elle se décidera à joindre les actes à la parole et refusera les diktats juridico-économiques de l’Amérique. Qu’elle renonce à soutenir l’accord sur l’Iran et abandonne ses entreprises en rase campagne, et le sort en sera jeté : l’Europe aura abandonné des pans de sa souveraineté économique. Qu’elle relève la tête et défie son allié sur les marchés mondiaux et l’Europe aura prouvé que son modèle est le bon : celui de la force du droit et non du droit de la force. On voit cependant que la balance ne penche guère en ce moment en faveur de la première hypothèse. Rarement l’Europe a paru aussi divisée sur l’attitude qu’elle doit adopter vis-à-vis de son puissant protecteur. ♦