L'auteur, russophone, analyse les enjeux politiques et économiques russes liés à la récente signature d'un nouveau règlement administratif par Vladimir Poutine, mettant en place une centralisation des forces politiques et économiques autour de l'économie de défense. Si l'on peut se demander pourquoi une telle organisation n'a pas été planifiée plus tôt, il est possible d'en conclure qu'une telle politique intérieure n'aura que peu d'effets.
Signature du Koordinacioni Sovjet : centralisation de l’économie de défense russe (T 1447)
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Le 21 octobre 2022, Vladimir Poutine a signé « Ukaz » (1), un texte qui met sur pied une nouvelle entité politico-administrative : Koordinacioni Sovjet (KS). Le KS est chargé de coordonner les activités de toutes les instances du pouvoir exécutif, aussi bien nationales que locales, afin d’appuyer les efforts des forces armées et autres organisations de « siloviki » (2) dans leurs activités. D’après l’article 5 du Règlement, le KS est chargé de coordonner les activités des pouvoirs publics sur l’ensemble du territoire russe afin de satisfaire les besoins des forces armées (stricto sensu) et autres forces (drugih vojsk) et des groupements armés pour les besoins du théâtre des opérations (3). Le KS a le pouvoir de fixer les prix des biens et des services destinés aux entités de combats et aux services de sécurité. La planification des besoins des militaires est aussi une tâche du KS.
L’article 6 du Règlement lui accorde des pouvoirs nécessaires pour mener à bien ces tâches. Les pouvoirs accordés sont considérables et font penser à la fois au « Soviet truda i Oboroni » (STO) et au Gosudarstvenny Komitet Oboroni (GKO) (4). Pour le moment les compétences du KS sont de jure bien moindres que celles de ses « fameux » prédécesseurs. Mais sait-on jamais…
En réalité, le KS est une sorte de super gouvernement économique dont le but est la gestion de l’économie de défense russe et, si nécessaire, l’économie de guerre en organisant la production et les flux nécessaires à son développement, les flux des biens et services produits, et leur livraison aussi bien vers le front que vers les arrières stratégiques.
La lecture du texte du « Règlement » suscite bien des interrogations et est un bon indicateur de la situation socio-économique en Russie. La première interrogation est de savoir pourquoi avoir attendu huit mois pour décider de mettre sur pied le KS ?
Un auteur russe l’explique par le fait que Moscou ne comptait pas faire une opération de type « militaire ». La Russie misait sur la cinquième colonne dont le leader V. Medvescuk a été chargé de préparer un coup d’État anti-Zelensky. Donc dans le cadre dudit scénario, une mobilisation (forces, matériel, industries, etc.) ne s’imposait pas (5). Or, comme le coup est un échec, il fallait recourir aux opérations militaires classiques. Le pouvoir constate alors que les fonctionnements des institutions (politiques, sociales, industrielles, financières, militaires) sont non seulement défaillants, mais que les institutions sont rongées par toutes sortes de pathologies sociales et avant tout la corruption et l’incompétence. Même Poutine est critiqué (6). Les auteurs éminents comme V. Katasonov demandent que soit installé un Czar pour l’économie et que le pouvoir du KS soit dans le domaine économique analogue aux ceux du GKO (avec Staline, Molotov, Voroshilov, Malenkov, Beria).
Bien que le chef du gouvernement russe soit à la tête du KS et que pratiquement tous les vice-premier ministres et tous les ministres importants en soient également membres, y compris Nibulina (le gouverneur de la Banque Centrale) l’auteur de ces lignes doute de l’efficacité du KS. Car le mot d’ordre est « desoligarshizacija » (« désoligarchiser ») la Russie. Or, il est extrêmement difficile de mener une guerre, même de basse intensité, et simultanément nettoyer les « écuries ».
Si tout va plus ou moins bien, les mesures prises par le KS ne donneront pas de résultat avant au mieux cinq ans. Le système capitaliste russe est trop complexe et trop dispersé géographiquement (offshore) que Staline lui-même serait incapable de le rendre apte à faire face aux besoins présents et futurs de la Russie. Trop de richesses sont en jeu.
Pour cette raison Xi Jinping suit la situation de son « associé » et en tire des leçons qu’il applique en Chine… Une dose de Tito dans un plat stalinien. ♦
(1) Règlement relatif au « Koordinacionom Sovjete auprès du gouvernement de la Fédération de Russie pour assurer les besoins des forces armées de la Fédération, des autres entités militaires (drugih vojsk) et unités et autres organes » (http://publication.pravo.gov.ru).
(2) Un silovik, ou silovarque, est un représentant d’organismes étatiques chargés de veiller à l’application de la loi, d’organismes de renseignements, des forces armées et autres structures auxquels l’État délègue son droit d’utiliser la force.
(3) On sait que les forces armées stricto sensu ne sont qu’un élément dans le dispositif armé du pays. La Rosgvardia, ou l’armée des frontières, unité du FSB, en est par exempl une autre.
(4) STO « Soviet de travail et de défense » est formé en 1918 pour diriger les activités des bolchéviques pendant la guerre civile. GKO « Comité d’État de défense » est mis en place après l’invasion allemande en 1941. Les deux institutions ont eu des pouvoirs absolus.
(5) Korneev Valery, « Pourquoi l’opération spéciale dure si longtemps ? » [en russe], Ruskoe Agenstvo Novosteï, 17 octobre 2022 (http://ru-an.info/).
(6) Stepanov Anatoly, Zeminsky Pavel, « Ce que Poutine n’a pas dit le 30 septembre 2022 » [en russe], Ruskline.ru, 7 octobre 2022 (https://ruskline.ru/).