Comme son titre ne l’indique pas, le dernier ouvrage d’Olivier Schmitt nous offre au premier chef une théorie du changement militaire. À l’heure où la « transformation » est devenue un mantra dans toutes les armées occidentales, l’auteur apporte ainsi une pierre majeure à l’édifice francophone de la réflexion conceptuelle sur les ressorts de l’évolution dans les organisations militaires, qu’il s’agisse d’y penser, d’y concevoir des capacités matérielles ou d’y affronter un adversaire sur le champ de bataille. Au-delà de l’effet de mode sur la thématique du changement, Olivier Schmitt justifie l’intérêt pour le changement militaire car, plus qu’une simple condition de l’efficacité militaire, c’est à ses yeux « l’une des dimensions fondamentales de la répartition de la puissance militaire, et donc des enjeux stratégiques au XXIe siècle ». L’observation des rivalités entre compétiteurs, de l’Europe au Pacifique, suffit à s’en convaincre.
Ceci étant dit, cet ouvrage à la fois dense et bien rythmé présente trois grands intérêts.
Premièrement, Préparer la guerre offre une solide grille de lecture conceptuelle pour penser le changement, avec un vocabulaire bien charpenté. Le premier bénéfice, salutaire, est de remettre l’innovation à sa juste place, alors que ce mot est employé à toutes les sauces (souvent par les militaires eux-mêmes) pour évoquer la moindre nouveauté. Or, l’innovation n’est que le 3e degré d’une échelle « Ajustement – Adaptation – Innovation – Rupture », que l’on reconnaît à l’ampleur des réorganisations qu’elle engendre, ainsi qu’à la redistribution du pouvoir qu’elle provoque entre « gagnants » et « perdants » au sein de l’organisation militaire. L’irruption de la dissuasion nucléaire en France dans les années 1960 est une innovation. Nos drones, nos Data Centers et les applications qu’ils supportent, tous les raffinements de nos systèmes d’armes ou de l’architecture de nos navires ne sont bien souvent que des « ajustements » et, au mieux, des « adaptations » à notre environnement. Même chose pour les Ukrainiens face aux Russes sur le champ de bataille terrestre ou naval : ils s’adaptent sans répit, et parfois seulement, innovent, par exemple lorsqu’ils remplacent leur marine de combat par une flotte de drones mis en œuvre par leurs services secrets. Outre ces degrés de changement militaire, Olivier Schmitt théorise également les mécanismes du changement militaire, depuis le contournement jusqu’à la contrainte en passant par la diffusion.
Deuxièmement, l’auteur décompose les facteurs du changement militaire et les analyse méthodiquement, permettant ainsi au lecteur de comprendre les forces parfois imperceptibles qui orientent la mue des armées. Système international, relations politico-militaires, technologie et, bien sûr, conflit : tout est passé en revue. On y voit au passage l’importance de la contrainte exercée par le politique qui, lorsqu’elle est bien pensée, se révèle particulièrement féconde. On y voit aussi les écueils du « changement sans but », soit qu’il se contemple lui-même sans œuvrer à résoudre un problème, soit qu’il se fasse sous pure contrainte budgétaire, comme cela a été le cas en France à partir des années 1990. On y voit, enfin, l’impact du contexte idéologique sur le changement militaire, non seulement dans les pays où les forces armées sont politisées, mais aussi en Occident, sous l’effet du contexte néolibéral à partir de la fin de la guerre froide.
Troisièmement, on appréciera les développements sur les rapports entre le changement militaire et le changement technologique. Facteur du changement militaire parmi d’autres, la technologie y occupe néanmoins une place majeure, en raison de son influence directe sur les procédés mis en œuvre par les militaires et de son impact sur l’image que les armées ont d’elles-mêmes. Olivier Schmitt y analyse les écueils de la recherche du prestige technologique, les risques du progrès technologique sans une réflexion simultanée sur les pratiques, mais aussi les freins mentaux dans l’adoption du changement technique. L’auteur y traite notamment la question de la soutenabilité du changement technologique et conclu qu’au XXIe siècle, l’enjeu n’est pas tant de suivre une course technologique effrénée que d’inventer de nouvelles pratiques militaires au juste coût.
Avec Préparer la guerre, l’ancien directeur des études de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), tout en rappelant que le changement militaire n’est pas une condition suffisante de la victoire, montre in fine l’importance de la flexibilité intellectuelle pour les forces armées, cette qualité étant selon lui la condition principale pour devenir d’authentiques « organisations apprenantes ». Cette flexibilité ne se décrète pas et suppose, elle-même, plusieurs prérequis, en tête desquels on retrouve la qualité des chefs et l’existence d’un débat d’idées organisé. ♦