Paru en septembre 2011, cet ouvrage s’attache à expliquer comment la désignation d’un ennemi officiel par une entité étatique permet de légitimer le recours aux armes. Pierre Conesa dresse une étude sociologique appuyée de nombreux exemples afin de mettre en évidence le processus politique de qualification puis de diabolisation de cet adversaire permettant la légitimation morale voire la légalisation de la guerre. Anciennement haut fonctionnaire au ministère de la Défense, ce spécialiste des relations internationales et stratégiques s’attache dans cette étude à démontrer le processus utilisé par la classe politique pour convaincre une population civile, souvent première victime des dommages collatéraux de ces affrontements idéologiques, que la guerre est la seule issue.
Pierre Conesa démontre comment les grandes puissances démocratiques, principalement occidentales, supposément vectrices de paix et émettrices d’un message à vocation universelle de défense des droits de l’homme, sont les premières à recourir à la force. Cette forme d’hypocrisie, que l’auteur va jusqu’à assimiler à de la « schizophrénie » (p. 102), perpétue le recours normalisé à la violence et un sentiment global d’insécurité lié à la présence généralisée d’ennemis potentiels.
Il y a une dimension morale à cet ouvrage, contenue dans le sous-titre même. Cette expression traduit un mécanisme sous-jacent de déshumanisation de l’ennemi, celui-ci n’est plus considéré comme un semblable mais comme un rival, créant un état de légitime défense permanent. Si le processus est bien mené, l’opinion publique adhère aux propos, caricatures, et autres symboles fielleux diffusés par les autorités ; ce qui a pour conséquence d’amoindrir considérablement voire d’anéantir la culpabilité normalement ressentie lors de la mise à mort d’autrui.
La thèse de l’auteur est synthétisée (p. 31), à savoir « l’ennemi est un choix, pas une donnée ». Il s’agit de mettre en évidence la manière dont la stratégie première de tout État, préalable à la déclaration de guerre, est de réussir à entraîner l’adhésion de la population. Il s’agit d’une stratégie indispensable dans la mesure où un adversaire dont la volonté d’anéantissement ne fédère pas la population conduira à un échec. À ce propos, la guerre du Vietnam est l’un des exemples les plus probants.
L’idée majeure de l’ouvrage est qu’il n’existe pas fondamentalement d’ennemi intuitif, héréditaire ou inéluctable mais que celui-ci résulte de constructions pratiques afin de légitimer moralement la mise à mort pour des intérêts souvent majoritairement économiques. Le droit international et plus généralement le phénomène de mondialisation soulignent l’importance de la coexistence pacifique des nations, de leur coopération et, par voie de conséquence de l’éradication des conflits armés. Différentes formes de processus de paix officiels ont été identifiés et répertoriés par l’auteur qui en encourage le recours afin de pérenniser officiellement les relations entre d’anciens pays belliqueux.
Il est également sujet ici de questionner la pertinence de la désignation des rivaux. Il ne faut pas simplement consentir intuitivement ; certaines sources ne sont pas systématiquement fiables. La nécessaire confidentialité inhérente au fonctionnement des services de renseignement ne doit pas être détournée de sa finalité et utilisée à des fins de légitimation de conflits injustifiables (« ils donnent le privilège du savoir, donc le privilège du mensonge incontestable », p. 84). Autrement dit, l’impossibilité d’effectuer un contrôle effectif sur les agences de renseignement peut être préjudiciable. La place grandissante des « faiseurs d’opinions » dans les sociétés peut être à la fois encouragée, dans la mesure où elle permet la prévention de nombreuses situations désastreuses par l’anticipation, mais également décriée, car ceux-ci perpétuent la désignation d’ennemis en diffusant des rapports d’identification parfois controversés.
L’impunité est par ailleurs l’un des écueils de l’état de guerre dans la mesure où celui-ci peut favoriser le recours à la torture ou à des traitements inhumains pourtant proscrits par de nombreuses conventions internationales, à l’image de l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Lorsque l’ennemi a une fonction de cohésion de la population qu’il permet de « cimenter » (p. 17), cela érige au statut de héros de guerre des individus ayant commis des actes pourtant répréhensibles voire condamnables en temps normal.
Le terme employé dans la typologie à propos de « l’ennemi conceptuel » dérange par sa dénomination même, il renvoie à une idée de potentialité. L’auteur explique qu’il s’agit d’un concept qui provient de l’unilatéralisme américain. Cette superpuissance n’ayant pas de réel ennemi pouvant l’égaler, l’État a été obligé d’en fabriquer un afin de justifier son intervention dans différents conflits, comme celui en Irak en 2003 qui a eu les conséquences désastreuses qu’il est possible d’observer aujourd’hui. Cet exemple témoigne de la dangerosité de la dénomination unilatérale de menaces, qui par définition n’ont pas d’existence réelle et dont il serait plus légitime de surveiller l’évolution plutôt que de les considérer comme une déclaration de guerre.
La crainte inspirée à certains ressortissants européens par la crise des migrants qui frappe l’Europe aujourd’hui et qui favorise la montée des partis extrémistes, témoigne de la possibilité connexe de l’existence d’une fabrication purement individuelle de l’ennemi conduite par l’ignorance ; la différence engendrant l’intolérance. Il ne serait pas légitime d’énoncer que la crainte inspirée par l’arrivée massive de réfugiés politiques émane uniquement des entités étatiques. Cette construction ne peut pas systématiquement être imputable à un gouvernement, elle peut résulter d’une peur personnelle de celui que Pierre Conesa appelle très justement « l’Autre » (p. 168).
Il est possible de regretter l’absence dans cet ouvrage d’une mention de la nouvelle forme d’ennemi incarnée par les cyber attaques. Aucun chapitre n’est consacré non plus à l’illustration concrète de la manière dont la propagande est diffusée au sein de la société. L’étude par exemple de l’emploi d’un vocabulaire particulièrement dénigrant dont les exemples ne manquent pas, la diffusion d’idées souvent erronées sur les ambitions supposées du rival ou encore la détection des réels enjeux de certains conflits. Il aurait été possible de mentionner l’importance considérable des intérêts économiques dans le choix de l’ennemi. Cela est notamment visible avec la politique des États-Unis vis-à-vis de l’Iran, contrairement à l’attitude adoptée face à l’Arabie saoudite.
L’auteur a le mérite de proposer une réflexion englobant en tant que conséquence logique la possibilité de déconstruction de ce même ennemi, qui n’est autre finalement qu’un « objet politique » (p. 25). Cette idée représente l’apport principal de cet ouvrage : il est aujourd’hui réalisable pour un État de prospérer sans ennemi(s). La Suisse en constitue l’exemple le plus pertinent. Indépendamment de la sensibilisation autour des procédés existants historiquement à l’image de l’amnistie, de la réconciliation ou de procès internationaux pour ne citer qu’eux, il est pertinent de promouvoir l’instauration et la promotion de la reconnaissance officielle de la fin du conflit. Cela permet la fin de l’hostilité réciproque existante parmi les belligérants et que cette dernière soit définitivement dissoute et ne risque pas de ressurgir malgré l’instauration d’un cessez-le-feu. Il est important que le conflit soit reconnu en tant que tel et que son jugement permette l’instauration d’une existence pacifique durable entre les États. L’évocation à ce sujet du fonctionnement des tribunaux internationaux, temporaires ou permanents, paraît pertinente. Enfin, il s’agit de mettre en avant qu’il n’est pas évident de vivre sans ennemi mais que cela est néanmoins possible et surtout souhaitable.
Il paraît légitime de mettre en perspective la pensée de Pierre Conesa avec l’instauration dans le droit commun français de l’État d’urgence le 3 octobre 2017. Il s’agit d’une décision gouvernementale de reconnaître juridiquement une menace étatique aux termes officiels plus qu’explicites. L’opération Sentinelle a provoqué un sentiment de peur constante normalisé et les campagnes de sensibilisation et de prévention diffusées peuvent être perçues comme une forme de volonté d’adhésion de l’opinion publique à l’engagement de la France dans des guerres controversées telles que celle en Syrie contre l’État islamique.