L’expression de « grand argentier » désigne traditionnellement le « ministre des Finances » sous l’Ancien Régime. L’image de Nicolas Fouquet vient immédiatement à l’esprit, puis celle d’Enguerrand de Marigny (en particulier pour ceux qui ont lu Les rois maudits de Maurice Druon), mais aussi celles de Jacques Cœur, de John Law et de Necker. L’ouvrage de Françoise Kermina nous relate évidemment la vie et le destin tragique de ces financiers célèbres, mais nous fait aussi découvrir d’autres figures moins connues, mais non moins pittoresques. Ainsi la figure de Sébastien Zamet (1547-1614), banquier italien d’Henri IV, et dont, selon la rumeur publique, il partageait les maîtresses ; celle de Laborde (1724-1794), exécuté pendant la Terreur, en tant qu’ancien fermier général ; celle du munitionnaire Ouvrard (1770-1846) qui bâtit une scandaleuse fortune sur les fournitures des armées françaises de la Révolution et de l’Empire.
L’un des points forts du livre est certainement le chapitre consacré à Jacques Cœur, patron social avant la lettre, lâché par ses débiteurs, ce qui était prévisible, mais soutenu jusqu’au bout par ses facteurs et ses commis, ce qui l’était moins. Jacques Cœur, en effet, « avait construit sa fortune de telle manière qu’il pût faire face, le moment venu, au malheur. Les réseaux, les alliances, les secours financiers ont fonctionné à point nommé. Rien de tel chez Fouquet qui, dans l’opulence, est demeuré un amateur ».
La morale de cette série de portraits enlevés et servis par une belle plume, est qu’en somme aucun de ces grands argentiers n’a réussi ! Plusieurs d’entre eux ont payé leur ambition de leur vie, les autres de l’exil ou du retour à l’obscurité. C’est ainsi le cas d’Enguerrand de Marigny, de Fouquet, de Semblançais et de Jacques Cœur, perdus par leur luxe ostentatoire de parvenus et leur excessive confiance en eux.
Dénués pour la plupart de toute notion de l’intérêt général (à l’exception peut-être de Law, de Necker et de Laborde), les grands argentiers de l’Ancien Régime commettent souvent la même erreur : ils ont tous cru lier le roi par leurs créances, « alors que le roi n’est pas un débiteur ordinaire, ce n’est même pas un débiteur du tout ». Françoise Kermina montre bien que « ce qui les a perdus en définitive, c’est leur comportement vis-à-vis du souverain. Ils ont cru lui être nécessaires et même lui plaire par leur capacité magique à lui fournir de l’argent, capacité que n’avaient pas leurs rivaux, les prêtres et les seigneurs ».
Venant tous du Tiers-État, ils ont dû affronter deux adversaires : le clergé et la noblesse. S’ils eurent tôt fait de circonvenir le clergé, et veilleront souvent à placer leurs proches aux postes clés de la hiérarchie ecclésiastique (le frère d’Enguerrand de Marigny deviendra archevêque de Sens, le fils de Jacques Cœur sera intronisé archevêque de Bourges à vingt-six ans…), il n’en fut pas de même pour la noblesse, peut-être parce que la société d’alors était dominée par le prestige des vertus militaires, même si l’argent était nécessaire pour entretenir une armée…
John Law et Necker restent malgré tout des exceptions. Même si leurs actions ne furent pas toujours désintéressées, elles s’inscrivaient néanmoins dans une vision moderne du bien public. La faillite du système de Law, déclenchée par une épidémie de peste s’abattant sur Marseille, avec pour conséquence la paralysie du commerce avec les îles, sur lequel s’appuyait la Compagnie des Indes, a ainsi occulté ses qualités de réformateur. Law, mort en 1729, avait déjà en vue l’abolition des privilèges et la suppression de la vénalité des charges. Ces réformes nécessaires attendront encore soixante ans.