Il y a 10 ans – Quatre Rafale sur Gao
(© État-major des Armées / YouTube)
Le général d’armée aérienne (2s) Thierry Caspar-Fille-Lambie, directeur de publication de la RDN était commandant de la défense aérienne et des opérations aériennes (CDAOA) au moment de l’opération Serval. Il se souvient pour nos lecteurs de ce 13 janvier 2013 et des heures qui l’ont précédé.
Vendredi 11 janvier. Dans la nuit, sur ordre du chef d’état-major des armées (Céma), planifié et conduit par les éléments français au Tchad, un raid de M200D, guidé par des éléments des forces spéciales françaises vient de mettre un coup d’arrêt à la colonne djihadiste en route vers Bamako. Depuis quelques jours, des renseignements concordants de nos services faisaient état de préparatifs en ce sens. Ce coup d’arrêt marque le départ de ce qui deviendra l’opération Serval.
Si la reprise du nord du Mali faisait l’objet de planification de l’état-major des armées en coordination avec les forces armées du Mali, il n’était pas prévu qu’une telle opération se tienne aussi rapidement. Dès lors que les armées françaises, en quelques heures avaient répondu présent à la demande du gouvernement malien, la machine était lancée et le déploiement de forces dans la zone était décidé. Pour l’Armée de l’air, un renforcement immédiat de nos capacités de combat était proposé à l’état-major des armées, avec une variante inédite : une frappe au cœur du dispositif ennemi, depuis la France, lors du déploiement à N’Djamena de 4 Rafale. Cette opération était bien plus qu’une démonstration de force de l’Armée de l’air, elle visait en premier lieu à surprendre l’adversaire avant que le renforcement de nos forces ne soit annoncé par l’arrivée de quatre Rafale à N’Djamena et conduise à une dispersion de ses capacités.
Samedi 12 janvier. Après une très courte nuit et l’étude au niveau stratégique des différentes options du raid, la décision de le lancer est prise et l’ordre de sortir les armes du dépôt de munitions et de les transporter vers la base aérienne de Saint-Dizier est donné. La planification opérationnelle de la mission peut commencer et une équipe est constituée au CDAOA à Lyon et à Paris. La première étape va consister à définir les objectifs qui seront assignés aux Rafale dans la région de Gao, base logistique des djihadistes. Ces objectifs font l’objet de dossiers élaborés par le centre national de ciblage depuis de longs mois, grâce aux renseignements recueillis progressivement par nos différents capteurs (avions, drones, satellites…). C’est à partir de l’étude de ces différents dossiers que l’équipe de planification va définir les armements qui seront largués par les Rafale et les trajectoires à adopter vers les objectifs. Dès lors que les grandes lignes de la mission sont ainsi fixées, la préparation par les équipages va pouvoir commencer selon une méthodologie bien huilée depuis les opérations en Libye deux ans auparavant. Afin de préserver les équipages qui effectueront la mission, toute la préparation est effectuée par d’autres équipages qui eux resteront à terre et qui brieferont aux derniers moments leurs collègues. En fin de matinée, le commandant de la base d’Istres, d’où décolleront les avions ravitailleurs C135, et celui de la base de Saint-Dizier sont prévenus. C’est à eux qu’incombent maintenant le choix des équipages et des avions. Je n’aurai de contact qu’avec eux. Pas de micro-management, chacun à sa place et à son niveau de responsabilité. Les bases de l’Armée de l’air sont des outils de combat, prêtes en permanence pour mettre en œuvre les capacités des armées françaises tant sur le territoire national qu’à l’extérieur.
En début d’après-midi, je m’isole quelques temps dans mon bureau pour prendre la mesure de ce que nous sommes en train de préparer. Tout va tellement vite et les procédures sont tellement bien rodées que chacun retrouve rapidement la place qu’il a si souvent occupée à l’entraînement. Mais aujourd’hui, il ne s’agit plus d’entraînement. Tout une chaîne humaine s’est mise en place depuis le président de la République jusqu’au pilote dans son avion. Je repense à cette phrase d’Antoine de Saint Exupéry : « Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous. ». Mon esprit vogue vers les équipages. Un coup de téléphone vient d’interrompre la vie de la famille et pour les deux mois à venir d’en bouleverser l’ordonnancement. Mais je pense surtout à l’inquiétude qui doit sourdre. Nous avons tous en tête le chef de bataillon Damien Boiteux, pilote de Gazelle, mort pour la France hier au Mali. À ce moment précis, je réalise que ma responsabilité majeure consiste à m’assurer que les intentions du président de la République seront clairement traduites en directives opérationnelles et que dans leur exécution l’ensemble des risques seront maîtrisés, ce qui ne veut pas dire évités. Mon expérience passée aux différents niveaux des opérations me sert pour imaginer tout ce qui peut arriver, ce que nous appelons les « worst cases » en planification. Dans quelques heures, lorsque l’on me présentera le plan d’opération à la signature, je sais déjà que je vérifierai que tous ces cas auront bien été envisagés et des règles pour réduire les risques auront été élaborées. Autant d’outils à la disposition de nos équipages qui, le moment venu, n’auront pas toujours beaucoup de temps pour prendre une décision et surtout pas pour me demander la conduite à tenir via le centre de commandement.
En fin d’après-midi, l’on m’annonce que les équipages qui feront la mission sont dans leurs escadrons pour en prendre connaissance avant d’aller dormir pour un réveil vers 1 h du matin. Un briefing en visioconférence me permet de m’adresser aux différents acteurs : le centre national des opérations aériennes à Lyon qui conduira la mission en contact radio avec les avions ravitailleurs, le commandant des éléments français au Tchad, les commandants de bord des C135 et les pilotes de Rafale. C’est aussi, la possibilité d’entendre leurs questions et d’y répondre. Un moyen de s’assurer ainsi qu’ils ont bien compris les enjeux de la mission. Mais c’est surtout la dernière chance de parfaire le plan d’opérations en entendant leurs remarques et en acceptant, en toute humilité, que l’on ait pu ne pas penser à tout. « Chacun est responsable de tous ». Merveilleux Saint-Ex, merci. Je peux maintenant signer.
20 h 30, l’état-major des armées demande s’il est possible de modifier les objectifs. Mon assistant militaire, pilote de Rafale, qui, il y a encore quelques mois, commandait l’escadron à Saint-Dizier me répond parfaitement serein : « pas de problème, décalons les décollages de quelques heures, pour permettre de refaire la préparation de mission ». Une fois de plus, je mesure à quel point la qualité de notre entraînement prépare nos équipages à trouver des solutions pour répondre présent lorsqu’il le faut.
Dimanche 13 janvier, 6 h du matin, quatre Rafale décollent de Saint-Dizier. En arrivant à l’escadron, les pilotes ont découvert que leurs objectifs avaient changé. Ils auront tout le temps, pendant le vol, entre deux ravitaillements en vol, d’étudier la documentation préparée par leurs collègues durant la nuit et de vérifier que tous les éléments élaborés sur le système de préparation de mission au sol ont bien été transférés dans le système de combat de leur avion.
7 heures, trois C135 ravitailleurs décollent d’Istres. Les Rafale les rejoignent au-dessus de la méditerranée et mettent le cap vers l’est de l’Espagne pour un premier ravitaillement en vol sur le premier des C135, les deux autres restant en arrière. Leur tour viendra plus tard. À Paris, je suis en visioconférence permanente avec le CNOA qui suit la progression, grâce aux comptes rendus réguliers faits par le C135 via la radio haute fréquence (HF). À moi de tenir informé les hautes autorités de l’État et des Armées, afin qu’elles n’interfèrent pas avec la conduite des opérations en s’adressant directement au CNOA. Lorsque les contrôleurs aériens espagnols demandent au C135 le but de leur mission, un simple coup de fil à l’état-major des armées me permet de vérifier que le gouvernement espagnol est bien au courant et que le commandant de bord du C135 peut révéler la destination de la mission.
Vers 11 h, le dispositif est au Mali, les quatre Rafale font un plein complet sur le deuxième C135, avant de foncer vers leurs objectifs vers Gao. Le troisième ravitailleur les attend, tandis que le deuxième se dirige vers N’Djamena, le premier ayant rejoint Istres depuis longtemps. Une heure plus tard, les quatre Rafale rejoignent leur « nounou » – nom familier donné au ravitailleur – et mettent ensemble le cap vers N’Djamena. Mission accomplie. Leurs objectifs ont pu être détruits et les capacités ennemies bien diminuées, au moins pour un temps. Nous venions de commencer le début d’une campagne aérienne visant à acquérir la supériorité terrestre pour l’action future de la composante terrestre en cours de déploiement.
Vers 15 h, le C135 et les 4 Rafale atterrissent à N’Djamena après un vol de 9 h 45 et cinq ravitaillements en vol. Pour nos quatre pilotes de Rafale, l’heure de la douche n’a pas encore sonné. Ils vont préparer la mission du lendemain qui sera effectuée par quatre autres pilotes qui ont embarqué tôt ce matin à Istres dans l’un des C135 et qui vont aller se reposer pour être en pleine forme demain. Un peu plus tard dans la soirée, j’aurai une visioconférence avec une partie des participants à ce raid pour tirer les premiers enseignements et surtout les féliciter. Pour moi non plus, l’heure de la douche n’a pas encore sonné. Cette première mission vient de sonner pour mon commandement le départ de l’opération Serval et je prends connaissance de toutes les décisions qui ont été prises durant la journée, notamment pour la mise en place d’un fantastique pont aérien entre la métropole et le théâtre. Demain, la semaine commence, une de notre première tâche va consister à mettre en place la composante aérienne de Serval en commençant par organiser l’espace aérien du Mali qui passe de facto sous notre responsabilité. Mais c’est une autre histoire que la RDN ne manquera pas de continuer à vous conter. ♦
Retrouvez le déploiment de 4 Rafale dans le cadre de Serval sur la chaîne YouTube de l'État-major des armées : 13 janvier 2013 - Opération Serval : déploiement de 4 Rafale
Publié le 15 janvier 2023
Thierry Caspar-Fille-Lambie