.jpg)
« Par complaisance envers la bien-pensance et manque de courage face à ceux qui la véhiculent, certaines dérives ont pénétré le monde professionnel jusqu’à l’engourdir. » Tel est le diagnostic posé par Julia de Funès en se penchant sur les effets de la moralisation intolérante qui s’est progressivement installée dans les organisations humaines au tournant du siècle. Un diagnostic sans fard, qui a le grand mérite de poser les mots justes sur ce que de nombreux responsables peuvent ressentir sans toujours réussir à l’exprimer – une expression d’autant plus difficile qu’il s’agit ici d’affronter des principes initialement vertueux qui se retournent contre eux-mêmes.
Docteur en philosophie et fin observateur du monde du travail, l’auteure passe ainsi en revue plus d’une trentaine de thématiques dans lesquelles la vertu a trop souvent laissé la place au vice. Précaution qui vire à la paralysie, lutte contre les discriminations qui tourne à l’injustice, égalité qui se mue en égalitarisme, bienveillance qui tourne à la lâcheté, indifférenciation qui devient indifférence coupable, parité qui essentialise les femmes, team building et autres gamification qui infantilisent, survalorisation des soft skills qui nie la hiérarchie des compétences, coaching professionnel qui rime avec charlatanisme… Autant de courts chapitres dans lesquels Julia de Funès pose une problématique, en analyse les ressorts dialectiques, puis en sort par le haut en proposant une manière de retrouver le vrai sens de ces vertus devenues folles. Sans surprise, les remèdes proposés sont simples : privilégier la liberté et l’autonomie des collaborateurs, pratiquer une reconnaissance basée sur le mérite, valoriser l’effort et la performance, assumer une hiérarchie dans les métiers et les responsabilités… Bref, rétablir des principes et des pratiques élémentaires parfois perdus dans le brouillard malsain d’une bien-pensance partisane du moindre effort et du bien-être comme source et sommet de la vie professionnelle.
Par-delà le style percutant de l’auteure, on appréciera surtout la clarté de son argumentation et son retour systématique aux sources étymologiques de notions dont le sens est souvent oublié : l’autorité, la bienveillance, la liberté, l’autonomie, la compétence, la sensibilité, etc. Quel que soit son environnement professionnel, le lecteur en tirera une réflexion salutaire sur le sens profond de concepts banalisés, voire détournés. Et puis, comme dans tous les bons essais, des pépites sont à recueillir au fond du ruisseau des citations, par exemple : « L’exigence n’est pas incompatible avec la sensibilité. Les moins forts n’ont pas le monopole du cœur. »
Seul bémol, l’insistance de l’auteure sur les bienfaits du télétravail, vu comme un levier d’autonomie, point sur lequel le lecteur pourra ne pas suivre l’argumentation, voire se demander s’il ne s’agit pas de l’amorce d’une bonne intention qui pourrait, elle aussi, mal tourner.
Au gré des chapitres, le lecteur issu de l’institution militaire ne pourra s’empêcher de dresser des parallèles avec son vécu. S’il pourra globalement estimer que les armées sont épargnées par les dérives vertueuses dénoncées par Julia de Funès, quelques lumières ne manqueront pas de s’allumer dans son esprit à la lecture de certaines pages – par exemple : sur la bienveillance, l’empathie, les soft skills ou la parité – qui lui donneront sans doute le sentiment étrange du déjà-vu. Cet essai pourra dès lors utilement le pousser à s’interroger sur la pertinence de certaines pratiques « managériales » qui ont tourné le dos à l’essence même de l’exercice de l’autorité au service du groupe. Car tout kaki, bleu marine et bleu ciel qu’il est, le ministère des Armées n’est pas immunisé contre le rose bonbon ! ♦