Dans son éditorial de la semaine, le général Pellistrandi revient sur la notion de profondeur stratégique dans le cadre des deux conflits de haute intensité qui font l'actualité. Avec une géographie différente, Ukraine, Russie, d'une part et Israël, d'autre part, doivent prendre en compte les facteurs de la guerre de haute intensité qui font la profondeur stratégique afin de prendre le dessus sur leur adversaire.
Éditorial – De la profondeur stratégique (T 1539)
(© davut / Adobe Stock)
Pour conduire une guerre, plusieurs facteurs indispensables sont à prendre en compte par le stratège. Hormis les buts politiques dont la responsabilité incombe à l’autorité politique, revenons aujourd’hui sur deux notions essentielles et déterminantes : la géographie et le temps. Les deux guerres actuelles en Ukraine et dans la bande de Gaza en sont des illustrations exemplaires et largement opposées.
Pour la Russie, mais aussi pour l’Ukraine, la profondeur stratégique est un élément central. Comme en 1812 et en 1941-1944. Les distances se comptent en centaines de kilomètres, voire en milliers pour Moscou. C’est cela qui a permis en leurs temps de vaincre la Grande Armée de Napoléon puis la Wehrmacht, au prix du sacrifice de millions de combattants et de civils. Cette géographie physique – en y incluant bien sûr le « Général Hiver » – a constitué notamment lors du déclenchement de l’opération Barbarossa en juin 1941 un facteur décisif qui a joué en faveur de Moscou qui put encaisser les coups de boutoir d’une Wehrmacht alors au sommet de sa gloire après avoir vaincu la Pologne puis la France et mis en difficulté le Royaume-Uni notamment dans la Cyrénaïque. Certes, l’URSS de Staline a également bénéficié de l’aide massive de Londres et de Washington avec des transferts massifs d’armements (totalement occultés dans la réécriture de l’histoire de la Grande guerre patriotique selon Vladimir Poutine). Ce fut également la possibilité d’effectuer des déplacements importants vers l’Oural des outils industriels qui, une fois réorganisés, ont pu produire des milliers de chars T 34 ou des avions Illiouchine. Parmi les armes incontournables, le chemin de fer a été central pour la logistique.
Paradoxalement, c’est ce qui arrive aujourd’hui avec la guerre en Ukraine où, même au temps du numérique, le wagon porte-chars reste essentiel, tant pour Moscou que pour Kiev. Après 21 mois de batailles de haute intensité, chacun des deux États a dû s’organiser pour durer et résister. D’où l’intérêt médiatique décroissant. À ce jour, la ligne de front mesure environ mille de kilomètres et on peut considérer qu’elle va se figer, sans qu’aucun des deux camps ne parvienne dans les semaines à venir à obtenir un avantage décisif obligeant l’autre à négocier. La guerre s’est installée dans la durée et va donc désormais dépendre pour Kiev de l’aide logistique alliée et de son industrie de défense, tandis que Moscou semble avoir su se réorganiser pour produire chars et munitions malgré les sanctions économiques occidentales.
À l’inverse, pour Israël, les données stratégiques sont toutes autres. Les distances ne dépassent pas globalement les quelques dizaines de kilomètres. D’où d’ailleurs des préavis d’alerte très courts, voire trop courts comme pour le 7 octobre. Échouer dans la manœuvre initiale met en péril l’existence même de l’État d’Israël comme ce fut le cas il y a cinquante ans, lors du déclenchement de la guerre du Kippour. Il en est de même pour répondre aux attaques par roquettes, les temps de réaction pour gagner un abri ne dépassant guère les deux ou trois minutes au maximum, d’où une tension permanente sur la population.
Au contraire, cela simplifie la logistique, car les élongations sont limitées et donc les mouvements peuvent être très rapides d’autant plus que le réseau routier est dense et moderne, mais également à condition d’avoir un dispositif de mobilisation efficace et réactif, ce qui est d’ailleurs le cas pour Tsahal.
Deux guerres de haute intensité dans des cadres espace-temps totalement différents, néanmoins tout aussi exigeants et contraignants. En oubliant ces facteurs, on peut perdre la bataille décisive. En les intégrant, à défaut de gagner, on évite la défaite. ♦