La guerre du Golfe dont on célèbre le 30e anniversaire a paradoxalement profondément bouleversé les armées françaises à l’issue avec un retour d’expérience ayant souligné les lacunes et défaillances de notre système militaire de l’époque (cf. le dossier du numéro d’octobre 2021 de la RDN) mais a fait peu d’échos dans la réflexion stratégique de cette période et dans les écrits, notamment dans la RDN. Comme si ce conflit charnière avait été occulté de la pensée militaire. Il apparaît trente ans après que cette guerre – très courte pour la phase de l’engagement terrestre, après une longue phase aérienne – a été centrale dans les évolutions doctrinales des armées, tant dans le bloc occidental que parmi les autres compétiteurs.
Comment la guerre du Golfe a été traitée par la RDN (T 1318)
Convoi de VAB lors de l'opération Daguet (© SHD)
The Gulf War, the 30th anniversary of which is being celebrated, paradoxically profoundly upset the French armies at the end with feedback that highlighted the shortcomings and failings of our military system at the time (see the file of the issue of October 2021 of the RDN) but made little echo in the strategic reflection of this period and in the writings, in particular in the RDN. As if this pivotal conflict had been hidden from military thought. It appears thirty years later that this war - very short for the land engagement phase, after a long air phase - was central in the doctrinal evolutions of the armies, both in the Western bloc and among the other competitors.
Lorsqu’on aborde le traitement de la guerre du Golfe par la Revue, un premier constat s’impose. Aucun haut responsable militaire ne s’est exprimé dans ses colonnes à ce sujet, que ce soient le Chef d’état-major des armées (Céma) – le général Schmitt –, le Chef d’état-major particulier du Président – l’amiral Lanxade –, lequel était pourtant intervenu, en tenue, dans l’émission de grande audience d’Anne Sainclair, 7 sur 7, au moment du déclenchement de l’offensive aérienne, ainsi qu’aucun des responsables militaires sur le théâtre, notamment le général Roquejoffre, qui, pourtant en janvier 1994, publiera un article sur la Force d’action rapide (FAR) dont il allait passer le commandement au général Morillon. Frilosité ou devoir de réserve poussé jusqu’au bout ? Trente ans plus tard, cette absence de témoignage ne peut que surprendre. Seul le général Saulnier, ci-devant Céma et, à ce titre, prédécesseur du général Schmitt, a pris la plume, à chaud, après coup, en juin 1991, pour en estimer la portée (1). On y reviendra.
Deuxième constat, la surprise stratégique (pas pour tout le monde quand même, notamment au sein même de l’administration Bush et au Pentagone), qu’a constitué l’invasion du Koweït par les forces de Saddam Hussein, le 2 août 1990 est bien rendue par les sommaires des revues parues dans l’immédiat « avant-Golfe », dans la mesure où, aucun article n’entrevoit le coup de force du pouvoir irakien. Seul, le général Rondot « père » (2), connaisseur unanimement reconnu des arcanes ô combien alambiquées du monde arabo-musulman au sein duquel il était parfaitement introduit, grâce à une maîtrise inégalée pour un Occidental de la langue arabe classique, l’avait annoncé dans deux articles prémonitoires (3), publiés à l’orée des années soixante, trente ans plus tôt, lorsque les Britanniques ont accordé l’indépendance au Koweït (ils en avaient le protectorat), le détachant ainsi de sa mère nourricière irakienne. Il y annonçait un foyer potentiel de crise, à la lumière de l’aspect tout à fait artificiel du nouvel État koweïtien. Facteur aggravant, ce foyer potentiel est alimenté par la géographie : en effet, les îles koweïtiennes dans le Golfe – Warba et Boubiane – commandent un canal qui conduit à la grande zone portuaire de Bassora, ce qui constitue une épine dans le pied irakien tout à fait comparable à celle représentée avant-guerre par le corridor de Dantzig dans les relations germano-polonaises. Il devait revenir plus tard sur cette anomalie géopolitique, en février 1976 (4), à la faveur d’un tour d’horizon général sur la situation crisogène de la région du Golfe (deux ans avant la chute du régime du Shah Palhavi). Même s’il est vrai que la – très – longue guerre Irak-Iran a polarisé l’attention des observateurs régionaux, il n’en demeure pas moins que les esprits avertis – et il y en avait – ne pouvaient ignorer l’antagonisme latent entre Bagdad et Koweït City, et ce d’autant plus que le parti Baas légitimait son exercice du pouvoir par un nationalisme exacerbé. Mais, c’est un fait indéniable que la surprise a joué à fond, puisque, dans un article révélateur de juin 1990 (5), Emad Awwad, collaborateur de la Revue pour le monde arabo-musulman, brossait un vaste tour d’horizon régional, sans citer une seule fois le Koweït.
Troisième constat, le silence sur cette question, observé par le général Le Borgne, pourtant éminent collaborateur de la Revue, et très prolixe à l’ordinaire, mais qui a dû alors estimer que le concert orchestré par les généraux en retraite, parfois autoproclamés « experts », était suffisamment étoffé pour qu’il s’abstienne d’y joindre sa voix. En fait, le général Le Borgne s’est retiré sous sa tente, il semble considérer la guerre du Golfe comme un épiphénomène stratégique factuel, et, en pleine crise, en mars 1991 (c’est-à-dire au moment du lancement de l’offensive terrestre) publie un article de très haute volée (6), dans lequel, avec son style inimitable, il brosse une vaste fresque stratégique mondiale et non pas focalisée sur quelques arpents de sable koweïtiens, dont la grande leçon est que, dans le grand désordre stratégique ambiant, le monde occidental serait en train de perdre la main.
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Ces remarques faites, il importe donc à présent, de se pencher sur la manière dont la Revue a traité cette guerre sous le double aspect politique et militaire, et à travers quels auteurs ils ont été traités.
Pour aborder la question au niveau politique, il est indiscutable que la grande plume est celle du général Rondot, cette fois-ci, le fils du général précédemment cité. Dans un article, un peu à contre-courant de la condamnation générale de l’action de Saddam Hussein (7), il se place dans la lignée de ce que son père avait écrit trente ans plus tôt, en cherchant à expliquer la logique irakienne dans le fonctionnement même de l’appareil du parti Baas, sans perdre de vue que, ce qui fait le propre des affaires orientales, est leur évolution permanente, situation difficile à appréhender pour un esprit cartésien occidental. Ce faisant, Saddam Hussein se place en « bouclier de la nation arabe », ayant à la fois lutté contre le fanatisme iranien (la guerre Irak-Iran) et s’opposant maintenant à une grande coalition occidentale, tout en rappelant que, dès la fin du protectorat britannique (six ans avant le coup d’État qui allait mettre le Baas au pouvoir), l’Irak faisait déjà valoir ses droits sur le territoire koweïtien.
Dans une série d’articles entre octobre 1990 et mai 1991 (8), le général Rondot démontre, en s’appuyant sur les exemples des États du Maghreb, combien la grande nation arabe est divisée et même fracturée par cette guerre, et, entre les lignes, il apparaît nettement que le grand perturbateur américain, s’il peut user de sa force présente, ne parviendra jamais à imposer sa loi dans une région dominée par des nations arabes, accessoirement par l’Iran perse, qui se reconnaissent toutes dans la religion musulmane (qu’elle soit d’essence chiite ou sunnite), vis-à-vis de laquelle un Occidental sera toujours un « infidèle ». Toute la genèse des déboires américains dans la zone que les Britanniques appelaient le Middle East trouve son origine ici. Cette analyse est reprise par Philippe Moreau Defarges qui, réfléchissant à l’après-guerre du Golfe en avril 1991 (9), parvient à des conclusions un peu similaires : les États-Unis de 1990 n’étant plus ceux de 1945, une pax americana aura beaucoup de mal à s’établir sans un accord global entre tous les États de la région, faute de quoi, une anarchie peu ou mal maîtrisée risque de faire dégénérer cette région en un foyer de crise permanent.
Pour traiter les aspects spécifiquement militaires de la guerre, des grandes plumes ont apporté leur contribution au débat stratégique suscité dans les colonnes de la Revue par la guerre du Golfe. Au premier rang de ces dernières, on doit distinguer le général Gallois, dont la compétence en matière stratégique fait l’unanimité, même si on n’est pas toujours tenu de partager toutes ses analyses. Dans la dialectique tactique des attaques par missiles sol-sol, dans le cas présent, les Scud irakiens sur des cibles civiles israéliennes et leur parade par le déploiement de batteries de missiles sol-air américains Patriot, couplés à un satellite de détection, le général Gallois, dans un article comme à l’ordinaire, aussi profond et pertinent que d’une clarté lumineuse (10) apporte sa contribution. Partant de l’exemple de la guerre du Golfe, il élargit bien sûr le sujet, à la fois à la prolifération des engins balistiques dans les pays du Tiers-Monde et au domaine des missiles nucléaires intercontinentaux pour estimer que la meilleure parade au missile est un autre missile.
Sur le plan militaire, la véritable question est celle que pose le général Saulnier dans le titre d’un article déjà cité. En clair, la guerre du Golfe est-elle le chant du cygne d’un système d’organisation militaire et opérationnelle révolu, celui de la confrontation bipolaire de deux blocs militaires symétriques, ou est-elle le modèle des conflits d’un nouveau type ? Trente ans plus tard, il est évident que l’on a répondu à cette alternative par son premier terme. Mais à chaud, c’est le second terme qui l’emporte. En fait, comme souvent, pour une question complexe, la réponse est tout sauf binaire. La guerre du Golfe a certainement constitué le dernier cas d’une guerre symétrique entre des armées de masse, équipées pour une guerre conventionnelle blindée mécanisée. En cela, elle constitue sûrement le dernier avatar d’une période révolue. À preuve, la chronique militaire du mois de mars 1991 (11) qui justifie l’emploi de masses de chars de bataille partant du constat selon lequel la guerre du Golfe aurait réhabilité le rôle du char de bataille et que ceux-ci devaient dorénavant pouvoir être engagés outre-mer, tout en conservant leur fonction d’ossature des systèmes de forces. Sans doute, derrière cette affirmation – un peu péremptoire – faut-il y voir la « patte » de ce qui était encore GIAT Industrie qui tentait ainsi de sauver le programme Leclerc et une cible d’équipement la plus élevée possible à une époque où le cabinet de Joxe était plus que dubitatif sur le choix du maintien de ce programme.
Parallèlement, au niveau des procédés et des capacités à développer, la guerre du Golfe a indiscutablement constitué un laboratoire des opérations à venir. C’est ce qu’illustre l’article du général Saulnier. En premier lieu, il insiste sur le fait que les engagements militaires à venir ne se dérouleraient plus selon le principe d’une armée de corps expéditionnaire devant se déployer de l’autre côté de la frontière, mais selon une logique de projection, ce qui implique des capacités correspondantes, notamment en termes de transport aérien stratégique, lesquelles, malgré l’A400M nous font toujours défaut, trente ans plus tard. Il insiste également sur l’importance du renseignement, dans une situation très mouvante, selon un continuum sans solution de continuité, depuis le niveau stratégique, jusqu’au niveau tactique, ce qui allait rapidement déboucher sur la création de la Direction du renseignement militaire (DRM). Fidèle à son armée d’origine, le général Saulnier insiste sur l’importance des opérations aériennes préalables, qui conduisent à façonner l’ennemi. Mais il convient de noter, que les moyens aériens irakiens s’étant réfugiés en Iran – l’ennemi d’hier – les opérations aéroterrestres se sont déroulées dans un contexte de supériorité aérienne absolue, l’espace aérien n’étant disputé par personne. Cette absence d’ennemi aérien s’est vérifiée dans tous nos engagements depuis trente ans, créant ainsi un véritable contexte de confort opératif, mais il est loin d’être exclu que cette situation ne doive évoluer à court ou moyen terme. Quant à la phase de campagne terrestre, le général Saulnier en tire comme enseignement que la supériorité technologique sur les moyens militaires de l’adversaire est de nature à pondérer le rapport de force en notre faveur, selon une échelle exponentielle. Cet axiome débouchera sur la numérisation du champ de bataille, l’accélération du processus décisionnel par rapport à celui de l’ennemi donnant à notre système de commandement une supériorité d’emblée sur la conduite de la manœuvre.
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Que conclure ? Manifestement, alors que les projecteurs des grands médias ont été généralement braqués durant les six mois qu’ont duré la crise puis la guerre, sur le perturbateur irakien et sur la question de savoir comment la coalition parviendra-t-elle à vaincre la « quatrième armée du monde », l’objectivité pousse à dire que le traitement de ce dossier par la revue Défense Nationale s’est fait mezza voce. Il ne s’agissait que d’un sujet parmi ceux que la revue avait l’habitude de traiter, les grandes questions pendantes demeurant quand même la nouvelle donne géopolitique après la chute du mur de Berlin (1989) et la réunification allemande (laquelle a eu lieu en pleine crise du Golfe) et, sur le plan militaire, quels seraient les principes qui gouverneraient ce qui serait rapidement appelé la Révolution des affaires militaires (RMA en anglais). Il convient enfin de signaler dans les livraisons de juin et juillet 1991 la publication des actes d’un colloque, organisé chaque année par la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN), et dont, bien évidemment, le thème de l’année 1991 a été consacré, à chaud, à la guerre du Golfe. Le lecteur y trouvera une contribution toujours aussi pertinente de l’amiral Labouérie (12), véritable rénovateur de la pensée stratégique de la dernière décennie du XXe siècle et des premières années du XXIe. ♦
(1) « Guerre du Golfe, cas d’espèce ou modèle reproductible ? », RDN n° 521, p. 11-21 (https://www.defnat.com/).
(2) Dont le fils, également général, arabisant distingué et tout aussi fin connaisseur de « l’Orient compliqué » que son père, a défrayé la chronique, à son corps défendant, lors des suites de l’Affaire Clearstream, avant 2010.
(3) « Koweït, origine et perspectives d’une crise arabe », RDN n° 197, décembre 1961 et n° 198, janvier 1962.
(4) « Tensions autour du Golfe », RDN n° 352, février 1976, p. 89-100 (https://www.defnat.com/).
(5) « L’équilibre stratégique au Proche-Orient au seuil des années 1990 », RDN n° 510, juin 1990, p. 103-118 (https://www.defnat.com/).
(6) « Le désordre stratégique », RDN n° 518, mars 1991, p. 51-59 (https://www.defnat.com/).
(7) « La logique de Saddam Hussein », RDN n° 514, novembre 1990, p. 45-59 (https://www.defnat.com/).
(8) « L’Égypte face à la crise du Koweït », RDN n° 513, octobre 1990, p. 99-116 (https://www.defnat.com/).
« L’Algérie et la crise du Koweït », RDN n° 516, janvier 1991, p. 111-125 (https://www.defnat.com/).
« Le Maroc face à la crise du Koweït », RDN n° 520, mai 1991, p. 133-148 (https://www.defnat.com/).
(9) « Hypothèses pour l’après-guerre du Golfe », RDN n° 519, avril 1991, p. 11-19 (https://www.defnat.com/).
(10) « La guerre du Golfe, missiles et antimissiles », RDN n° 518, mars 1991, p. 9-14 (https://www.defnat.com/).
(11) « Chronique Défense en France - L’Europe, le Golfe et la combinaison des armes », RDN n° 518, mars 1991, p. 165-167 (https://www.defnat.com/).
(12) « Rapports de forces militaires », RDN n° 521, juin 1991, p. 31-42 (https://www.defnat.com/).