Dans son éditorial du lundi, le général Pellistrandi revient sur l'utilisation de l'artillerie dans les guerres de haute intensité en Ukraine et à Gaza. La tradition française de l'artillerie se vérifie avec l'entrée dans une économie de guerre depuis 2022.
Éditorial – Le retour de l’artillerie (T 1568)
Canon Caesar en Ukraine (© Mil.gov.ua, via Wikimedia Commons)
Avec la fin de la guerre froide et de la mise en œuvre à brides abattues des « dividendes de la paix » puis des opérations extérieures, l’artillerie avait semblé perdre une part de son rôle pour se limiter à être une arme d’appui au profit de groupements tactiques interarmes (GTIA). La précision du ciblage et la qualité des tubes permettaient de compenser la réduction de la masse et de passer par pertes et profits la longue liste des régiments d’artillerie sol-sol dissous, sans oublier le parent pauvre que représentait la défense sol-air.
Et pourtant, la France est une terre d’artilleurs et de canons. Napoléon a été formé comme lieutenant d’artillerie et il sut manœuvrer avec une très grande efficacité son artillerie qui disposait alors d’un système d’arme performant et mobile grâce à Gribeauval (1715-1789). Après la défaite de 1870, tous les secteurs de l’outil militaire sont révisés pour tirer les leçons de la débâcle. Outre la construction du système fortifié Serré de Rivières et la mise en place de la conscription permettant la mobilisation, l’artillerie connaît aussi sa révolution avec le chargement par la culasse désormais généralisé. À cet égard, les travaux de Charles Ragon de Bange (1833-1914) ont été majeurs avec le concept de l’obturateur à vis et le calibre de 155 mm encore utilisé aujourd’hui et devenu la norme occidentale.
L’apparition du canon de 75 mm modèle 1897 – celui de l’affaire Dreyfus – a lui aussi profondément révolutionné l’emploi des feux à partir de 1914 ; d’ailleurs avec le risque que ses immenses qualités intrinsèques firent oublier à l’état-major le besoin d’une artillerie plus lourde et qu’il fallut rattraper dans l’urgence à partir de 1915. Le calibre de 155 mm s’est ainsi généralisé et les pièces françaises produites comme le 155 mm GPF encore utilisées en 1940. C’est d’ailleurs à partir des engins français que l’US Army développa ses propres 155 mm, imposant définitivement ce calibre.
L’excellence française dans le domaine de l’artillerie n’a d’ailleurs pas faibli et les années 1960-1970-1980 virent, là encore, le développement d’engins de très grande qualité conçus pour faire face aux blindés du Pacte de Varsovie avec notamment le 155 mm AUF1 sur un châssis de la famille AMX 30.
Toutefois, les dividendes de la paix et la transformation de l’Armée de terre en armée de projection virent le rôle des appuis feux se réduire drastiquement. Il faut cependant rappeler ici que le déblocage du conflit en ex-Yougoslavie fut permis par la projection de la force de réaction rapide (FRR) commandée par le général André Soubirou avec le 40e Régiment d’artillerie de Suippes, alors déployé sur le Mont Igman et dont les frappes brutales obligèrent les milices serbo-bosniaques à lever le siège de Sarajevo.
Le développement du canon Caesar fut effectué sur fonds propres par GIAT Industrie (aujourd’hui Nexter) dans les années 1990. Le concept était particulièrement novateur, habile et répondant à de nouveaux besoins tactiques dont la mobilité et de ce fait, une protection intéressante lors d’un déploiement.
Depuis, le canon n’a cessé de démontrer son efficacité, que ce soit sous les couleurs françaises que celles des pays l’ayant adopté. La guerre en Ukraine, imposée par la Russie, a encore accéléré et accru l’intérêt pour le canon français. La France et le Danemark ont cédé 49 engins au total (30 pour Paris et 19 pour Copenhague) et de nouvelles cessions-acquisitions sont à l’étude. Pour cela, il a toutefois fallu monter en puissance sur le plan de la production industrielle. Jusqu’en 2022, Nexter fabriquait deux Caesar par mois et il fallait 30 mois pour produire une unité. Aujourd’hui, la cadence est de six canons par mois et un délai désormais réduit à 15 mois. Cette accélération – l’économie de guerre – a été rendue nécessaire pour répondre à la demande, mais aussi pour recompléter le parc national qui avait été amputé d’un quart et aider les Ukrainiens, alors que la guerre va entamer sa troisième année. À la fabrication des engins, il faut rajouter la question des obus, les fameux 155 mm. Avec le constat dramatique en 2022-2023 que nos industriels avaient quasi abandonné la production devenue marginale depuis des années. L’exemple de Tarbes, ville natale du maréchal Ferdinand Foch, en est une illustration. À partir de 1870 et après la défaite face à la Prusse, l’arsenal monte en puissance. En 1918, 16 000 ouvriers y travaillent. En 1999, les usines employaient encore 1 450 ouvriers. Bien qu’ayant produit notamment les tourelles du char Leclerc, l’entreprise alors au sein de GIAT Industries ferme en 2006. Après des rachats sans effets, les Forges de Tarbes n’avaient plus que 38 personnels en mai 2023. La guerre en Ukraine a bouleversé la donne avec une remontée en puissance et de nouvelles embauches (53 en septembre dernier), 15 millions € d’investissements et une production en hausse avec 40 000 corps d’obus de 155 mm produits en 2023 et une cible fixée à 120 000 en 2025.
Les guerres de haute intensité (Ukraine et Gaza) ont ainsi démontré l’importance de l’artillerie dans sa fonction sol-sol. L’Armée de terre l’a d’ailleurs bien compris, voire anticipé, avec le renforcement à venir de ses capacités. Bien sûr, il y a le Caesar et le recomplètement rapide après les transferts vers l’Ukraine. Il y a aussi la production des munitions ainsi que la préparation de l’avenir avec les véhicules de la famille Griffon destinés à l’artillerie, que ce soient les VBMR Griffon VOA ou les Griffon MEPAC équipés d’un mortier de 120 mm.
De fait, comme le soulignait récemment le Chef d’état-major de l’Armée de terre, le général d’armée Pierre Schill, l’artillerie est aujourd’hui la « reine des batailles ». ♦