Il s’est agi au départ d’une initiative d’origine purement privée ou citoyenne, née dès 1965 dans une école de Novossibirsk, en Sibérie, là où l’Académie des sciences disposait d’un de ses centres de recherche des plus importants. Le 9 mai, jour de la victoire contre l’Allemagne nazie, fut organisé un défilé des « Vainqueurs », arborant les portraits de vétérans brandissant le slogan « Héros de la victoire, nos arrière-grands-pères et nos grands-pères ». Devenue une institution, relayée par la presse, elle s’étendit rapidement dans bien d’autres villes de l’URSS avec des marches qui furent baptisées « Régiment immortel » ; tous les combattants acquérant de ce fait le statut d’immortel.
Ces initiatives furent très vite organisées par les divers pouvoirs régionaux, puis fut constitué un « Mouvement de masse interrégional historico-patriotique Régiment immortel ». Le 9 mai 2015 le Régiment immortel défila pour la première fois dans les rues de Moscou et sur la place Rouge, après le défilé militaire. Près d’un demi-million de personnes y participèrent, Vladimir Poutine en tête, brandissant le portrait de son père, gravement blessé lors de la « Grande guerre patriotique ».
C’est ainsi, écrit Galia Ackerman, que l’État s’est accaparé une initiative dont l’objectif était plutôt noble. « Préserver, au sein de chaque famille, la mémoire de la génération qui a vécu la Grande guerre patriotique ». Pour elle, née en URSS, arrivée en 1984 en France, spécialiste reconnue de la Russie, ce succès du Régiment immortel, lequel n’a cessé de s’amplifier, représente l’apothéose païenne de la Nation. Vladimir Poutine, bien conscient qu’il fallait remplir le vide laissé par la disparition de la foi communiste, et prenant acte du fait que l’orthodoxie, bien que devenue la religion quasi officielle, ne rassemble pas l’ensemble de la population, a tiré parti du renouveau patriotique, sinon nationaliste, suscité par l’annexion de la Crimée, dans la mère Patrie. Avec le Régiment immortel, les Russes, en butte à une nouvelle hostilité des Occidentaux, réaffirment d’abord leur victoire sur les nazis et signifient au monde entier leur supériorité morale sur l’Occident, puis sur le reste du monde.
La nouvelle lumière n’est plus la Sainte Russie, phénomène historico-mystique sur lequel elle s’étend largement, mais une idée païenne, celle de la force nationale et de l’invincibilité immanente puisée dans la « Grande victoire ». Ce mouvement n’est pourtant pas isolé : il s’inscrit dans la militarisation de la société russe qui est allée croissante. En 2012, Poutine avait déjà créé, par décret, la Société militaro-historique russe dont l’objectif était clairement défini : « Consolider les forces de l’État et de la société pour mieux étudier l’histoire militaire de la Russie, résister aux tentatives de la réformer et préserver le patrimoine militaro-historique. »
L’effet d’embrigadement va bien au-delà de l’exaltation de ses seules vertus patriotiques, estime Galia Ackerman qui y voit la preuve d’une organisation appelée « Jeune Armée », dont les sections sont rattachées à des unités, des écoles et académies militaires. Un mouvement qui regroupe 276 000 membres sur une population totale de 146 millions, Crimée incluse. Éduquer une jeune génération de patriotes menant un mode de vie sain et capables de bien défendre la Patrie, telle fut l’ambition du fondateur de « Jeune Armée », le ministre de la Défense Sergueï Choïgou qui, rappelons-le, a présidé à la modernisation et la réorganisation de l’armée russe, avec les résultats qui furent les siens en Syrie.
Aux yeux de l’auteure, la préparation à la guerre est devenue omniprésente et l’embrigadement des enfants, qu’elle qualifie de « pire crime de Poutine », commence dès leur plus jeune âge. Tout cela contribue à édifier une nouvelle identité russe : celle d’un peuple issu de la génération des « Vainqueurs » de la Seconde Guerre mondiale, un peuple qui a vaincu le plus grand mal, le fascisme, et qui se considère donc en droit de jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale. Reste à voir si cette idéologie nationaliste est largement partagée et si elle a pénétré profondément les strates de la société russe, dont l’expérience historique s’est toujours différenciée de celle des autres pays européens.
Cette « militarisation » rampante de la société russe, que nul ne peut contester, constitue-t-elle vraiment le principal socle idéologique de la Russie actuelle ? Car la société russe est beaucoup plus diversifiée qu’il n’y paraît ; elle a soif de consommation, de voyages, de culture, de diversité aussi. Elle oscille entre nostalgie d’un passé glorieux et volonté de s’orienter vers un avenir prometteur. Certes, Vladimir Poutine a bien cherché, et largement réussi, à restaurer la position de la Russie qui est d’abord de nature militaire. Il est vrai que la Russie déploie plus facilement le hard power que le soft power, et son modèle de pouvoir autoritaire a bien des émules dans le monde, fissurant ainsi gravement ses relations avec l’Occident. S’agissant enfin de la militarisation de la Russie, ne convient-il pas de la relativiser ? Selon le rapport d’avril dernier du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), le budget militaire de la France (en y incluant celui de la Gendarmerie) dépasse celui de la Russie, qui ne se situe qu’au septième rang mondial. Celui des États-Unis est seize fois supérieur au russe.
L’ouvrage, très documenté et argumenté, qui s’appuie en maints endroits sur l’expérience vécue de Galia Ackerman met l’accent sur un aspect important de la société russe actuelle. Une symbiose s’opère entre passé impérial, passé soviétique, valeurs nationales et patriotiques, le tout soudé autour du système politique qui gravite autour de la figure de Vladimir Poutine, leader national.