M. Thierry Zarcone, directeur de recherche au CNRS et rattaché à l’École des hautes études en sciences sociales, est connu pour ses travaux sur la Turquie, l’Asie centrale, le soufisme et les confréries islamiques, ainsi que pour les sociétés secrètes dans le monde musulman dont il révèle l’importance dans Mystiques, philosophes et francs-maçons en islam (Éditions Jean Maisonneuve, 1993) et dans de nombreuses contributions au Journal d’Histoire du Soufisme. M. Franck Frégosi dans la postface de l’ouvrage souligne que M. Zarcone « a dépouillé d’innombrables archives maçonniques inédites pour se livrer à une opération érudite et raisonnée de déconstruction de la mythologie maçonnique de l’Émir » (p. 255).
L’appartenance aux confréries aura été une constance chez l’Émir Abd el-Kader, fils d’un cheikh de la Qadiriya de Mostaganem (p. 19), fidèle lecteur d’Ibn Arabi (p. 31), lui aussi qadiri ; il est également affilié aux confréries chadhiliya et naqshbandiya (p. 21), fréquentant leurs tenues à Damas. C’est pour cela qu’il sauvera du massacre 5 000 chrétiens résidant dans cette ville en 1860 (p. 33). Il ne se doutait pas que la maçonnerie présentait des analogies avec les sociétés initiatiques issues de l’islam, précise M. Frégosi (p. 276). Aujourd’hui, les mouvements salafistes et wahhabites considèrent les soufis comme des hétérodoxes. D’où la volonté de vouloir protéger l’Émir d’accusations de collusion avec la maçonnerie.
Largement contestée par le gouvernement algérien, ses biographes algériens, la Fondation algérienne Abd el-Kader, l’initiation de l’Émir à la maçonnerie eut pourtant bien lieu à Alexandrie en 1864 dans le cadre de la loge Les Pyramides dont le prince Abdel Halim fils de Mohamed Ali était membre, à la demande de la loge parisienne du Grand-Orient Henri IV, qui souhaitait le remercier d’avoir sauvé héroïquement les chrétiens de Damas. Les deux fils aînés de l’Émir, Mohamed (1840-1913) et Mohieddine (1843-1917) furent eux-mêmes initiés à la loge beyrouthine Palestine en 1865 (p. 73). Reçu à Paris dans la loge Henri IV en 1866, l’Émir tient à dire : « Le fondement de cette noble société est d’aller sur une voie pleine d’humanité et de fraternité » (p. 97). Son portrait retrouvé par le professeur Bruno Étienne est conservé dans l’hôtel parisien du Grand-Orient. Un de ses neveux Hadj Boutaleb sera initié en 1882 à la première loge marocaine Al Maghreb Al Aqsa (p. 92). Mohamed Said Al Jazaïri en 1936 sera élu Grand Maître de la Grande Loge libanaise des pays arabes à Beyrouth (p. 89).
M. Zarcone dresse un état de la franc-maçonnerie en Syrie dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Si la première loge ouverte à Damas Siria date de 1880, bénéficiant de la protection du gouverneur franc-maçon ottoman Rachid Pacha (p. 52), plusieurs loges sont en activité à Beyrouth, Palestine (depuis 1861), Le Liban (1868), La Chaîne d’Union (1870). Appartiennent à Syria avec Mohamed fils d’Abdelkader, le consul d’Iran à Damas Hasan Mirza Khan, Cheikh Salim El Attar (qui avait défendu les chrétiens en 1860), le mufti Mahmoud Hamza, le cheikh des Naqchbandis Mohamed Al Khani, le cheikh des Qadiris de Hama, Charif Kilani (p. 56-57). L’auteur montre combien le rituel maçonnique ressemble à celui des corporations ottomanes ou guildes de métier (le ceinturage et les banquets) ; les appellations d’apprenti (mubtadi, khadem), de compagnon (sâni’ ou rafiq), de maître (moualem) sont les mêmes dans les deux institutions (p. 60).
L’Émir Abd el-Kader est resté un modèle de maître spirituel, d’humaniste laïc, de musulman éclairé pour les maçons occidentaux (p. 209). Plusieurs loges vont porter son nom, à Tunis (1955-1958), à Rufisque-Dakar en 1984, à Paris dans les obédiences de la Grande Loge de France en 1995 et de la Grande Loge Nationale de France (p. 215). Sans doute « le mythe d’Abd el-Kader répond au renouveau menaçant de l’islam dans la société française » (p. 236). Dans la plupart des pays de la région, la franc-maçonnerie a été interdite dans les années 1950 pour des raisons de méfiance envers les liens qu’aurait cette institution avec l’État d’Israël (p. 7 et p. 12) et pour le contenu du rituel rédigé au XVIIIe siècle et proche de l’Ancien Testament. Seuls, le Liban, le Maroc et la Turquie n’ont pas prononcé d’interdiction.
Le lecteur pourra se référer aux diverses annexes bien documentées comme l’article italien de 1884 consacré à la maçonnerie à Damas (p. 279 à 283), à la liste des membres de la loge Syria entre 1879 et 1899 (p. 283 à 288), à une mini-biographie des personnes citées (p. 289 à 295), aux références bibliographiques (p. 295 à 311), aux notes (p. 313-338) et à un précieux index (p. 339 à 345).
Une deuxième édition évitera de qualifier le Dr Dalil Boubakeur de théologien (p. 237) ; il est médecin anesthésiste et les fonctions qu’il occupe au sein de l’islam en France l’obligent en effet à devoir répondre à des questions portant sur ce sujet. Il n’en est pas de même bien sûr de M. Tareq Obrou cité avec lui.
* Cette recension a été faite dans le cadre de l’Académie des sciences d’Outre-mer.