« Dix ans après Saint-Malo, quelles sont les perspectives de la politique européenne en matière de défense ? », intervention du général Vincenzo Camporini, chef d’état-major des armées italien, 11e rendez-vous du Palais Farnèse, Rome, le 28 avril 2008.
Perspectives de la politique européenne en matière de défense
Prospects for European policy on defence
Ten years after St-Malo, what are the prospects for European policy on defence issues? That is the theme of a presentation by General Vincenzo Camporini, Chief of the Italian Defence Staff, at a meeting at the Farnese Palace (French Embassy), Rome, on 28 April 2008.
Quand on pose la question de l’importance de la rencontre de Saint-Malo en 1998 et de ses résultats, on doit considérer qu’aucun progrès dans le domaine de la sécurité et de la défense en Europe ne peut être fait sans un accord fort et déterminé entre les deux seuls acteurs qui peuvent aspirer au rôle de protagonistes : la France et le Royaume-Uni. Au moment de Saint-Malo, les conditions pour sortir d’un sommeil qui durait depuis 45 ans étaient réunies et on pouvait percevoir un espoir, un enthousiasme qui a abouti au bout de quatre mois (de juillet à octobre 1999) à la définition de l’accord dit de Helsinki, avec son objectif global (Headline Goal).
Il semblait alors possible d’obtenir : le renforcement des capacités militaires européennes, tant pour le bénéfice de l’Otan que dans le cas où celle-ci ne serait pas engagée ; que l’UE puisse prendre des décisions d’ordre militaire et assurer le contrôle d’opérations de gestion des crises.
Et cet enthousiasme était bien présent lors de la « Pledging Conference » de Bruxelles l’année suivante au cours de laquelle les États membres, et aussi certains pays extérieurs à l’Union, ont proposé des contributions pour donner une capacité opérationnelle réelle à l’Union européenne. Que s’est-il passé depuis cette saison d’espoir ? Bien moins que ce que l’on espérait, pour des raisons internes autant qu’externes, et parfois aussi par manque de vision stratégique.
Nous avons eu la démonstration flagrante de ce manque de vision stratégique commune, au moment où les États-Unis s’apprêtaient à attaquer l’Iraq : les Européens se sont divisés sur la politique à suivre, avec trois États s’opposant à l’intervention américaine (France, Allemagne et Belgique) et huit y étant favorables (Grande-Bretagne, Espagne, Italie, République tchèque, Pologne, Hongrie, Danemark et Portugal). Quels sont les freins et les moteurs de la PESD ?
Il est impossible d’occulter le caractère qui subordonne toutes les actions de l’UE : la décision de lancer une opération reste une décision fondamentalement politique ; elle ne dépend donc pas uniquement de la satisfaction d’un certain nombre de critères techniques. De même, la déclaration de Laeken, en 2001, qui annonce que la PESD est opérationnelle signifiait bien que l’Union, ayant les moyens de la mener à bien, était prête à prendre la décision de lancer une opération si celle-ci était estimée politiquement souhaitable, et techniquement faisable.
En termes d’organisation, c’est l’absence de vision globale qui constitue l’un des plus grands freins au développement d’une Union européenne efficace et allante.
Les institutions européennes sont aujourd’hui gênées dans leur fonctionnement par l’existence séparée des trois piliers (Communauté, Pesc, Justice-Affaires intérieures) qui s’ajoute au caractère intergouvernemental du Conseil entre les 27 (ou 26 pour la PESD). Le nouveau Traité devrait apporter plus de cohérence entre les Institutions centrales : un Conseil plus fort, une personnalité juridique claire de l’UE et un European External Action Service, sous la responsabilité du Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité, qui sera également vice-président de la Commission. De surcroît, la coopération structurée permanente devrait ouvrir des possibilités très intéressantes qu’il faudra utiliser au mieux.
Le point de vue italien sur la méthode de construction de la PESD
L’Italie est favorable à la création d’un « groupe de contact permanent » (Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Pologne), embryon de l’ainsi nommée « coopération structurée permanente ». Ce groupe de contact permanent, plus réduit et donc mieux géré et mieux coordonné, constituerait le véritable noyau d’une Europe de la défense plus efficace. L’UE ne pourra pas faire la synthèse de 26 points de vue différents en matière de défense. Disposer d’un petit nombre d’États moteurs, qui puissent commencer une réelle défense européenne permettrait ensuite aux autres États, aux capacités militaires moindres, de s’agréger à ce noyau déjà bien établi.
L’Italie considère que les conditions suivantes pour tout développement sont nécessaires : une stratégie européenne sur la gestion de crise, qui devra inclure la dimension de la « sécurité énergétique », la homeland security et mettre en synergie les ressources militaires et les ressources civiles ; le développement de capacités militaires plus robustes et interalliées et d’un « marché intérieur de la défense » ; un changement du fonctionnement de l’Agence européenne de défense (AED), qui devrait s’occuper seulement des acquisitions d’armement (procurement), comme toutes les agences nationales d’armement, mais pas de la définition des besoins de l’outil militaire, qui doit rester de la compétence des états-majors ou, dans le meilleur des cas, de la compétence du Comité militaire de l’Union ; la poursuite de programmes de coopération dans les secteurs aérospatiaux et des technologies de communication et de contrôle.
Enfin, l’Italie estime nécessaire un lien étroit entre les évolutions de la défense européenne et de l’Otan, pour assurer compatibilité et interopérabilité.
Stratégie européenne
On peut se demander s’il existe une doctrine de la PESD et également quels sont les menaces, les objectifs et les intérêts européens.
Pour la première fois, le barycentre géostratégique mondial tend à se déplacer vers le centre de l’Eurasie, en s’éloignant de la zone euro-atlantique (1).
Les risques pour la stabilité et les menaces pour la sécurité tendent à augmenter, avec une prédominance de ceux liés aux phénomènes de nature ethniques, sociaux et religieux, à l’accès aux ressources en eau et en énergie et aux grandes transformations de la planète. Ils n’excluent pas cependant ceux de nature plus strictement militaire et de la défense antimissiles, ou celui du terrorisme et de la prolifération des armes de destruction massive, aux grandes potentialités déstabilisatrices. Si nous ajoutons à cela la haute probabilité de voir une accélération de ces phénomènes et de changements révolutionnaires, caractéristiques de l’ère de la mondialisation et de l’information technologique, nous avons une idée de la haute « imprévisibilité » temporelle du monde dans lequel nous sommes appelés à évoluer.
La doctrine de la PESD devra donc avoir pour objectif de donner à l’UE des forces capables d’être employées en opérations de gestion de crises à grande échelle, dans des interventions humanitaires, des conflits régionaux, des actions de contre-terrorisme, en plus de celles nécessaires à la défense du propre territoire de chacun.
Dans ce monde aussi complexe, l’instrument militaire ne pourra pas résoudre seul les situations de crise. Il devra forcément s’intégrer ou s’associer aux autres instruments possibles : politique, économique, judiciaire, culturel et social.
Les objectifs généraux de l’UE ont été bien définis dans la Stratégie européenne de sécurité (2), mais il faut désormais la compléter et la clarifier ; et répondre concrètement aux questions « que faire ? » en matière d’interventions militaires et « où le faire ? ». Il importe par ailleurs de définir quand la force peut être employée ; et que faire quand il n’y a pas de consensus à 26 ? Il faut aussi fixer les règles d’obtention d’un mandat commun et d’un consensus politique. Enfin préciser les liens particuliers à maintenir avec l’Otan, et réciproquement les liens avec la Commission dans le cadre de Comprehensive approach devront être clarifiés.
La définition de l’ensemble de ces concepts et de ces données est une absolue nécessité qui manque encore pour une planification rationnelle et cohérente de l’outil militaire. Ainsi, la porte est ouverte à l’improvisation, aux initiatives impromptues comme celles qui concernent les Battle Group dont, aujourd’hui encore, on ne sait dire à quel objectif ils doivent répondre : une « force d’entrée » dans un environnement non permissif ? Une force de dissuasion contre des groupes subversifs ? Et ce genre de considérations influe de façon importante sur les moyens à mettre en œuvre et sur l’entraînement.
Relations UE-Otan
Pour ce qui est de la relation avec l’Otan enfin, le document de M. Solana rappelle que la relation transatlantique reste irremplaçable et capable d’une force formidable.
La défense militaire classique de l’Europe est l’affaire de l’Otan qui dispose tout à la fois de l’expérience, d’outils de planification très perfectionnés et du potentiel militaire. Pour des questions de moyens et de savoir-faire militaire, donc, l’UE ne doit pas entreprendre de concurrencer l’Otan. Il faut donc dire clairement que la PESD n’a pas vocation à défendre le territoire européen contre une éventuelle menace militaire. D’autre part, elle ne peut pas devenir une composante, subordonnée, de l’Otan. Cette clarification des rôles devrait permettre, aux actuels ou futurs membres de l’UE, qui regardent avec méfiance la PESD, de mieux l’accepter. De telles déclarations rassurantes ont déjà été faites, et elles doivent donc être confirmées par des mesures politiques tangibles.
Au cours de ces dernières années, l’Union a réalisé des progrès notables, en politique de défense et en acquisition de capacités, mais la situation globale est encore loin d’être optimale.
Si l’Union veut devenir un véritable acteur global de la scène internationale, elle doit impérativement acquérir dans le secteur de la défense, des capacités réelles, lui permettant d’être militairement compétitive par rapport à l’acteur principal — les États-Unis — et aux acteurs émergeants. Cela demandera un système pour l’emploi de forces modernes, afin qu’elles soient dotées d’une autosuffisance logistique complète, d’une grande capacité de réaction et de protection, sachant que ces forces seront très souvent multinationales et interarmées et leur engagement répondrait au concept d’EBAO (3).
Nous l’avons déjà dit l’instrument militaire ne saurait résoudre les crises à lui seul. Celles-ci exigent d’autres capacités, prises dans ce que l’on appelle des « paquets d’intervention » comme la police, la justice, la protection civile, les transports, les infrastructures, la culture et l’économie seront forcément nécessaires. L’instrument militaire ne doit donc se concevoir qu’associé et intégré aux autres instruments politique, économique, judiciaire, culturel et social.
La politique étrangère européenne jouera un rôle déterminant et les interventions devront être fondées sur une vision commune des pays membres, de manière à pouvoir envoyer un message fort, un message clair.
Enfin, la capacité de l’Union européenne d’interagir avec les Organisations internationales, avec l’Otan et l’ONU en particulier, sera déterminante.
Conclusion
Le Traité de Lisbonne introduit des modifications substantielles qui ouvrent de nouvelles perspectives pour initier de nouveaux concepts, de nouvelles réponses afin de faire face aux futurs défis à la sécurité et à la stabilité.
Si le Traité de Lisbonne est ratifié, en dehors des changements institutionnels déjà décrits, il y aura également une série d’innovations qui agiront sur la PESD, comme le changement de rôle du Secrétaire général/Haut représentant et l’institution de « coopération structurée permanente » qui influera à son tour sur le niveau d’ambition de l’UE.
Un des autres aspects importants du Traité est l’attribution d’une personnalité juridique à l’Union européenne.
Une autre nouveauté consiste en l’institution d’un service européen d’action extérieure (SEAE), European External Action Service (EEAS), dépendant du Haut représentant pour la Politique étrangère et de sécurité/vice-président de la Commission. Compte tenu du rôle politique et central de ce dernier, il paraît important de tout mettre en œuvre pour que l’état-major et l’Union européenne (EM/UE) soient partie prenante aux prochaines discussions, pour ne pas risquer d’être mis à l’écart des aspects de politique étrangère, ni de tout ce qui touche aux thèmes militaires et de sécurité.
Enfin, un autre aspect particulièrement significatif du nouveau Traité est l’introduction d’une clause de défense mutuelle collective, c’est-à-dire de défense réciproque, qui comprend : une référence à l’article 51 de la charte des Nations unies ; le respect du caractère spécifique de la politique de sécurité des États membres, pour tenir compte de ceux qui sont neutres ; une conformité aux engagements pris par les États membres au sein de l’Otan.
Cette clause laisse entrevoir une intégration politique progressive, qui ne peut faire abstraction des engagements communs et collectifs de défense. Elle conduit progressivement à une convergence entre l’Union et l’Alliance atlantique, en posant les bases d’un nouveau partenariat stratégique. ♦
(1) L’UE, construite sur un mélange particulier de supranationalité et de coopération intergouvernementale, a progressivement étendu ses frontières et il est probable qu’avant la prochaine décennie, elle comprendra trente membres ou davantage encore, qui devront faire face aux pressions (« centrifuges ») de plus en plus diffuses, tant des gouvernements que des opinions publiques, pour une « renationalisation » partielle.
(2) « Une Europe sûre dans un monde meilleur », décembre 2003 (www.diplomatie.gouv.fr).
(3) Effects Based Approach to Operations : il s’agit d’une vision holistique de l’emploi de l’outil militaire qui se propose d’établir le meilleur type d’intervention possible en prenant également en compte les aspects diplomatiques, économiques, sociaux, juridiques, culturels, les objectifs politiques à atteindre et la pertinence des capacités civilo-militaires. Cf. Marc Humbert : « EBAO : mode ou méthode ? » et « Faire de l’EBAO ou ne pas en faire ? », DN&SC, janvier 2008.