Billet - Il est minuit moins une (T 137)
Les civilisations sont mortelles, écrivait Paul Valéry : elles sont surtout suicidaires. Après moi le déluge, répétait ce grand dépressif de Louis XV qui, comme nombre de ses contemporains, avait compris que son temps tirait à sa fin. Nos dirigeants n’ont même pas ce pessimisme lucide.
Car ce n’est pas tout d’inventer des Montesquieu et Rousseau, de toute manière inexistants et qui ne sauraient bâtir sur un champ de ruines, encore faut-il avoir des Argenson et des Malesherbes disposés à ouvrir l’avenir et envisager un après-eux, sans eux. Où sont les Lafayette et les Lauzun de retour d’Amérique, qui virent se réaliser ce que leurs pères avaient compris en feuilletant l’Encyclopédie ? Où sont les Noailles et les Aiguillon se dressant une nuit du 4 août pour accompagner l’insurrection des indignés, et mettre bas un système millénaire, leur système ? Ce n’est pas qu’ils l’aient fait de gaieté de cœur, mais ils l’ont fait. Les talons rouges d’aujourd’hui sont vissés sur le coffre, agrippés à leurs terriers et leurs prébendes, ne lâchant rien, ne concédant rien.
Nos élites globalisées sont-elles folles ou stupides ? Leur obstination à ne pas vouloir comprendre est admirable, incapables qu’elles sont de se départir de leur utopie progressiste, dans ce monde freudien et despotique où le passif verrouille le présent et l’inconscient encage le libre arbitre. Un monde redevenu féodal qui, Tocqueville nous en avait déjà prévenu, vise à nous ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre. N’avons-nous pas, alors qu’il nous est désormais chichement compté, trouvé en ce printemps 2011 le temps de béatifier un pape, marier deux princes, nous perdre dans une nouvelle croisade contre un Sarrazin et faire un procès en sorcellerie à un Juif ? Bienvenue au Moyen-Âge !
Et tandis que les crises succèdent aux crises, le paquebot poursuit sans dévier de son cap, au milieu d’icebergs qu’il ignore parce qu’il n’avait pas été prévu de les trouver là. La débâcle est totale : militaire, nucléaire, financière, alimentaire, écologique et, mère de toutes ces crises, politique. Ère d’incertitude ? Le monde n’est pourtant ni plus ni moins aléatoire qu’auparavant, c’est le modèle hérité de Condorcet et Laplace qui n’est plus adapté à sa compréhension et nous conduit, tels Pénélope, à détricoter l’œuvre de plusieurs siècles et à foncer dans le mur.
Voilà revenu le temps des dinosaures ; si nous levions la tête, nous pourrions voir que la comète est déjà sur nous. Quelle importance, ânonnent nos Pangloss, ce n’est qu’une étoile filante de plus, demain matin nous retournerons brouter. ♦