Prendre en compte l’argent comme facteur central et non annexe des crises et conflits, c’est le parti pris de cet ouvrage, Le Nerf de la Guerre. À l’instar de Cicéron et de sa maxime « Pecunia nervus belli », aucun stratège n’a sous-estimé le rôle de l’argent dans l’élaboration d’un Plan militaire.
En revanche, il semble bien que l’historien n’ait pas investi, d’une manière circonscrite et recherchée, le champ du financement des armées au-delà de considérations générales. Relégué au rang de variable explicative derrière les notions idéologiques ou culturelles à l’origine des apogées ou déclins civilisationnels, l’argent apparaît à la lecture de l’ouvrage, à la fois comme moteur et gouvernail des Princes, des phalanges aux blindés en passant par les croisades.
Économiste, professeur et auteur de plusieurs ouvrages d’histoire économique, Alessandro Giraudo nous offre un aperçu, à l’aide de plusieurs tableaux descriptifs, des relations entre marchands et armées. Prix des « Cadets » 2013, le livre nous propose un voyage sur une période de 3 000 ans, des Pharaons aux Moudjahidines, de l’or de Numidie qui assoit la domination égyptienne sur le Delta du Nil aux trafics divers qui permettent de financer les guerres asymétriques et insurrectionnelles dans lesquelles la France est aujourd’hui engagée.
Cette compilation d’exemples et de situations chronologiquement éparses, si elle peut sembler déroutante au départ, permet sur la longueur de cerner les modalités et les déterminants du financement de la guerre et de la recherche de puissance par et pour la richesse. Qu’un économiste de formation ouvre le champ d’une véritable recherche sur les déterminants matériels des guerres est un apport important : comprendre les enjeux et raisons économiques d’un conflit a posteriori est utile mais dresser un modèle évolutif du financement de ceux-ci constitue une démarche séduisante pour l’analyste comme pour le stratège. Car des déséquilibres, des erreurs économiques, imprévisibles à leur déclenchement, ont eu des conséquences lourdes voire foudroyantes pour des États alors fastes ou hégémoniques. Et c’est au fil des exemples nombreux et largement documentés que l’auteur va établir les liens du rôle des moyens financiers au cœur de la guerre.
Ainsi, si les équilibres commerciaux ainsi que les préceptes mercantilistes (exporter pour conserver le plus de liquidités possibles) fondent les stratégies de production des États, à commencer par celle des Pharaons que présente en premier A. Giraudo, ceux-ci portent également les volontés d’expansion des Princes. L’Empire égyptien s’étend ainsi progressivement vers le Sud, dans le but d’exploiter les gisements aurifères numides. Puis vient la suprématie athénienne dont les trirèmes sont financées par l’argent des mines du Laurion. Mais il n’y a pas que celui qui s’enrichit le plus qui obtient une suprématie militaire… « Celui qui fait la guerre à meilleur marché est assurément supérieur à l’autre », dit Colbert. Ainsi, de plusieurs points de vue, des civilisations se sont ruinées à bâtir fortifications ou systèmes peu fonctionnels (la muraille de Chine restant le cas le plus exemplaire d’installation à faible utilité), quand d’autres ont su rationaliser leurs dépenses et adapter la logistique la plus efficace.
Alors qu’entre les XVIIe et XVIIIe siècles, le coût de la guerre est multiplié par 100, et que les capacités de financement des seules caisses publiques apparaissent comme limitées, naissent les premières banques centrales. L’organisation et l’intelligence financière prennent déjà un rôle déterminant depuis les premiers conflits internationaux : ainsi, l’Ordre des Templiers est considéré comme l’inventeur de la carte de crédit, en émettant des bons échangeables en monnaie physique dans n’importe quelle forteresse de l’Ordre de l’Ouest au Levant. De plus, les mécanismes d’inflation et de déflation sont bien maîtrisés par les États qui n’hésitent pas à utiliser la « planche à billets » pour faire face aux besoins incommensurables d’armées toujours plus imposantes. Des empereurs chinois à Philippe IV le Bel, ces techniques laissèrent d’ailleurs des séquelles dans leurs propres territoires, parfois à l’origine de crises économiques majeures. À partir de banques privées se rapprochant de plus en plus de l’État (voire de banquiers faisant corps avec lui, tels les Médicis), la fonction première des banques centrales est, selon l’auteur, la consolidation des dépenses militaires pour assurer aux belligérants le contrôle direct sur les fonds et les taux empruntés ou levés. Mais de l’autre côté de la balance, quand l’équilibre financier se rompt, que les moyens s’amenuisent, les forteresses prennent des apparences de châteaux de cartes. Ainsi, bien avant les observations de Machiavel, les mercenaires n’hésitèrent pas à se liguer contre leurs employeurs pour se servir avant de les servir. Les traîtrises des hommes d’armes professionnels font écho à la « guerre des mercenaires » carthaginoise (264-241 av. J.-C.) au cours de laquelle des mercenaires mécontents se ligueront contre leurs anciens maîtres après la première guerre punique. Quand les approvisionnements s’amenuisent, la forge d’épées et d’arquebuses aussi, idée de prééminence du matériel que l’on retrouve bien chez Fernand Braudel et son concept d’économies-mondes.
Cette prééminence de l’argent dans l’issue des conflits, les Princes l’ont donc bien compris au cours de l’Histoire Ainsi, nombreuses furent les tentatives de déstabilisation à l’aide de l’outil financier : blocus, émission de fausse monnaie étrangère dans le but de provoquer l’inflation chez l’ennemi, spéculation, etc. L’Argent devient une arme puissante.
L’étude d’Alessandro Giraudo arrive à point dans une actualité économique et militaire dense. Si les événements ne se répètent jamais et si l’incertitude domine dans les tentatives analytiques a priori, les erreurs des Anciens en matière de stratégie économique se recoupent avec les plus récents déboires militaires, tout comme les techniques de financement actuelles de la guerre s’inscrivent pleinement dans un système né dès les premières bourses de commerce et de valeurs.