La Chine a entrepris de retrouver le premier rang mondial qu’elle a perdu au XIXe siècle : son expansion économique, militaire, territoriale et au sein des institutions internationales semble irrésistible. Pour y faire face, la France devra agir dans un cadre de coopération européenne. En effet, l’enjeu pour l’Europe est celui de sa survie et son objectif doit être de constituer un troisième pôle d’équilibre face à la Chine et aux États-Unis. 2019 semble marquer une prise de conscience européenne, à la suite de la définition d’une stratégie Indo-Pacifique française appelée par la Revue stratégique de 2017. Cet article présente les grands axes de cette stratégie et émet des propositions complémentaires, par exemple pour contrer les nouvelles Routes de la soie en Afrique et en Méditerranée.
Quelle stratégie française face à l’expansionnisme chinois ?
« Notre Empire Céleste possède toutes choses en grande abondance et ne manque d’aucun produit au sein de ses propres frontières. Il n’y avait, par conséquent, aucun besoin d’importer les produits manufacturés de pays barbares en échange de nos propres produits [qui] sont des nécessités absolues pour les nations européennes et pour vous-mêmes. »
Réponse de Qianlong à Georges III, lors de l’ambassade de Lord Macartney en Chine (1793).
La réponse du souverain Qing au Roi d’Angleterre, qui espérait l’ouverture de nouveaux ports à ses marchands, atteste la grandeur impériale chinoise au XVIIIe siècle. La Chine était alors la première puissance mondiale. Au XVe siècle, elle avait même entrepris d’explorer le monde pour le vassaliser : l’amiral Zheng He avait conduit des flottes considérables jusqu’à la péninsule arabique et aux côtes est-africaines (1). Si les Occidentaux l’ont oubliée, les Chinois sont, eux, parfaitement instruits de cette gloire encore récente et de la longue humiliation qui suivit, marquée en particulier par le sac du Palais d’été par l’Angleterre et la France en 1860. Le siècle séparant la première guerre de l’opium (1839-1842) qui mena aux Traités inégaux (2), de la constitution de la Chine populaire en 1949, est ainsi vu comme une parenthèse, et l’expansion actuelle, menée avec la volonté opiniâtre d’effacer cette honte, comme la restauration de la grandeur naturelle de la Chine. C’est en comprenant cette vision chinoise de l’histoire qu’il faut envisager notre réponse à cette expansion : à quoi peut-on, doit-on s’opposer ? Que préserver en France, en Europe ? Par quels moyens ?
L’étendue de l’expansion chinoise
Si l’on a pu être trompé par l’émergence pacifique de l’ère Deng Xiaoping qui suivait son principe de Tao Guang Yang Hui (« cacher sa brillance et cultiver l’obscurité (3) »), le discours du président Xi Jinping ne laisse quant à lui aucun doute : la Chine entre dans une « nouvelle ère » et vise le premier rang mondial pour le centenaire de la victoire communiste, en 2049. Ainsi, lors du 70e anniversaire de la République en octobre 2019, il déclarait : « Aucune force ne peut empêcher la nation et le peuple chinois d’aller de l’avant (4) ».
Une expansion d’abord économique
Première puissance mondiale il y a deux siècles, la Chine est redevenue la deuxième puissance économique en 2010 et devrait retrouver sa première place à l’horizon 2030. Malgré les efforts surhumains demandés à la population sous le règne de Mao Zedong (« Trois ans d’effort et de privations et mille ans de bonheur (5) »), c’est Deng Xiaoping, arrivé au pouvoir en 1978, qui sut véritablement faire décoller la Chine en s’appuyant sur une population industrieuse et dévouée à la nation ainsi que sur la transposition pragmatique des principes de l’économie de marché. De 150 milliards de dollars en 1978 (11e rang mondial), le PIB est passé à 2 286 en 2005, 6 087 en 2010 et 13 608 en 2018. Pour comparaison, le PIB américain était de 19 377 Md$ en 2017.
Quant aux relations commerciales avec la France, elles se sont nettement déséquilibrées (6) : la part de marché française en Chine est de 1,4 % alors que celle de la Chine en France est de 9 %. Le déficit commercial était de 29,2 Md d’euros en 2018. Dans certains secteurs, la France dépend fortement des clients ou des fournisseurs chinois. La Chine est un client majeur de l’industrie du luxe, de la viticulture, du tourisme. Inversement, l’industrie automobile, l’électronique ou la pharmacie françaises dépendent largement de fournitures chinoises. Ainsi, la Chine produit 60 % du paracétamol mondial. Quant aux investissements, si le cumul français en Chine reste nettement supérieur aux investissements chinois en France, ces derniers ciblent des compétences de pointe et la dynamique tend à s’inverser.
Dans les années 1990-2000, l’État chinois a réorganisé ses entreprises publiques pour les fusionner en groupes d’envergure mondiale. Parmi eux, les conglomérats militaires comptent parmi les plus grandes entreprises de défense : Aviation Industry Corporation of China (AVIC), avec un chiffre d’affaires de 20,1 Md$ en 2017, est sixième au niveau mondial ; NORINCO (China North Industries Corporation) est huitième (7). Cette industrie reste néanmoins grevée par la dette, des modes de management dépassés, des gouvernances faibles, une flexibilité insuffisante et la corruption. C’est le soutien de l’État qui rétablit l’avantage concurrentiel.
Le ressort initial de l’expansion fut l’exportation massive de biens de consommation produits à bas coût, sous licence ou en copiant les produits occidentaux. La Chine devint ainsi l’atelier du monde et bénéficia largement des transferts de technologie exigés des entreprises étrangères admises sur le sol chinois. Avec la hausse des salaires et le développement d’une réticence occidentale au partage de technologie, la Chine a dû mettre en place deux politiques de relance et de sécurisation économique : par l’innovation, afin de rattraper, puis dépasser l’Occident ; par l’expansion des réseaux commerciaux et d’approvisionnement (la Nouvelle route de la soie lancée en 2011 ; la Route maritime de la soie du XXIe siècle lancée en 2013).
• « L’innovation doit être placée au cœur du développement de la Chine et être stimulée dans chaque domaine » : tel est l’objectif déterminé du dernier Plan Quinquennal (8). Il vise un effort de recherche et développement (R&D) de 2,5 % du PIB en 2020 (il était en France de 2,22 % en 2016). Lancé un an avant, le plan Made in China 2025 vise à réduire la dépendance chinoise et accroître sa part de marché dans dix secteurs industriels stratégiques (technologie de l’information, équipements agricoles, aérospatial, etc.). L’objectif pour 2030 est de contribuer significativement à la recherche scientifique et technologique mondiale, et pour 2050, d’en devenir le leader. L’ambition est considérable, les premiers résultats sont impressionnants : nonobstant les réserves sur sa sécurité, Huawei offre par exemple le meilleur rapport qualité-prix mondial pour les infrastructures de télécommunications 5G.
Pour renforcer la technologie chinoise, Xi Jinping a érigé en 2015 l’intégration civilo-militaire en stratégie nationale, et la supervise lui-même depuis 2017 (9). Strictement séparées sous Mao, les bases industrielles et technologiques civiles et militaires sont désormais étroitement associées par la constitution de zones réparties sur tout le territoire autour de quelques domaines de spécialisation (une trentaine créée entre 2010 et 2017, par exemple Shaanxi Xi’an City dans les domaines aérospatial, numérique, photovoltaïque et des LED). L’objectif est d’amplifier les interactions pour soutenir le développement économique et combler le fossé technologique avec les armées occidentales.
• Les Nouvelles routes de la soie visent à aménager et sécuriser d’ici 2049 les voies d’exportation des produits chinois et d’approvisionnement en matières premières, notamment en hydrocarbures du Moyen-Orient (premier fournisseur de pétrole de la Chine qui en est le premier importateur mondial). Elles comportent un axe terrestre, qui traverse l’Asie centrale, le Caucase, la Russie et l’Europe centrale, ainsi que le Pakistan, l’Iran et la Turquie ; un axe maritime reliant la Chine à l’Afrique, et progressivement à l’Amérique latine et à l’Arctique ; et un axe numérique (câbles sous-marins, fibres terrestres). Ainsi, en avril 2016, un convoi ferroviaire a rallié Wuhan à Lyon en quinze jours. Selon des données présentées fin 2017 lors d’un Forum organisé par l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et l’ambassade de Chine en France, les Routes concernaient alors 70 % de la population, 75 % des ressources énergétiques et 55 % du PIB mondial.
Les investissements associés s’élèvent à plusieurs centaines de milliards de dollars par an. Il s’agit notamment de construire des réseaux routiers et ferroviaires de transport de marchandises et d’énergie, de moderniser les infrastructures portuaires jusqu’au pourtour méditerranéen (achat du port du Pirée, investissements en Algérie, en Égypte, et même en Italie à Gênes et Trieste).
Mais ces Routes sont bien plus qu’un projet d’infrastructures : elles portent explicitement la proposition d’un nouvel ordre mondial (« to seek new models of international cooperation and global governance (10) ») soutenue par une manœuvre diplomatique d’influence conséquente, notamment au sein du Belt and Road Forum qui a rassemblé en 2017 et 2019 des dizaines de chefs d’États et de gouvernements.
Une expansion militaire tout aussi impressionnante
En 2015, la RAND Corporation a mené une analyse comparative de l’évolution des capacités chinoises et américaines entre 1996 et 2017 (projection), appliquée à deux scénarios : l’invasion de Taïwan, et une campagne dans les Îles Spratley (11). La conclusion est frappante : la Chine, qui a l’avantage de la proximité géographique, comble son retard sur l’ensemble des champs conflictuels.
Cet équilibrage est le résultat d’un budget de défense en progression considérable, que le Livre blanc [chinois] sur la défense de 2019 (12) (LB19) préfère présenter en proportion du PIB, lui-même en croissance rapide : 5,43 % du PIB en 1979 ; 1,26 % en 2017. En voici les montants déclarés à l’ONU, annexés au LB19 :
* Yuan ou renminbi (taux mai 2020 : 1 RMB = 0,13 €).
Nota : ces données sont peu transparentes ; l’IISS (International Institute for Strategic Studies) et le SIPRI estiment que les montants réels sont supérieurs de 20 à 40 %.
Le LB19 éclaire la poursuite de cette progression et notamment l’intention capacitaire de la Chine :
« Les objectifs stratégiques pour le développement de la défense nationale et des armées chinoises dans la nouvelle ère sont :
– d’achever la mécanisation d’ici 2020, de faire progresser significativement l’informatisation et d’améliorer largement les capacités stratégiques ;
– de moderniser considérablement la théorie militaire, l’organisation, le personnel, l’armement et les équipements, en phase avec la modernisation du pays, et achever la modernisation de la défense nationale et des armées d’ici 2035 ;
– de totalement transformer les forces armées populaires en forces de classe mondiale d’ici le milieu du XXIe siècle. (13) ».
L’effort porte principalement sur :
• L’armée de l’air : « La PLAAF [People’s Liberation Army Air Force] accélère la transition de ses missions de la défense aérienne du territoire vers à la fois des opérations défensives et offensives » (p. 21). Depuis 2015, la Chine fait voler ses bombardiers au-delà de la première chaîne d’îles (Japon-Taïwan-Philippines).
• La Marine : « La PLAN [PLA Navy] accélère la transition de ses missions de la défense des mers proches vers la protection en mers lointaines » (p. 21). Tous les quatre ans, la marine chinoise accroît son tonnage de l’équivalent de la flotte française. Ainsi, le nombre de corvettes est passé de 16 en 2012 à 56 en 2018 ; le second porte-avions chinois (premier construit en Chine) a été mis en service fin 2019. Enfin, la Chine avait, en 2019, 4 Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), 6 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), 50 sous-marins d’attaque diesel.
• L’armée balistique nucléaire et conventionnelle – la quatrième armée, dotée de 290 têtes nucléaires selon l’estimation du SIPRI (14).
De nouvelles forces de combat sont également développées pour mener des opérations multidomaines, spéciales et amphibies mais également des actions de protection et de projection. Pour renforcer son expérience, l’armée chinoise multiplie depuis 2013 sa participation aux Opérations de maintien de la paix (OMP). En 2018, 2 500 soldats chinois étaient engagés dans neuf opérations ; la Chine est ainsi devenue le premier contributeur du Conseil de sécurité en personnel aux opérations de l’ONU (15). La Fondation pour la recherche stratégique (FRS) estime ainsi qu’« à l’horizon 2035, l’APL sera probablement en mesure de contester la suprématie américaine dans tous les domaines de conflit – terrestre, maritime, aérien, spatial, cyber – dans l’ensemble de la région Asie-Pacifique (16) ».
Fait remarquable, la Chine a établi en 2017 sa première base militaire à l’étranger, à Djibouti. Si elle est présentée comme une simple base logistique devant notamment faciliter des évacuations de travailleurs chinois (17), sa grande capacité d’accueil (potentiel de 10 000 militaires) laisse entrevoir d’autres ambitions, sur une route maritime stratégique et à la porte des routes commerciales d’Afrique de l’Est. Cette prise de position stratégique aura été facilitée par le relâchement du soutien politique et financier de la France à cette république pourtant francophone et francophile, désormais rétabli (18).
Les ambitions opérationnelles soutenues par ces investissements
« Jamais à la poursuite de l’hégémonie, de l’expansion ou de sphères d’influence. C’est la caractéristique de la défense nationale chinoise dans la nouvelle ère. Si un pays peut devenir fort, l’agressivité le mènera à la ruine. La nation chinoise a toujours aimé la paix. (19) ». Sous une présentation pacifique, le LB19 ne masque pas que la Chine est prête à défendre fermement ses intérêts. Outre l’opposition explicite à toute tentative d’indépendance de Taïwan, il inclut la « protection des intérêts nationaux » (p. 11, 13 et 14) maritimes, ultramarins, dans l’espace exo-atmosphérique et le cyberespace ainsi que le soutien au développement du pays. À dessein, le document ne précise pas ce que sont ces « intérêts nationaux ». La présence chinoise récente en mer Noire, en Méditerranée et en mer Baltique laisse entendre que les routes commerciales en font partie.
Les conflits envisagés en 2013 par l’Académie des sciences militaires (l’institut de recherche militaire le plus influent de Chine) dans son ouvrage La science de la stratégie militaire (20), sont ainsi :
– avec une probabilité élevée, « une guerre dans la périphérie de la Chine, à grande échelle et de haute intensité, dans un champ de bataille maritime et dans un contexte de dissuasion nucléaire », c’est-à-dire un conflit avec Taïwan avec intervention américaine ;
– avec des probabilités en hausse : un conflit maritime, au Sud et à l’Est ; un conflit dans le cyberespace ou dans l’espace exo-atmosphérique ; des opérations militaires à l’étranger.
Les actions militaires seraient conjuguées à des opérations non-militaires (actions d’influence cyber et politiques sur le modèle russe, sanctions économiques, etc.).
La stratégie militaire chinoise développe donc trois volets : la suprématie en mer de Chine et dans ses approches (incluant Taïwan), la sécurité de ses voies commerciales et d’approvisionnement, la défense du territoire national, y compris face aux troubles internes.
Une expansion territoriale
Trois groupes d’îles parsèment la mer de Chine méridionale : l’archipel des Paracel à l’est du Vietnam, celui des Spratley au nord de Bornéo et celui des Natuna à l’est de la Malaisie. L’affirmation de puissance chinoise n’y est pas récente : la Chine et le Vietnam s’y sont affrontés violemment en 1974 et 1988, respectivement dans les Îles Paracels et Spratleys. En 1992, la Chine y déclare sa souveraineté sur la base de considérations historiques contestables et malgré les revendications des États riverains. Depuis, les actions se multiplient : poldérisation, installation de bases militaires équipées de radars, de batteries de missiles ou de pistes d’aviation.
En mer de Chine orientale, la Chine revendique également les îles japonaises Senkaku. Elle se contente cependant d’y mener des patrouilles maritimes.
Jouant dans la zone grise de la conflictualité, la Chine fait généralement intervenir ses bâtiments garde-côtes, désormais placés sous l’autorité de la Commission militaire centrale et dotés de la plus grande flotte mondiale ; leurs plus gros bateaux atteignent 12 000 tonnes (21) (Haijing 3901) et sont équipés de canons de 76 mm (22). Trois-quarts des 53 incidents majeurs survenus en mer de Chine entre 2011 et 2017 ont ainsi impliqué les garde-côtes (23). Les pêcheurs chinois, constitués en flottille de dizaines ou centaines de chalutiers, escortés de leurs propres milices formées par la PLAN, sont les autres acteurs non militaires de l’espace maritime. Ils opèrent de la mer de Chine au golfe de Guinée.
Par ses implantations et sa présence, la Chine prétend inclure dans sa zone d’influence 85 % de la surface de la mer de Chine méridionale par laquelle transite un tiers du flux marchand mondial. Elle souhaite y contrôler la navigation occidentale et y étendre son « collier de perles », succession de bases navales sur la route maritime des approvisionnements énergétiques. Elle y constitue aussi un bastion A2/AD (déni d’accès et interdiction de zone) face au risque perçu d’une intervention américaine.
Une affirmation géopolitique
La Chine fonde, dans le discours, ses relations internationales sur les « cinq principes de coexistence pacifique (24) » proclamés en 1954. Marquée par la période 1840-1949, elle refuse l’ingérence : les interventions mal fondées juridiquement sont condamnées comme impérialistes. Cette expression pacifique, renforcée par son implication croissante dans les OMP, lui donne une image flatteuse dans les pays pauvres qu’elle assiste, particulièrement en Afrique, et dont elle tire un bénéfice économique.
La République populaire de Chine est pleinement intégrée aux institutions internationales. Membre de l’ONU, avec un siège permanent au Conseil de sécurité depuis 1971, elle rejoint le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale en 1980, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Elle accède plus récemment aux postes de direction : ainsi l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est dirigée par Margaret Chan entre 2007 et 2017, Interpol par Meng Hongwei entre 2016 et 2018, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) par Qu Dongyu depuis 2019, l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) par Fang Liu depuis 2015, l’Union internationale des télécommunications (UIT) par Houlin Zhao depuis 2015. Ces directeurs sont tous des personnalités de premier plan en Chine : Qu Dongyu était vice-ministre de l’agriculture, Houlin Zhao dirigeait le bureau de normalisation des télécommunications, Fang Liu l’aviation civile chinoise. Voyant ces organisations comme un vecteur d’influence considérable, la Chine sait créer les rapports de force nécessaires pour obtenir ces postes : elle peut alors orienter l’élaboration des règlements, normes et infrastructures de secteurs stratégiques dans un sens qui lui soit favorable. Employées par la Chine comme instruments de domination, voire pour l’OMS comme « plateforme pour signer des accords bilatéraux avec de multiples entités (25) », et en l’absence de leadership occidental, les institutions multilatérales peuvent alors dysfonctionner comme l’a révélé la crise du coronavirus (26).
La Chine joue ainsi depuis 2008 un rôle plus affirmé, confortée par ses succès économiques et la perte de légitimité occidentale qu’elle perçoit après les interventions en Irak et en Libye, et la crise financière de 2008. Ainsi, elle hésite moins à s’opposer aux résolutions du Conseil de sécurité proposées par les Occidentaux (quatre vetos sur la Syrie entre 2011 et 2014). Devant les résistances américaines à une intégration renforcée de la Chine au FMI, elle va même jusqu’à créer en 2014 des institutions concurrentes : une Nouvelle banque de développement des BRICS (27), puis une Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), rejointe notamment par la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne (28). Les nouvelles routes de la soie elles-mêmes « pourraient devenir la nouvelle OMC », selon Joe Kaeser, président de Siemens, cité par Jean-Pierre Raffarin (29).
Sur le sol même de l’Europe, elle fonde en 2012 le forum de coopération « 16+1 » qui réunit des pays d’Europe centrale et orientale, dont 11 membres de l’Union européenne (30). Elle sape ainsi l’unité de l’UE pour mieux y étendre ses réseaux commerciaux.
Autre signe d’affirmation, elle ne reconnaît pas les juridictions internationales, hormis celles compétentes pour le commerce et les investissements, leur préférant les règlements bilatéraux où son poids lui est plus favorable. En particulier, elle ne reconnaît ni la Cour pénale internationale (CPI), ni la Cour permanente d’arbitrage (CPA) compétente pour les différends territoriaux et maritimes. Ainsi, elle a refusé l’arbitrage défavorable prononcé en juillet 2016 sur le différend qui l’opposait aux Philippines sur le récif de Scarborough en mer de Chine méridionale (31).
La Chine adopte donc, en réalité, des postures variables guidées non par les principes, mais par ses intérêts. Ainsi, auprès des États qui présentent avant tout des enjeux économiques, elle montre un visage pacifique et agit formellement dans le cadre multilatéral tout en sachant l’instrumentaliser et le façonner progressivement à son avantage. Auprès des États géographiquement proches, où ses enjeux sont d’abord territoriaux, elle n’hésite pas à s’imposer par la force militaire, hors du cadre des traités internationaux.
Stratégie de réponse
L’examen que nous venons de mener expose l’ampleur et la force de l’expansion chinoise. Déterminée à retrouver le rang perdu au XIXe siècle et entrée dans une « nouvelle ère », la Chine s’affirme sans complexe, dans l’action et dans l’influence, et déploie un plan stratégique où l’intérêt collectif de long terme l’emporte sur l’intérêt individuel immédiat. Ses développements économiques et militaires sont considérables. Elle est déterminée à s’arroger en mer de Chine méridionale un espace stratégique protégeant son territoire, et étend ses réseaux commerciaux et son modèle de gouvernance par le biais des vastes Routes de la Soie. Quoi qu’elle en dise, son attitude internationale n’est pas guidée par la bienveillance mais uniquement par ses intérêts. Celle-ci est conforme au droit international et pacifique pour ses entreprises commerciales mais elle devient bilatérale et belliqueuse pour son emprise géographique.
Face à cette expansion, l’enjeu pour l’Europe est de survivre et de maîtriser son destin entre les pôles chinois et américain. Il serait vain de vouloir briser frontalement l’élan de la Chine dans sa reconquête historique. Il s’agit donc de faire de l’Europe un troisième pôle d’équilibre.
Pour la France, cela nécessite de mener deux actions :
– avec l’Europe, de prendre définitivement conscience que la Chine n’est pas simplement un marché mais bien un acteur stratégique avec lequel il faut rétablir les conditions d’un jeu plus équilibré dans tous les domaines ;
– s’étant ainsi assuré un espace de liberté, de retrouver la voie de l’initiative et une force propre afin de se positionner comme un pôle d’attraction, et pas uniquement comme un pôle de résistance.
Rétablir les conditions de l’équilibre
Le préalable indispensable est l’unité européenne : la Chine sait jouer de nos divisions. Longtemps les pays ont négocié isolément au détriment de l’intérêt commun, particulièrement la France, l’Allemagne et l’Italie (signature d’accords sino-italiens en mars 2019 ouvrant les ports de Gênes et Trieste aux Routes de la soie (32), par exemple). L’année 2019 marque un sursaut nécessaire, avec la diffusion de la Vision stratégique sur les relations UE-Chine (33) et l’invitation d’Emmanuel Macron à Angela Merkel et Jean-Claude Junker de rencontrer ensemble Xi Jinping en France le 26 mars 2019. Cette nouvelle approche devra être entretenue. Il faudra en particulier demander aux membres européens du forum « 16+1 » de mettre en cohérence leurs actions avec leur appartenance à l’UE.
Seule ou avec ses partenaires, la France pourra alors mener des actions coordonnées dans tous les champs où la Chine agit : géopolitique, institutionnel, territorial, commercial, technologique, industriel.
Concernant la liberté de circulation en mer de Chine, les missions navales françaises soutiennent le respect du droit international (en 2019 : missions Clemenceau du groupe aéronaval en Indo-Pacifique, de la frégate Forbin dans l’archipel des Spratleys, d’une frégate dans le détroit de Taïwan). La ministre des Armées a confirmé en juin 2019 au Shangri-La Dialogue que la France continuerait à exercer régulièrement son droit de circulation partout où il est contesté : « Nous préserverons un accès libre et ouvert aux voies de communication maritimes. […] Nous continuerons de naviguer plus de deux fois par an en mer de Chine méridionale (34) ».
L’Initiative européenne d’intervention (IEI) (35) serait un cadre opportun pour peser dans cette contestation maritime, déjà employée dans l’opération EMASoH (36) conduite dans le golfe arabo-persique. Elle permettrait de coordonner les patrouilles nationales et d’afficher une résolution multilatérale face à une Chine plus à l’aise dans les jeux bilatéraux.
En Océanie, où la Chine est « en train de construire son hégémonie pas à pas (37) » et a dépensé 1,8 milliard d’euros d’aide au développement dans les îles du Pacifique entre 2006 et 2014, l’Australie et la Nouvelle-Zélande répètent régulièrement que la France est nécessaire à la stabilité de la zone. Le Président français veut ainsi donner à la Nouvelle-Calédonie « une place dans une stratégie plus large que nous devons avoir dans la région (38) ». Le partenariat avec l’Australie, matérialisé récemment par le contrat portant sur la fourniture et le soutien de douze sous-marins conventionnels, est un moyen essentiel de préservation des intérêts communs dans la zone.
Ces actions participent de la stratégie Indo-Pacifique française, destinée à protéger les intérêts souverains de la France dans cette zone de confrontation sino-américaine, assurer la sécurité de ses citoyens et soutenir la stabilité internationale. Suivant un axe Paris–New Delhi–Canberra prolongé jusqu’à la Polynésie, s’appuyant sur la Malaisie, Singapour, les Philippines et le Japon, cette stratégie vise à assurer la neutralité de l’espace Indo-Pacifique et préserver les libres circulations maritime et aérienne. Elle fait ainsi en sorte que la Chine des Routes de la soie soit un partenaire commercial de même rang, pour empêcher l’avènement d’une hégémonie chinoise trop déséquilibrée. Cette action souveraine s’appuie sur une coordination multilatérale avec les pays riverains. Parmi ces pays, l’Inde est un partenaire solide et ancien, inquiet de l’expansion chinoise et donc désireux du soutien occidental. Nos coopérations en matière d’armement, d’entraînement (exercices navals bilatéraux Varuna menés chaque année depuis vingt ans, Shakti [terre] et Garuda [air]), de soutien (accord conclu en mars 2018 pour un accès réciproque à certaines bases navales (39)) fondent un partenariat fort. Celui-ci peut encore être développé, par exemple par la conclusion de l’accord de libre-échange avec l’Europe actuellement en négociation (40).
Lorsque l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) a su adopter en 1997 une position commune de solidarité avec le Vietnam, la Chine a mis fin à ses forages pétroliers près des Îles Paracels. Il importe donc de soutenir ce cadre multilatéral alors que la Chine préfère les négociations bilatérales moins équilibrées, sans pour autant ignorer la dépendance économique des pays membres aux investissements des Routes de la soie et donc sans faire de l’ASEAN un concurrent affirmé de la Chine. La France coopère ainsi avec certains de ces pays, par exemple dans des travaux de développement technologique (Singapour), ou via des ventes d’armement pour dissuader les incursions chinoises et faciliter l’interopérabilité avec les forces françaises.
Enfin, pour s’adapter aux nouvelles capacités de projection stratégique de la Chine (multiplication des porte-avions), la France devra renforcer les moyens de ses forces de souveraineté en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie et à La Réunion, généralement équipées de matériels d’ancienne génération.
La France et l’Europe devront réinvestir les institutions internationales, sur le plan financier et sur le plan humain en y envoyant davantage de cadres de valeur, comme le fait largement la Chine. Il faudra aussi savoir contrer l’intense lobbying chinois qui précéde l’élection des dirigeants de ces organisations. Inversement, pour ne pas l’inciter à créer des institutions concurrentes, il faudra savoir lui accorder une place correspondant à son rang (voir supra les origines de l’AIIB).
Sur le plan économique, la France et l’Europe doivent soutenir leurs bases industrielles et technologiques, éléments essentiels de la puissance économique et de la souveraineté.
• Concernant les investissements, elles ont pris en 2019 la mesure du risque que constituait l’acquisition d’entreprises stratégiques par des puissances étrangères en se dotant de premiers outils de contrôle. Bercy estime que ceux-ci auraient permis d’éviter l’achat par la Chine en 2018 de Linxens (41), leader français des connecteurs de carte à puce, au moment où la France lançait le plan de soutien à l’industrie électronique Nano 2022.
• En revanche, la constitution de champions industriels européens reste entravée depuis le véto mis par la Commission en 2019 à la fusion entre Alstom et Siemens, au nom de la préservation de la concurrence intra-européenne, privant ainsi l’Europe d’un géant capable d’affronter la China Railroad Rolling Stock Corporation (elle-même issue en 2015 d’une fusion). La France doit donc continuer à soutenir l’assouplissement des règles de concurrence (42).
• Il s’agit ensuite de contrer sur le territoire européen la concurrence déloyale exercée par les entreprises chinoises, largement subventionnées et dégagées des contraintes de production européennes (normes de travail, objectifs d’émission carbone, etc.). Il faut également imposer la réciprocité d’accès aux marchés, pour ne plus continuer « à inviter quelqu’un indéfiniment, sans que ce dernier vous invite chez lui en retour (43) ».
Notre dépendance aux approvisionnements chinois devra être analysée aux niveaux français et européen pour définir les secteurs devant rester souverains, ceux pouvant relever d’une coopération européenne, et ceux dont il faudra simplement diversifier les sources (comme l’a fait la France pour son industrie de défense dans la Revue stratégique menée en 2017 (44)). Néanmoins, s’il doit être facile à l’État d’imposer que certains médicaments soient produits en France ou en Europe, puisqu’il en négocie les prix et en régule la distribution, il n’a généralement pas de levier direct pour relocaliser des industries privées. Le protectionnisme offre une solution, mais qui a ses contreparties à l’export. La politique fiscale est un autre levier. Le plus efficace reste cependant d’aider les industries françaises et européennes à garder l’initiative, en les protégeant par les dispositifs évoqués plus haut et en soutenant l’excellence technologique européenne (voir infra).
Reprendre l’initiative
Maintenir notre industrie au meilleur niveau
Protégées des investissements étrangers non maîtrisés, et soutenues dans leur course à la taille, les entreprises européennes doivent maintenir leur excellence technologique et trouver des soutiens étatiques à l’innovation à la hauteur des soutiens américain et chinois. La Commission européenne développe les « projets importants d’intérêt commun européen » pour soutenir l’émergence de secteurs clés, comme le Plan d’action stratégique sur les batteries adopté en mai 2018 ou le Plan coordonné sur l’intelligence artificielle (IA) (45), qui autorisent des aides d’État importantes. Ce type d’action doit se renforcer, comme sur les technologies 5G où l’Europe devrait absolument soutenir l’émergence d’un concurrent mondial à Huawei autour d’Ericsson et Nokia.
Le niveau scientifique d’une nation détermine le niveau technologique de son industrie. La France est une nation de mathématiciens et d’ingénieurs dont la qualité (46) a permis les succès notables qui l’ont placée à la pointe de la technologie mondiale. Cependant, les moyens accordés à la recherche doivent être réévalués, particulièrement dans la recherche fondamentale qui prépare les vraies avancées techniques à long terme. Par ailleurs, la qualité de l’enseignement scientifique français est en baisse constante depuis une vingtaine d’années : suivant l’enquête TIMSS (Trends in Mathematics and Science Study) le niveau scolaire a baissé de 20 % en 20 ans, est passé sous la moyenne européenne et très nettement sous celle des pays d’Asie. Or, notre industrie ne restera pas durablement compétitive si le niveau scientifique de ses ingénieurs est inférieur à celui de la plupart des grands pays du monde. Une action vigoureuse de la France dans ces deux domaines est indispensable à la préservation durable de sa place face à la Chine.
En outre, les grandes innovations technologiques imposent de savoir prendre des risques, d’oser expérimenter. Alors qu’elle a co-inventé l’aviation au tournant du XXe siècle, expérimentant les concepts les plus originaux, alors que son industrie imaginait pour les armées, dans les années 1950, des prototypes osés, nous préférons désormais souvent la voie rassurante de l’amélioration continue des mêmes concepts. Dans le domaine militaire, entre les études technologiques de laboratoire et les programmes d’armement de série, les lois de programmation militaire contraintes ont laissé trop peu de place aux démonstrateurs de concepts nouveaux. Le rétablissement de budgets dédiés, pour une gamme plus étendue de systèmes d’armes, aiderait la France à garder l’avance technologique qui a contribué à sa grandeur industrielle au XXe siècle.
Face aux Routes de la soie
S’il semble impossible pour l’Europe de freiner le développement des Routes de la soie en Asie du Sud-Est (compte tenu de la proximité de la Chine et du montant considérable de ses investissements), la France et l’Europe doivent agir prioritairement sur leur sol, en Afrique et sur le pourtour méditerranéen. En Asie, nous pourrons simplement promouvoir les compétences de nos entreprises dans les projets les plus complexes, à hauteur de notre participation dans l’AIIB (3,5 % du capital (47)).
L’Afrique est stratégique pour l’Europe, en raison des bouleversements démographiques en cours : sa population doublera entre 2010 et 2050 pour dépasser 2 Md d’habitants. Le développement africain est donc une nécessité, à la fois pour sa population, pour permettre une transition démographique vers une natalité plus faible et aussi pour éviter une vague migratoire irrépressible vers l’Europe. Pourtant, nous avons laissé la Chine en devenir le premier partenaire commercial. Elle y investit dans les infrastructures et y délocalise des industries polluantes, pour en importer les matières premières dont elle a besoin et y écouler ses surproductions. Pour étendre son influence et favoriser la proximité idéologique, elle multiplie les instituts Confucius, diffuse des informations en langues africaines, forme des cadres, des techniciens et des journalistes (48). On l’a vu, elle contribue largement aux OMP. Enfin, tous les trois ans, le forum de coopération Chine-Afrique réunit des représentants de la plupart des pays africains. Au-delà des intérêts économiques, elle s’assure par cette présence des votes précieux pour accéder à la tête des institutions multilatérales.
Plus soucieuse que la Chine de l’avenir et de la sécurité de l’Afrique, la France y a paradoxalement une image fluctuante. Son action sécuritaire n’y est pas toujours bien perçue et entretient une rancœur anticoloniale nourrie par nos compétiteurs dans le champ de bataille informationnel, qu’il faut contrer. La Chine y a aussi des réalisations plus visibles, sinon plus essentielles (49).
La France et l’Europe ont les compétences industrielles pour mener ou accompagner en Afrique de grands projets d’infrastructure. Il leur manque des outils de financement au niveau des moyens chinois. Si l’Afrique est un continent prioritaire de l’Agence française de développement (AFD), les aides en dons ou prêts restent limitées. Au niveau européen, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) initialement destinée aux pays de l’ex-Europe de l’Est s’est ouverte à quelques pays méditerranéens après les Printemps arabes, mais pour des montants limités. En outre, ses statuts l’obligent à n’investir que dans les démocraties plurielles. La Banque européenne d’investissement (BEI) investit majoritairement dans les pays européens, avec un fort objectif de transformation écologique. Si ces objectifs démocratiques et environnementaux sont louables, ils deviennent inopérants face à la concurrence chinoise qui a moins de préventions. Pour soutenir le développement des infrastructures africaines et prévenir une trop grande expansion chinoise, l’Europe doit donc se doter d’un organisme de prêt ou étendre les missions des organismes actuels, sans systématiquement les conditionner à des objectifs de développement démocratique ou environnemental. Ayant confié à la Chine 14 % de leur dette, pour des investissements qui servent souvent plus les intérêts chinois que le développement local, les pays africains sont disposés à donner à l’Europe un rôle d’équilibre.
Par ailleurs, le pourtour méditerranéen est une terminaison naturelle des Routes de la soie déjà largement investie par la Chine, même si les Printemps Arabes ont freiné ses projets. Outre les infrastructures portuaires sur les deux rives, elle y mène des projets d’influence (grande mosquée d’Alger (50), académie diplomatique à Tunis, etc.). L’Europe ne doit plus laisser la Chine se développer quasiment sans contrepoids dans ce bassin dont nous partageons l’histoire depuis si longtemps. Au-delà de l’enjeu économique, il y a aussi le risque que la Chine y installe des bases militaires permanentes comme à Djibouti.
• Sur la façade européenne, l’Europe doit désormais agir suivant l’intérêt commun, conformément à la Vision stratégique de 2019 déjà citée : « En coopérant avec la Chine, il incombe à tous les États-membres, […] de veiller à ce que cette coopération soit conforme […] aux politiques de l’Union » (p. 2).
• Alors que la Chine n’a pas encore constitué de forum Chine-Méditerranée, l’Union pour la Méditerranée (UpM) serait le cadre idéal d’élaboration d’un projet économique et de grands projets d’infrastructures. L’UpM, trop centrée sur des actions de développement humain et social – certes essentielles à une union de confiance et durable – pourrait déjà résolument s’engager dans l’une des six initiatives fondatrices : les autoroutes maritimes et terrestres. Alors que la Chine même délocalise des productions en Afrique, l’UpM pourrait aussi organiser la relocalisation de productions chinoises, par exemple en Égypte, pays idéalement situé sur les routes commerciales et à la main-d’œuvre abondante.
* * *
Face à une Chine collectivement tournée vers un avenir glorieux, la France et l’Europe ont longtemps privilégié les intérêts individuels immédiats et le principe de précaution. Elles doivent retrouver le sens de l’initiative et se donner des perspectives ambitieuses qui, au-delà du projet fondateur de paix, pourront remobiliser leurs citoyens. La Vision stratégique sur les relations UE-Chine de 2019 manifeste un premier sursaut.
Des stratégies fortes voient le jour : stratégie française dans l’Indo-Pacifique, stratégie européenne de souveraineté technologique et industrielle. Il faut les poursuivre avec résolution. Cet article propose en complément :
– de mener en mer de Chine des missions au format IEI ;
– de réinvestir les institutions multilatérales ;
– de construire une alternative aux Routes de la soie en Afrique et sur le pourtour méditerranéen, et pour ce faire, de doter l’Europe d’un organisme de financement des grands projets hors Europe, sans les conditionner à des objectifs de développement démocratique et environnemental ;
– de revitaliser l’UpM et en faire un forum de coordination de ces projets sur le pourtour méditerranéen : infrastructures, réimplantations industrielles à proximité de l’Europe ;
– de rétablir en France un enseignement scientifique et technique d’excellence ;
– de développer une culture du risque et du droit à l’échec, et en particulier de retrouver dans le domaine de l’armement une capacité de financement de démonstrateurs de concepts innovants.
Dans cette entreprise, nous profiterons des faiblesses intrinsèques de la Chine, largement accrues par la crise du coronavirus. Sa croissance économique faiblit, ses entreprises sont endettées et sa population vieillit. La concentration croissante du pouvoir entrave l’initiative et l’esprit de responsabilité. Enfin, l’unité du Parti communiste est de plus en plus difficile à maintenir. Si le modèle autoritaire a pu séduire de nombreux partenaires, il a maintenant montré ses limites.
Enfin, pour établir avec la Chine un dialogue stratégique efficace, il importera de maintenir des liens respectueux. Une meilleure connaissance de sa langue, de sa culture et de ses modes de pensée en serait une marque essentielle et estimée. À cet effet, une extension forte de l’apprentissage du chinois dans nos écoles, serait une juste anticipation du rang croissant que prend la Chine et éviterait de laisser les instituts Confucius s’en charger à leur façon.
Éléments de bibliographie
Bondaz Antoine, « Un tournant pour l’intégration civilo-militaire en Chine », Recherches & documents n° 07/2017, FRS (www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/recherches-et-documents/2017/201707.pdf).
Bondaz Antoine, « Rassurer le monde et lutter contre le séparatisme, quelques éléments d’analyse du nouveau Livre blanc sur la défense chinois », Note de la FRS n° 13/2019 (www.frstrategie.org/).
Bondaz Antoine, Boquerat Gilles, Gros Philippe et Ruffie Nathalie, « Stratégies de défense et enjeux capacitaires : les cas de la Chine, de l’Inde et du Brésil », Note n° 6, Observatoire des conflits futurs, janvier 2019 (www.frstrategie.org/).
Cordesman Anthony H., Chinese strategy, military forces and economics: the metrics of cooperation, competition and/or conflict, Center for Strategic and International Studies, september 2018.
Couveinhes-Matsumoto Florian, « La politique juridique extérieure de la RPC », Annuaire français des relations internationales 2016, vol. XVII.
Dicod, La France et la sécurité en Indo-Pacifique, mai 2019 (www.defense.gouv.fr/).
Genevaz Juliette, « Soixante-dix ans de la RPC : les faiblesses du parti-État », Note de recherche n° 80, Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), 2019.
Raffarin Jean-Pierre, Chine, le grand paradoxe, Michel Lafon, 2019, 329 pages.
(1) Reynaert François, La Grande Histoire du monde, Fayard, 2018, p. 301.
(2) Ibid., p. 605.
(3) Saint-Paul Patrick, Le Figaro Enquêtes HS « Faut-il avoir peur de la Chine », novembre 2019, p. 3.
(4) Xinhua, « Xi says no force can ever undermine China’s status », The State Council-The People’s Republic of China, 1er octobre 2019 (english.www.gov.cn/news/topnews/201910/01/content_WS5d92dac9c6d0bcf8c4c1476b.html).
(5) Reynaert François, op. cit., p. 874.
(6) France Diplomatie, « Présentation de la Chine » (www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/chine/).
(7) Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), « New SIPRI data reveals scale of Chinese arms industry », 27 janvier 2020 (www.sipri.org/media/press-release/2020/new-sipri-data-reveals-scale-chinese-arms-industry).
(8) People’s Republic of China, The 13th Five-Year Plan for Economic and Social Development (2016-2020), p. 20 (https://en.ndrc.gov.cn/).
(9) Bondaz Antoine, « Un tournant pour l’intégration civilo-militaire en Chine », Recherches & documents n° 07/2017, FRS, p. 5 (www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/recherches-et-documents/2017/201707.pdf).
(10) « Chercher de nouveaux modèles de coopération internationale et de gouvernance mondiale ». Conseil des affaires de l’État de la République Populaire de Chine : Action plan on the Belt and Road Initiative, 30 mars 2015 (english.www.gov.cn/).
(11) Heginbotham Éric et al., The U.S.-China Military Scorecard: Forces, Geography, and the Evolving Balance of Power, 1996–2017, RAND Corporation, 2015 (www.rand.org/pubs/research_reports/RR392.html).
(12) China’s National Defense in the New Era, juillet 2019 (http://english.www.gov.cn/).
(13) China’s National Defense in the New Era, op. cit., p. 9-10.
(14) SIPRI, « Modernization of world nuclear forces continues despite overall decrease in number of warheads: New SIPRI Yearbook out now », 17 juin 2019 (www.sipri.org/).
(15) Raffarin Jean-Pierre, Chine, le grand paradoxe, Michel Lafon, 2019, p. 117.
(16) Cf. Bondaz Antoine, Boquerat Gilles, Gros Philippe et Ruffie Nathalie, « Stratégies de défense et enjeux capacitaires : les cas de la Chine, de l’Inde et du Brésil », Note n° 6, Observatoire des conflits futurs, janvier 2019 (www.frstrategie.org/).
(17) Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Les Nouvelles routes de la soie (Rapport d’information n° 520), Sénat, 30 mai 2018 (www.senat.fr/rap/r17-520/r17-5201.pdf).
(18) Conférence sous la règle de Chatham House.
(19) China’s National Defense in the New Era, op. cit., p. 7.
(20) Cité dans Bondaz Antoine, Boquerat Gilles, Gros Philippe et Ruffie Nathalie, op. cit.
(21) Soit le double d’une Frégate multi-missions (Fremm) française.
(22) Morris Lyle, « The Era of Coast Guards in the Asia Pacific is Upon Us », Asia Maritime Transparence Initiative (CSIS), 8 mars 2017 (http://amti.csis.org/era-coast-guards-asia-pacific-upon-us).
(23) Niquet Valérie, « China Maritime Strategy Since 2018: tactical appeasement or strategic evolution? », Japan Review, vol. 3, n° 2 Fall 2019 (www.frstrategie.org/).
(24) Respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté, non-agression mutuelle, non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures, égalité et intérêts réciproques, coexistence pacifique. Cf. Couveinhes-Matsumoto Florian, « La politique juridique extérieure de la RPC », Annuaire français des relations internationales 2016, vol. XVII.
(25) Rolland Nadège, citée dans Bourreau Marie, « L’OMS, une organisation affaiblie face à la stratégie sanitaire chinoise », Le Monde, 28 avril 2020.
(26) Benkimoun Paul, Lemaître Frédéric et Bourreau Marie, « Les liaisons dangereuses entre l’OMS et la Chine ont marqué la crise du coronavirus », Le Monde, 27 avril 2020.
(27) Couveinhes-Matsumoto Florian, op. cit.
(28) Asian Infrastructure Investment Bank, « Members and Prospective Members of the Bank » (www.aiib.org/).
(29) Raffarin Jean-Pierre, op. cit., p. 214.
(30) Ibid., p. 117 sqq.
(31) CPA, « Communiqué de presse – Arbitrage relatif à la mer de Chine méridionale (la République des Philippines c. la République populaire de Chine) », 12 juillet 2016 (https://pcacases.com/web/sendAttach/1802). Pour la réaction chinoise, voir Pancracio Jean-Paul, « La sentence arbitrale sur la mer de Chine méridionale du 12 juillet 2016 », Annuaire français des relations internationales 2017, vol. XVIII, p. 651.
(32) AFP, « L’Italie rejoint les “Nouvelles routes de la soie” de la Chine », Le Monde, 23 mars 2019 (www.lemonde.fr/).
(33) Commission européenne et Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil sur les relations UE-Chine – Une vision stratégique, 12 mars 2019 (https://op.europa.eu/).
(34) Parly Florence, « Déclaration de la ministre des Armées, sur la coopération militaire de la France en Asie », Singapour, 1er juin 2019 (www.vie-publique.fr/).
(35) Dgris, « L’Initiative européenne d’intervention », 17 avril 2020 (www.defense.gouv.fr/).
(36) European-led Maritime Awareness mission in the Strait of Hormuz (Mission européenne de surveillance maritime dans le Détroit d’Ormuz).
(37) Macron Emmanuel, « Discours sur la Nouvelle-Calédonie à Nouméa », 5 mai 2018 (www.elysee.fr/).
(38) Ibid.
(39) Ambassade de France en Inde (https://in.ambafrance.org/Presentation-4735).
(40) Commission européenne, « Relations commerciales avec l’Inde » [en anglais] (https://ec.europa.eu/).
(41) Nodé-Langlois Fabrice, « L’Union européenne nous défend-elle contre les ambitions de la Chine ? », Le Figaro, 20 mai 2019.
(42) Un vif débat est ainsi engagé aujourd’hui entre Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur (chargé notamment de la politique industrielle), et la Danoise Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission, qui avait bloqué la fusion lorsqu’elle était chargée de la Concurrence.
(43) Margrethe Vestager citée par Malingre Virginie, « La Commission européenne tente de clarifier sa stratégie industrielle », Le Monde, 10 mars 2020.
(44) Ministère des Armées, Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, 2017, p. 69 (www.defense.gouv.fr/).
(45) Voir Comité économique et social européen, respectivement (www.eesc.europa.eu/) et (www.eesc.europa.eu/).
(46) Sur les 66 médailles Fields décernées (équivalent du prix Nobel pour les mathématiques), 12 l’ont été à la France, et 1 seule à la Chine.
(47) Asian Infrastructure Investment Bank, op. cit.
(48) Somda Beyouon Magloire, « L’effacement de Taïwan par la présence continue de la Chine en Afrique », ThucyDoc n° 12, Centre Thucydide, Université Paris II Panthéon-Assas, 10 octobre 2018 (www.afri-ct.org/).
(49) Le récent hôpital chinois de Niamey par exemple. Cf. AFP, « La Chine offre un hôpital moderne au Niger », VOA Afrique, 2 août 2016 (www.voaafrique.com/a/la-chine-offre-un-hopital-moderne-niger/3445386.html).
(50) Raffarin Jean-Pierre, op. cit., p. 195.