Dans un contexte international marqué par la recrudescence des tensions, l’affirmation de la puissance dans les espaces aéromaritimes et l’émergence des conséquences du changement climatique, cette étude vise à esquisser les grands déterminants de la Marine nationale à l’horizon 2050. La numérisation, l’hypervélocité, le facteur humain ou encore la singularité maritime française sont ici passés au filtre de nos compétiteurs et de nos ambitions nationales. Il en ressort indubitablement, qu’à l’instar des paradoxes de ce début du XXIe siècle et de la complexité grandissante de notre monde, la Marine de demain sera tout à la fois hyperconnectée, automatisée, large spectre mais aussi rustique, écologique, foncièrement humaine, et bien d’autres choses encore…
Une Marine ambitieuse à l’horizon 2050
Couvrant 70 % de la surface du globe et abritant 80 % de la vie biologique et des ressources minérales, les mers et les océans représentent un enjeu économique et stratégique majeur. Dans un contexte de réchauffement climatique décrit comme alarmant, les décennies à venir verront les espaces aéromaritimes susciter des convoitises toujours plus nombreuses et souvent plus manifestes. La probabilité de les voir se métamorphoser en théâtres de tensions et de rivalités entre États va aller croissant. Ce constat est d’autant plus inquiétant que la mondialisation s’est adossée aux autoroutes de la mer pour commercer, liant entre eux les continents pour le meilleur comme pour le pire. Telle une toile d’araignée autour de la terre, ces lignes de communication sont ainsi devenues les artères économiques de nos pays, renforçant dès lors leur caractère stratégique.
La France possède le deuxième domaine maritime mondial derrière les États-Unis. Ses élites sont conscientes du potentiel que de tels espaces représentent et mesurent pleinement les responsabilités qui découlent de cette stature internationale. À l’aune de cette géographie maritime et au regard des tendances géostratégiques qui se dessinent aujourd’hui, la question de l’appétit de certaines puissances ne fait plus débat. Face à cette menace croissante de prédation, la France doit davantage prendre la mesure de la singularité géostratégique que lui confèrent ses espaces maritimes et s’émanciper de son tropisme territorial hexagonal. Il convient que notre pays appareille pour la haute mer, au service de ses intérêts, mais aussi de ceux de l’Europe. Pour cela, la France doit bâtir une Marine à la hauteur de ses ambitions.
Cette étude présente une analyse de l’environnent aéromaritime en tant qu’écosystème écartelé entre invariants et points de rupture, des orientations stratégiques et capacitaires de compétiteurs ciblés, ainsi qu’une esquisse des grands déterminants de la Marine nationale à l’horizon 2050.
L’environnement aéromaritime, un écosystème qui dicte ses règles
Prendre en compte les invariants
Dans un monde aéromaritime en perpétuelle évolution et dont l’accès se démocratise grandement à l’aune de progrès technologiques et industriels quotidiens, certaines caractéristiques du milieu maritime n’évoluent pas, ou si peu qu’elles conduisent à les considérer comme immuables sur l’échelle de temps de cette réflexion. Ces invariants auront donc une influence pérenne sur la Marine et les missions qu’elle conduira à l’horizon de 2050.
La mer est un environnement naturellement inhospitalier, voire hostile, dont une des caractéristiques physiques demeure l’immensité, l’élongation de ses espaces et la profondeur de ses océans. Le principe de liberté d’action, cher à de nombreux stratèges au fil des siècles, restera donc primordial et un fondement même de l’action navale au cours des décennies à venir. Et, au-delà de conserver en tout temps la capacité à se mouvoir dans cet espace liquide, il conviendra aussi d’être en mesure de tenir la mer de longs jours durant et « d’occuper le terrain » face au développement de systèmes A2/AD (1) et certaines stratégies du fait accompli (2).
La mer est également un espace logistique qui héberge en son sein les artères de l’économie mondiale ; les routes maritimes mais aussi les câbles sous-marins. Au gré de la géographie, certains Choke Points (3) sont même devenus, au fil du temps, de véritables enjeux de pouvoir et leur libre accès restera à la fois une clef de lecture stratégique mais aussi une réalité économique, dont l’Air Bashing (4) ne fera certainement que renforcer la prééminence. Le volet maritime de la nouvelle route de la soie illustre indubitablement cette invariance tant la stratégie chinoise apparaît aujourd’hui comme inscrite dans le temps long.
Espace de production et de richesse, cette caractéristique sera toujours d’actualité à l’horizon 2050 et sera vraisemblablement confortée si l’on en juge par les progrès en cours ou à venir dans le secteur de l’offshore. À titre d’exemple, les tensions entre Chypre et la Turquie depuis 1974 se reportent aujourd’hui dans la Zone économique exclusive (ZEE) (5) de cette île stratégique de l’est de la Méditerranée où les ressources gazières du gisement Aphrodite (6), découvert en 2011, font désormais l’objet de revendications turques affirmées de manière suffisamment brutale pour faire craindre le pire. Par ailleurs, la question des ressources halieutiques et des énergies maritimes renouvelables continuera d’être à la fois une préoccupation et un facteur clef du paysage aéromaritime. Pour faire face à ces nouveaux défis à la fois complexes et multiples, la Marine de demain devra donc penser sa polyvalence au plan technique mais aussi humain.
Autre critère intrinsèque du monde maritime, les trafics perdureront et modéliseront inévitablement la Marine et ses modes d’actions. Qu’il s’agisse de spoliations halieutiques, de traite d’êtres humains ou de contrebande en tous genres, les mers et océans sont et resteront les théâtres d’une certaine impunité et des lieux de contournement de la loi. Et l’avènement de la surveillance spatiale ne pourra pas totalement, du moins au cours des trois prochaines décennies, éradiquer d’un coup de projecteur ces habitudes délictueuses séculaires. Là encore, la Marine devra être en capacité d’endiguer ou de contribuer à l’endiguement de ces trafics.
Enfin, le théâtre aéromaritime, celui de la haute mer, est un res communis (7) qui, au-delà des caractéristiques invariables précédemment énoncées, est aussi un lieu où touristes, sportifs, ou encore scientifiques, se côtoient de façon aléatoire dans l’indifférence ou la concorde. Malgré des évolutions barycentriques, ces cohabitations perdureront et façonneront, sans conteste, l’écosystème aéromaritime dans lequel évoluera la Marine des années 2050. De la même manière, malgré une crise latente du multilatéralisme, des critiques véhémentes à l’égard des instances onusiennes et de nombreux contentieux pour le contrôle des espaces et des ressources maritimes, en particulier dans les eaux dites « sous juridiction » (8), le droit international pour la mer, régi par la convention de Montego Bay (9), devrait perdurer dans une déclinaison proche de celle en vigueur aujourd’hui, tant un retour au non droit international dans les espaces maritimes serait funeste, voire létal pour l’économie mondial.
Prendre en compte les facteurs de rupture
La territorialisation des mers, voire l’appropriation ou l’interdiction de zones géographiques complètes (10), sont des tendances constatées et lourdes de conséquences alors même que de nouveaux espaces maritimes s’ouvrent (11). Les risques de confrontation se multiplient et la liberté de circulation hors de la haute mer est de plus en plus remise en cause (12). Avec sa culture de puissance maritime et ses quelque 11 millions de kilomètres carrés de ZEE, la France pourrait souffrir de ces entraves à la liberté de navigation et sera indéniablement une cible de choix au regard de ses attributs maritimes (13).
L’activité maritime (14) et les acteurs augmentent, et avec eux la compétition pour l’accès aux espaces libres ou communs et leurs ressources. L’occurrence grandissante d’incidents, de crises et potentiellement de conflits accompagne cet appétit mondial gargantuesque. Ainsi, en 1969, Charles de Gaulle disait déjà : « L’activité des hommes se tournera de plus en plus vers l’exploitation des mers que les ambitions des États chercheront à dominer afin d’en contrôler les ressources (15) ». Cette analyse stratégique de la mer au sens large et de ses fabuleux atouts, que les années qui ont suivi n’ont pas démenti, est toujours d’actualité et doit guider nos réflexions pour les décennies à venir.
L’environnement est également un enjeu du futur monde aéromaritime. Qu’il s’agisse de préserver, autant que faire ce peu, les océans et les mers, ou de faire face aux conséquences inévitables (16) du réchauffement climatique, le paradigme maritime à l’horizon 2050, dont la délimitation même de notre ZEE à l’aune d’éventuelles submersions de certains de nos îlots ultramarins, modèlera notre Marine, ses capacités à détenir, ses missions et ses marins. L’environnement, dans son acception holistique, doit donc, d’ores et déjà, être pris comme un facteur incontournable et indissociable de la Marine de demain. Ces évolutions se matérialiseront par des contraintes environnementales plus importantes que le simple « passeport vert » (17) de nos bâtiments, par l’obligation d’installer des moteurs de propulsion plus écologiques ou des sources d’énergies renouvelables, mais également via les capacités que nous devrons détenir. Ainsi, pour faire face à ces catastrophes naturelles en augmentation et demeurer en mesure d’évacuer nos ressortissants, nous devrons conserver, voire accroître, nos capacités amphibies. Autant de changements que le monde en vivra en ce millénaire de prise de conscience de l’environnement et de ses enjeux !
En outre, la numérisation s’accélère et touche désormais tous les pans des opérations aéromaritimes, influant de facto la stratégie à venir. Parallèlement, le nivellement technologique conduit à ne plus considérer les espaces maritimes comme l’apanage des grandes puissances de ce monde. Dans ce contexte qui, de surcroît, voit de plus en plus le cyber et la maîtrise du spectre électromagnétique s’interpénétrer, notre Marine devra faire face à des compétiteurs toujours plus nombreux et avec qui la distanciation technologique ne sera probablement plus aussi discriminante qu’elle a pu l’être par le passé.
Demain, encore plus qu’aujourd’hui, le caractère hybride des conflits se révélera au monde. Il est également probable que les opérations sous le seuil (18) seront plus répandues, plus intégrées et qu’elles sortiront de la sphère classique de la guerre et du champ militaire (19). L’environnement aéromaritime n’échappera pas à cette évolution. Pour prendre l’ascendant, de quelque manière qui soit, nos bâtiments, mais aussi les marins qui les armeront, devront s’adapter à ces nouvelles règles, aux codes d’une hybridation bien plus poussée qu’elle ne l’est aujourd’hui et être en mesure de parer, mais aussi de soutenir ou conduire, d’inévitables opérations sous le seuil.
Un contexte d’ambitions françaises renouvelées
À la suite des travaux du Grenelle de la mer en 2009 (20), la France s’est dotée en février 2017 d’une stratégie nationale pour la mer et le littoral (21), dévoilant ainsi son ambition maritime au long cours et sa stratégie pour préserver son fabuleux patri moine naturel marin. Parmi les orientations stratégiques (22) prises, la France ambitionne de développer des territoires littoraux et maritimes durables et résilients ; elle souhaite promouvoir une vision française au sein de l’Union européenne comme dans les négociations internationales et défendre une meilleure prise en compte des enjeux marins. Ce cadre de référence pour les décennies à venir concernera tous les acteurs de la mer et du littoral, au premier rang desquels la Marine nationale.
Sur le plan militaire, la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017 a acté l’affaiblissement des organisations internationales et des instances de régulation, mais aussi le retour de logiques de compétition pour l’accès aux ressources et le contrôle des espaces maritimes en tant qu’espaces stratégiques (23). La transition d’un modèle international fondé sur le multilatéralisme vers un environnement multipolaire instable et imprévisible est une tendance de fond. Afin de répondre aux défis de cette instabilité et imprévisibilité devenues chroniques, les conséquences induites de cette mutation inspireront indéniablement nos stratégies et façonneront nos forces au moins jusqu’au milieu du XXIe siècle.
Héritage d’une période coloniale révolue, les territoires ultramarins français et les espaces maritimes afférents ont toujours fait partie des préoccupations de nos présidents. Ils sont un fondement même de notre identité nationale comme l’atteste la tenue des « États généraux des outre-mer » durant le quinquennat du président Sarkozy et plus récemment lors de la présentation du Livre bleu des outre-mer, véritable synthèse des Assises éponymes tenues après l’élection du président Macron (24). Avec aujourd’hui 2,7 millions de concitoyens dans les Drom-Com (départements et régions d’outre-mer, et collectivités d’outre-mer) et les TAAF (Terres australes et antarctiques françaises), la France ne serait pas la même sans les outre-mer et entend donc préserver les droits et la sécurité de ses Ultramarins, mais aussi protéger et exploiter les immenses espaces maritimes qui jouxtent ses territoires. De cette géographie de la France qui s’étire sur toute la surface du globe terrestre et d’une présence importante de nos ressortissants dans des pays côtiers, il ne fait aucun doute que la Marine devra continuer à jouer un rôle majeur pour garantir la souveraineté de notre pays et la sécurité de nos concitoyens dans un contexte de convoitise et d’insécurité grandissant.
Avec sa deuxième position, au rang mondial, en termes de surface de ZEE, la France n’ignore pas les potentialités des espaces aéromaritimes qu’elle possède, ni les responsabilités sur la scène internationale qu’un tel rang lui confère. Entendant les assumer, elle n’ignore pas non plus que les mers deviennent, chaque jour un peu plus, le théâtre de l’expression des ambitions stratégiques des États, à l’instar de la mer Méditerranée, présentée comme un véritable « laboratoire des tensions et des rivalités mondiales (25) ».
Un panel de compétiteurs en pleine mutation
De grands compétiteurs aux stratégies variées
Fidèles à leurs convictions profondes d’être au service du bien et de préserver la paix par la puissance, les États-Unis ont également acté dans leur dernière NSS (26) le retour à la compétition entre grandes puissances et une instabilité dans de nombreux pays, menaçant de facto les intérêts américains. Dès lors, tous les champs de conflictualité doivent être couverts et la suprématie militaire recherchée sur tout l’éventail des engagements actuels et à venir. Sur le plan maritime, les États-Unis entendent bien conserver une flotte de très fort tonnage, d’autant que la poursuite du pivot vers l’Asie-Pacifique pour contrebalancer et endiguer la Chine, mais aussi soutenir ses alliés dans la zone, se heurte à l’ambition chinoise et sa marine en pleine expansion, et plus hauturière que jamais.
Faisant la part belle à l’innovation et aux technologies de rupture, fondement de la Third Offset Strategy lancée par Barack Obama et apparemment suivie par son successeur pour réagir face au glissement de la suprématie américaine vers la simple supériorité face à la Chine et la Russie, la traduction financière de ces choix stratégiques signe une augmentation conséquente du budget de défense (27). Pour la première puissance économique mondiale, cette stratégie de haute performance tous azimuts, particulièrement ambitieuse, semble néanmoins se heurter à des déconvenues (28) physico-financières incompatibles de l’atteinte des formats cible (29). Dès lors, afin de soutenir les ambitions stratégiques américaines en Indo-Pacifique face au rival chinois, la politique de l’US Navy pourrait se traduire par un « déséquilibrage (30) » plus important en défaveur de l’Europe et du Proche et Moyen-Orient.
Au cours de la décennie passée, la République populaire de Chine a concédé un tournant stratégique dans ses livres blancs en abandonnant la primauté du fait terrestre sur le fait maritime, et en affichant son ambition, toute mahanienne (31), de « pays maritime fort (32) ». Actant de facto une émancipation par rapport à son autolimitation stratégique traditionnelle à la défense de ses approches et de son étranger proche, et le glissement d’une marine de déni d’accès à une marine aux capacités expéditionnaires, la Chine a depuis modernisé des flottes et inauguré de nouveaux bâtiments pour répondre à cette stratégie centrifuge en trois étapes au long cours : « de la défense côtière à la défense du littoral », « de la défense du littoral à la défense au large » et « de la défense au large à la défense océanique (33) ». Niant récemment toute volonté hégémonique, alors même que le dernier congrès national du parti communiste a appelé le pays à devenir le leader mondial en 2049 (34), la Chine, dont l’accroissement effréné du tonnage de sa flotte (35) et la volonté de se doter de 4 à 5 porte-avions d’ici 2030, ne suscite désormais plus aucune interrogation quant aux ambitions de sa marine de guerre au cours des prochaines décennies. Combinée à une stratégie agressive d’achats d’infrastructures portuaires européennes (36) dans le cadre du volet maritime de son initiative des nouvelles routes de la soie, et une logistique militaire déjà la première au monde, il nous faudra donc compter à l’horizon 2050 avec une marine chinoise de premier rang, présente sur toutes les mers du globe, y compris à proximité de nos façades maritimes hexagonales.
Si la Russie, à l’instar de la Chine, met en œuvre une marine de déni d’accès en complément de ses défenses côtières (37), son évolution vers une marine de projection de puissance large spectre n’est pas aussi marquée et semble davantage miser sur des stratégies de niche pour peser dans les rapports de force hauturiers. Ainsi, le décret du président Poutine de l’été 2017 qui pose les bases de la politique navale russe à l’horizon 2030 (38) prône uniquement le développement d’une marine équilibrée qui ne soit pas surclassée par les grands compétiteurs mais qui soit en mesure de dissuader toute agression contre la Fédération en infligeant des dommages insoutenables à qui tenterait de l’attaquer, y compris par l’emploi d’armes nucléaires tactiques. Pour cela, la Russie focalise sa stratégie sur les capacités sous-marines et sur la mise en service des missiles hypersoniques à grande précision, qui équiperont à terme toutes les plateformes (navires de surface, sous-marins et troupes côtières de marine) (39). Dès lors, bien qu’elle possédera une marine aux capacités lacunaires en comparaison des compétiteurs américains et chinois à l’horizon 2050, la Russie sera néanmoins en mesure de dissuader tout adversaire en imposant sur mer un rapport de force à son avantage grâce à une combinaison de sous-marins silencieux et performants, et de navires de surface profusément armés de missiles hypersoniques à longues portées.
Enfin, certains pays portent leurs efforts sur les opérations sous le seuil afin de produire des effets à leur avantage sans jamais déclencher de conflit ni même permettre à la cible de riposter. D’après certains, c’est clairement le cas de la Russie qui aurait fait le choix de développer des capacités cyber et de guerre électronique offensives à la hauteur de ses ambitions stratégiques et les aurait éprouvées (40) en ciblant à la fois des infrastructures militaires et civiles. En parallèle, la Fédération semble s’être engagée dans l’acquisition de capacités sous-marines et spatiales afin d’espionner ou de contrôler les réseaux de distribution mondiale des données, voire d’en interdire leur accès. Le rapprochement du satellite russe Louch-Olymp du satellite français de communication Athena-Fidus en est un exemple, au même titre que la présence régulière de sous-marins russes à proximité des câbles (41) de fibres optiques qui gisent au fond des mers et relient numériquement les continents. Les conséquences d’actions et d’attaques dans ces domaines, la difficulté de les attribuer et le caractère imprévisible de leur survenance en font indubitablement de véritables enjeux pour les décennies à venir.
Des compétiteurs utilisant des équipements de pointe
L’avènement des drones est, d’ores et déjà, une réalité. Ils inondent la troisième dimension depuis des années et les drones volant armés sont désormais légion. Le domaine terrestre voit aujourd’hui arriver les premières mules robotisées de transport. Quant aux navires de surface sans pilote et aux drones sous-marins, les expérimentations foisonnent et certains programmes sont mêmes en service. À l’horizon du milieu du millénaire, les drones des grands compétiteurs seront omniprésents, opérationnels dans tous les milieux, bien plus performants, intégrés aux manœuvres et ils opéreront seul ou en meute, comme le préfigurent les nombreux spectacles d’essaims de drones illuminant le ciel à la nuit tombée, ou la récente démonstration de la DARPA (42) combinant drones terrestres et aériens en milieu urbain (43). Par conséquent, si les drones en eux-mêmes ne représenteront pas une rupture demain, ils seront néanmoins incontournables et leur emploi en essaims, combiné aux progrès de l’intelligence artificielle (IA), pourrait profondément modifier les stratégies navales, tant offensives que défensives, et la nature des combats de part et d’autre du dioptre (44).
L’hypervélocité (45) pourrait également bousculer les équilibres stratégiques des prochaines décennies en remettant en question l’efficacité des boucliers antimissiles et donc celle de la dissuasion entre puissances, mais aussi des bâtiments de fort tonnage s’ils ne sont plus protégés efficacement. Ces armes feront indubitablement partie du paysage militaire des années 2050. Comme énoncé, la Russie en fait une pierre angulaire de sa stratégie maritime et de sécurité. Des missiles aux planeurs hypersoniques, Chine et Russie annoncent que certains de leurs vecteurs seraient déjà opérationnels (46) mais la véracité des capacités revendiquées est invérifiable et les preuves tangibles se font rares. En retard dans ce domaine, les États-Unis mènent actuellement des essais pour équiper leurs forces (47) au milieu de la décennie, tandis que la France ambitionne de tester un démonstrateur de planeur hypersonique d’ici à la fin 2021 (48).
Autre technologie avec laquelle il conviendra de composer à l’horizon de cette étude : les armes à énergie dirigée. Elle motive des recherches américaines, chinoises et, plus récemment, russes car elle est particulièrement propice aux environnements sans obstacles majeurs comme le sont les espaces aéromaritimes. Fondée sur une maîtrise, aujourd’hui acquise, des faisceaux d’ondes électromagnétiques, l’opérationnalisation de ces armes a, jusqu’à présent, achoppé sur l’encombrement de l’infrastructure électrique (49) nécessaire pour réussir à endommager ou détruire une cible. Les applications militaires sont néanmoins vastes puisqu’une installation ou un vecteur équipé d’une telle arme pourrait engager n’importe quelle cible dans son champ de visée optique. L’absence de munitions, le coût dérisoire d’un tir, la modulation de l’effet militaire et la fulgurance sont en revanche contrebattus par la dépendance aux conditions de propagation de l’onde, donc aux phénomènes météorologiques, et l’indispensable intervisibilité avec la cible.
Quant à l’informatique quantique et ses applications militaires, elles ne sont aujourd’hui que des esquisses. Toutefois, dans la perspective des opérations aéromaritimes du milieu du XXIe siècle, elles méritent d’être intégrées. Parmi ses applications prévisibles figurent la cryptographie et la cryptanalyse. Il est pourtant d’autres matérialisations opérationnelles de la technologie quantique qui pourraient bien bouleverser les équilibres ; celles des capteurs quantiques. Un radar ou un gravimètre quantique pourrait ainsi débusquer à l’avenir l’indétectable sous-marin tapi au fond des océans ou l’avion furtif en vol à basse altitude et ainsi modifier le paradigme stratégique, en particulier en matière de dissuasion nucléaire pour les pays dotés.
Des challengers, moins en pointe, mais audibles et crédibles
À l’horizon 2050, nos compétiteurs ne seront pas tous dotés d’armes hypervéloces ou à effet dirigé, ni d’ordinateurs quantiques capables de briser les codes de cryptage. Pour autant, il ne fait aucun doute que des États ou des organisations tenteront, dans un rapport d’infériorité ou du faible au fort, de poursuivre leurs activités et d’atteindre leurs objectifs (prédation, trafic, etc.), d’entraver notre liberté d’action, de tenter de s’en prendre à nos intérêts ou de s’opposer à nos forces dans les champs de confrontation tant matériels qu’immatériels.
Le nivellement technologique et l’écrasement des capacités militaires qui en découle bénéficient aux puissances régionales qui peuvent nous rattraper dans certains domaines, voire nous dépasser si l’on n’y prend pas garde. Ce constat est particulièrement prégnant pour tout ce qui a trait à l’IA et ses applications. Cette tendance se poursuivra et bénéficiera inéluctablement au secteur de l’armement tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ce nivellement est la conséquence d’une combinaison de deux facteurs ; un recours accru aux technologies civiles dans les installations militaires et le faible coût de cette technologie. L’avènement du New Space est ici emblématique puisque l’accès à l’Espace (50), avantage incontestable en opérations aéromaritimes et autrefois apanage des grandes puissances militaires, s’est totalement démocratisé au point de voir de nombreuses start-up (51) proposer des solutions de communication, de détection ou de navigation à bas coût. Dès lors, au même titre que les Américains anticipent un glissement de la suprématie de leurs forces vers la simple supériorité, le nivellement technologique tendra à amoindrir notre supériorité capacitaire dans certains domaines et pourrait offrir au cours des décennies à venir, à des pays comme l’Inde, le Brésil, le Japon, la Turquie ou encore les deux Corée, les capacités de rivaliser avec la marine de guerre française.
Quant aux opérations cyber, elles seront à cette échéance totalement pratiquées et maîtrisées par tous, d’autant que leur attribution est, par nature, discutable et leur impunité favorisée par une régulation internationale quasi inexistante. L’utilisation du cyberespace étant intimement liée à l’usage du spectre électromagnétique, la dépendance mais aussi la vulnérabilité seront croissantes avec l’avènement de la 5G et des générations suivantes. Comme le spectre électromagnétique représente le substrat des capacités de communication, de détection, de renseignement et de navigation des armées, il représentera une cible à haute valeur ajoutée et fera certainement l’objet de brouillage et intrusions répétées, à l’instar du brouillage GPS observé lors de l’exercice Trident Juncture 18 (52) et à proximité de la Syrie depuis plusieurs années, dont l’attribution aux forces russes ne fait aucun doute et dont les effets dans le domaine aéromaritime sont une réalité. Ce constat est d’autant plus criant que la France n’est aujourd’hui pas en mesure d’exercer une autonomie pleine et entière sur l’ensemble des trois couches du cyberespace et souffre de facto d’une absence de souveraineté numérique. Nos efforts devront donc porter sur ce domaine de lutte, tout autant pour les vulnérabilités qu’il représente que pour ses potentialités intrinsèques.
Une esquisse de grands déterminants face aux défis de demain
Une Marine au format adapté aux ambitions
La souveraineté de la France devra toujours s’exprimer depuis et dans ses espaces maritimes, de ceux bordant l’hexagone jusqu’aux confins des terres australes. Dès lors, la Marine, à l’horizon 2050, devra être en mesure d’agir seule sur la totalité de l’éventail opérationnel. Certaines capacités seront fragmentaires car l’objectif visé est une domination temporaire. Néanmoins, une cohérence d’ensemble est indispensable pour garantir notre souveraineté en tout temps et en tout lieu.
Dans un contexte qui voit croître le nombre de forces sous-marines dans le monde, tout autant que la probabilité d’occurrence de conflits aux intensités et physionomies variées, notre composante sous-marine et l’expertise que nous avons des domaines de lutte afférents sont indispensables à plus d’un titre. Cette composante porte, en son sein, le volet océanique de notre dissuasion, ultime garantie de notre souveraineté. Jusqu’à l’avènement de technologies qui remettent en cause la dilution de nos SNLE (53) dans les profondeurs des océans et leur dissimulation actuelle quasi absolue, comme les capteurs quantiques semblent l’annoncer, nous devons conserver cette composante dans sa déclinaison actuelle – le programme SNLE 3G (54) répond de ce besoin –, ainsi que les forces aéronavales et de surfaces qui s’y rapportent. Par ailleurs, au-delà de la puissance de feu nucléaire qu’elle nous octroie, la présence au fond des mers de nos sous-marins nous assure une profondeur stratégique. La mise en service imminente de la nouvelle classe de SNA (55) Suffren, équipée du Missile de croisière naval (MdCN) et d’un module pour nageurs de combat, dont la maturité opérationnelle sera pleine et entière autour des années 2040-2050, répond clairement d’une volonté d’exploiter pleinement les milieux sous-marin et aéromaritime pour se redonner de la profondeur stratégique dans le champ de la confrontation conventionnelle. Modèle de cohérence et de stricte suffisance, notre composante sous-marine ne doit pas évoluer.
Les forces de surfaces, quant à elles, devront répondre de multiples critères. Il faudra avant tout occuper nos espaces maritimes et probablement de manière plus affirmée. Par une présence renforcée, nous nous affranchirons du risque, confirmé par les tendances actuelles, de la politique du fait accompli et de certaines actions sous le seuil ; contester notre présence deviendrait alors un acte délibérément et ostensiblement hostile. Pour cela, une présence dans la durée, voire de la permanence, sera nécessaire. La Marine devra donc disposer de plateformes polyvalentes, robustes, endurantes et en nombre suffisant. La masse critique, indispensable au rapport de force dans un monde où la loi du plus fort perdurera, sera obtenue par la combinaison de bateaux « mère » et de multiples drones « satellites » de surface, aériens et sous-marins, mais également de vecteurs aériens et stratosphériques. Quant à la permanence, elle devra se penser comme la combinaison du nombre de plateformes mais aussi de l’aptitude pour chacune d’elles à naviguer plus longtemps, grâce à un processus de maintenance (56) repensé, des capacités de stockage des munitions augmentées, des points d’appui optimisés et, par certains aspects, une rusticité de conception. Pour générer à un coût raisonnable un format compatible de nos ambitions, la réalisation de véritables séries d’équipements (57) et le recyclage d’études et de conception éprouvées et rentabilisées sont également des pistes à explorer. Par ailleurs, à la lumière du changement climatique et de ses conséquences potentielles, nos bâtiments seront conçus pour naviguer en zones tropicales et pour certains en zones polaires, auront le souci de réduire l’empreinte carbone et de lutter contre la pollution et devront répondre des besoins liés aux mutations climatiques (58). Colonne vertébrale de notre souveraineté, le format et les capacités des forces de surface seront au cœur des transformations de la Marine et nécessiteront une attention particulière.
En 2050, mettre en œuvre un groupe aéronaval (GAN) sera l’assurance de pouvoir conduire des opérations de projection de puissance depuis la mer et surtout disposer d’un outil de maîtrise des espaces aéromaritimes complet (bâtiments de surface y compris logistiques, sous-marins et aéronefs). Avec une prévision de croissance dans le monde du nombre de porte-avions de 16 à 25 au cours des quinze prochaines années, cette capacité sera précieuse pour la France et reconnue par nos partenaires et compétiteurs. Si les menaces que représentent les sous-marins de nouvelle génération et les missiles hypervéloces ne doivent pas être minimisées, les atouts militaires et politiques que représente un GAN sont de nature à pérenniser son emploi et à tendre vers une permanence de l’outil. Véritable agrégateur et catalyseur de capacités, et plus généralement de forces, un GAN est aussi un outil qui oblige. En en disposant, toute notre Marine est intrinsèquement plus hauturière, plus exigeante en matière d’endurance pour les hommes et le matériel, plus holistique dans son approche opérationnelle et capacitaire, et finalement plus cohérente. Enfin, s’agissant de la dissuasion nucléaire, et sous réserve d’une réflexion analogue à celle sur l’impact potentiel des capteurs quantiques vis-à-vis de nos SNLE, la mise en œuvre de la composante aéroportée depuis le porte-avions (59) devra perdurer tant elle crédibilise l’outil et augmente significativement notre liberté d’action.
Une Marine qui s’appuiera sur l’excellence de capacités choisies
Si la stratégie américaine consistant à viser un haut niveau de performance dans tous les espaces de conflictualités est extrêmement séduisante, nous n’avons pas fait ce choix et ne pourrons clairement pas nous aligner sur des objectifs capacitaires équivalents. Dès lors, pour rester crédible, il conviendra de maîtriser certains domaines clés ou des outils discriminants.
La supériorité informationnelle est un objectif capital. En effet, la connaissance et l’anticipation seront demain, plus qu’aujourd’hui, des critères indispensables à la réussite d’une opération, tant les sources d’information et les tentatives de désinformation sont multiples. Elles nécessiteront de développer nos capacités de détection et d’exploitation des données – Big Data – pour ne pas crouler sous infobésité devenue endémique et pour être en mesure de conduire des opérations sous le seuil comme celles de haute intensité. Dans des temps contraints, tous nos effecteurs et leurs capteurs devront contribuer à cet objectif, y compris nos sous-marins dont il conviendra de maîtriser la transmission des informations en toute sécurité. Pour ce faire, la maîtrise du spectre électromagnétique sera décisive et méritera toute notre attention. De même, dans ce contexte, il nous faudra détenir des capacités cyber-électroniques tout à la fois défensives et offensives.
Seule une Marine à la fois hyperconnectée et capable d’autonomie pourra espérer conserver ou prendre l’ascendant lorsque nous serons à l’aube du milieu du millénaire. Que ce soit en national, sous bannière européenne ou en interalliés, nos bâtiments devront dialoguer et interagir en permanence et en temps réel, les uns avec les autres, mais également avec les avions, les unités terrestres et les drones de tous types qui évolueront dans son environnement, probablement plus vaste et plus complexe à cette échéance. Cette nécessité sera d’autant plus impérative qu’il conviendra de créer un maillage dense entre les plateformes habitées et les drones pour présenter à l’ennemi une « surface équivalente de combat » la plus importante possible et démultiplier les capacités de chacun des effecteurs présents pour prendre, par la combinaison des deux effets, l’avantage sur cet ennemi qui sera bien plus avancé technologiquement qu’il ne l’est aujourd’hui, en particulier en matière d’A2/AD. Ainsi, en opérations, le combat collaboratif devra s’affranchir des milieux et permettre d’engager par exemple un assaillant en vol et une cible à terre par une frégate en silence radar sur des informations reçues d’un aéronef piloté et d’un drone terrestre. À terme, l’objectif est de combiner les effets des armées, des domaines de l’Espace et du cyber, et de tout nouveau champ de conflictualité. Théorisé sous le vocable « d’opérations multidomaines », le commandement américain considère même que cette hyperconnectivité sera l’enjeu technologique, financier et conceptuel des années à venir. La bataille pour l’espace électro-magnétique aura lieu !
Pris individuellement, nos bâtiments devront être multitâches et multiluttes, et face aux opérations sous le seuil qui se multiplient, ils devront être dotés de davantage de capacités en matière d’actions offensives discrètes. Si les Frégates multimissions (Fremm) préfigurent ces concepts, ils devront être reconduits, améliorés et généralisés. C’est une des clés de la réussite, y compris pour nos bâtiments à l’outre-mer car la prolifération des menaces, en particulier sous-marine, nous y encourage. Nos bâtiments mettent déjà en œuvre des drones mais ils seront plus nombreux à l’avenir et opéreront aussi bien en surface qu’en dessous et au-dessus du dioptre, le tout simultanément. Toutes nos plateformes continueront d’être armées, en intégrant au plus tôt les armes de nouvelle génération, sans pour autant perdre de vue que la rusticité est un gage de résilience face aux avaries de combat ; caractéristique qui ne se limite d’ailleurs pas uniquement aux armements. Enfin, si la dominance sur le spectre électromagnétique sera décisive, il ne faudra pas omettre l’autoprotection à 360°, en particulier face aux menaces hypervéloces qui se développent. Pour satisfaire tous ces objectifs, notre Base industrielle et technologique de défense (BITD) devra s’imposer comme un acteur mondial clé, et résoudre le paradoxe qui consiste à garantir notre autonomie stratégique tout en remportant le combat de l’export.
Des marins pour faire la différence
En 2050, l’homme sera toujours au cœur des bâtiments et plateformes de la Marine. Il est même probable que le nivellement technologique et l’écrasement induit de certaines capacités opérationnelles feront que l’homme demeurera le discriminant de cette Marine de demain. Quant à ceux qui prophétisent que l’intelligence artificielle (IA) et l’informatique quantique se substitueront à l’homo sapiens, ils méconnaissent le rôle et l’importance des marins qui servent à bord d’un bâtiment de guerre.
Aujourd’hui, un marin embarqué exerce entre deux et trois métiers différents. Chacun est formé et certifié pompier car la lutte contre un incendie ou une voie d’eau est l’affaire de tous, scellés par un destin commun en pareil événement. Au poste de combat, le cuisinier vient renforcer l’artilleur ou devient brancardier, tandis que le détecteur conserve son siège derrière sa console radar, sonar ou guerre électronique. Lors d’un ravitaillement à la mer, cette fois, c’est l’artilleur qui devient opérateur sur une aire de chargement ou de transfert carburant. C’est ce que l’on appelle le registre des rôles. Véritable mosaïque humaine à géométrie variable et ADN de bon nombre de marines de guerre, cette organisation a fait ses preuves et doit être entendue comme la clé de la polyvalence, de l’endurance et de l’aptitude générale au combat. En 2050, la polyvalence sera toujours requise et nos bâtiments auront toujours besoin d’artilleurs, de détecteurs et de cuisiniers pour, de longues semaines durant, mettre en œuvre les armements, les senseurs et ravitailler à la mer des vivres et du carburant. En 2050, les armements et les senseurs seront différents, certains métiers auront disparu tandis que de nouveaux auront vu le jour, mais il est vraisemblable que les principes d’organisation, tels que nous les connaissons aujourd’hui, demeurent.
Avec l’arrivée des Fremm ces dernières années, la Marine est entrée dans une nouvelle ère et ces bateaux seront encore en service à l’horizon 2050. Les enseignements en matière d’adéquation bâtiment-équipage méritent d’être évoqués. Lors de la conception, cette classe de navire a été pensée pour opérer avec un équipage de 91 marins. Aujourd’hui, elles sont progressivement armées de deux équipages de 109 marins chacun. Fruit des premiers retours d’expérience, cette évolution majeure des ressources humaines (RH) a été motivée par la volonté d’augmenter le temps de présence à la mer de ces frégates et d’exploiter tout le potentiel multirôle du navire, sans augmenter le niveau de risque pour le personnel ou sacrifier l’entretien et la durée de vie du bâtiment. En 2050, avec une disponibilité et un nombre de jours de mer par an et par bâtiment supérieurs aux standards actuels, les doubles équipages seront certainement généralisés.
Si la grande majorité des marins qui armeront les bâtiments de la Marine au milieu du millénaire ne sont pas encore nés, certaines qualités humaines et certains principes de leur formation peuvent néanmoins être ébauchés. Ces futurs marins devront toujours accepter d’être longtemps loin de chez eux, coupés de leurs familles et proches (60). Ils devront être endurants. Pour la majorité, ils penseront facilement « réseaux et connectivité » et seront tous aisément sensibilisés à la cyberdéfense. En revanche, ces futures recrues devront être formées à l’archaïsme militaire pour naviguer avec un sextant ou à l’estime (61) en l’absence de système de positionnement par satellites. Enfin, pour mener des opérations de combat, ils devront être polyvalents, résilients ou apprendre à le devenir. À l’instar des défis actuels en matière de recrutement, formation et fidélisation, les services de RH qui œuvreront en 2050 devront donc trouver une harmonie entre fondamentaux du monde militaire maritime et spécificités cognitives de cette future génération.
* * *
Au regard des enjeux, à l’horizon 2050, nos compétiteurs seront indéniablement plus nombreux, vraisemblablement plus déterminés comme l’attestent déjà certaines tensions et actions sous le seuil au travers des mers et océans, et pour certains en mesure de restreindre, voire d’annihiler, notre liberté d’action à l’aune des stratégies et capacités plus ou moins ambitieuses qu’ils prévoient de développer d’ici là.
Face à eux, en se basant sur les invariants du monde maritime mais aussi des points de rupture identifiés, nous avons esquissé les grands déterminants de la Marine française que nous distinguions à cet horizon, afin qu’elle tienne son rang de puissance maritime et serve au mieux les ambitions d’un pays membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Toutefois, si la France ne veut pas que « les larmes de [ses] souverains [aient] le goût salé de la mer qu’ils ont ignorée (62) », il conviendra de donner corps à cette ébauche tant les objectifs technologiques, capacitaires et humains sont ambitieux, complexes et imbriqués avec d’autres champs de conflictualité, en premier lieu desquels compte un autre res communis : l’Espace.
Alors, dans un monde qui ne cesse de se heurter aux paradoxes de la mondialisation et du retour à l’autarcie sous de multiples formes ou de l’idéalisme et du réalisme, et qui est empli d’incertitudes et de surprises stratégiques comme l’illustre la crise sanitaire mondiale (63) que nous traversons, la France devra au regard de facteurs tant exogènes qu’endogènes, se préparer à affronter, au cours des prochaines décennies, des dangers polymorphes sur l’ensemble de son territoire aéromaritime qui ne voit jamais le soleil se coucher.
Éléments de bibliographie
Centre d’études stratégiques de la Marine, Ambitions navales au XXIe siècle, 2016, 107 pages.
Groupe « Mer et Valeurs », La mer, ses valeurs, L’Harmattan, 2012, 186 pages.
Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, 2013 (www.livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr/).
Livre bleu Outre-Mer, La France des outre-mer et le monde, 2018 (http://www.livrebleuoutremer.fr/).
Ministère des Armées, Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, 2017 (https://www.defense.gouv.fr/).
National Security Strategy of the United States of America, décembre 2017 (https://www.whitehouse.gov/).
Observatoire des conflits futurs, Notes, mai 2018/janvier 2019/avril 2019 (https://www.frstrategie.org/).
Revue Défense Nationale, n° 822, « La Méditerranée stratégique : Laboratoire de la mondialisation », été 2019, 226 pages.
Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Chocs Futurs, étude prospective à l’horizon 2030 : impacts des transformations et ruptures technologiques sur notre environnement stratégique et de sécurité, 2017, 208 pages (http://www.sgdsn.gouv.fr/).
Sheldon-Duplaix Alexandre, « Implication des ambitions maritimes des États puissance et des innovations navales », Recherches et documents n° 04/2018, Fondation pour la recherche stratégique (FRS), 45 pages
(http://www.frstrategie.org/).
Stratégie nationale pour la mer et le littoral, décret 2017-222 du 23 février 2017 (https://www.legifrance.gouv.fr/).
Stratégique n° 120 (« Un tour du monde géostratégique »), Institut de stratégie comparée (ISC), 2019, 224 pages.
Tenenbaum Élie avec Paglia Morgan et Ruffie Nathalie, « Confettis d’empire ou points d’appui ? L’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté », Focus stratégique n° 94, Centre des études de sécurité de l’Ifri, février 2020, 162 pages (https://www.ifri.org/).
Vandier Pierre, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Éditions du Rocher, 2018, 106 pages. ♦
(1) Anti Access/Area Denial ou Déni d’accès/Interdiction de zone.
(2) Stratégie chinoise en mer de Chine méridionale (Îles Spratleys, Fiery Cross Reef…) ou la récente loi russe sur les transports imposant à tout navire militaire de demander l’autorisation d’emprunter les détroits du passage du Nord-Est à l’encontre de la réglementation internationale. Baudu Hervé, « La route maritime du Nord, réalité et perspectives », p. 11 (https://lemarin.ouest-france.fr/).
(3) Passage stratégique ou goulet d’étranglement tel le canal de Panama, le canal de Suez, le détroit de Malacca, le détroit d’Ormuz ou encore le détroit de Bab-el-Mandeb.
(4) Air Bashing, Plane Bashing ou Flygskam font référence au dénigrement autour du transport aérien et à la honte de prendre l’avion, au nom de la préservation de l’environnement.
(5) Zone située au-delà de la mer territoriale et adjacente à celle-ci : elle peut s’étendre jusqu’à un maximum de 200 milles marins à partir des lignes de base. Selon la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 – dite convention de Montego Bay –, chaque État côtier y maîtrise la pêche, la construction d’ouvrages et l’exploitation du sol et du sous-sol, mais la navigation y est libre pour tous, y compris pour des exercices militaires (www.un.org/).
(6) Les réserves de ce gisement sont estimées à 127,4 milliards de mètres cubes de gaz.
(7) Expression latine utilisée en droit public et qui désigne une chose ou un bien commun, c’est-à-dire qui ne peut pas être appropriée, de par sa nature et est, de ce fait, accessible et utilisable par tous (Wikipédia).
(8) Elles recouvrent les zones contiguës, les zones de pêche, les zones de protection écologique et les ZEE.
(9) Le droit de la mer définit juridiquement, d’une part les espaces maritimes (eaux intérieures, mer territoriale, zone contiguë, ZEE, plateau continental, haute mer, régimes particuliers des détroits internationaux et des États archipels), d’autre part les droits et les devoirs des États dans ces espaces, notamment ceux de navigation et d’exploitation des
ressources économiques, ainsi que ceux de la protection du milieu marin.
(10) Par exemple mer de Chine et îles Spratleys ou Paracels, ou encore Méditerranée orientale et passage du Nord-Est le long des côtes sibériennes.
(11) Zones polaires, grands fonds, etc.
(12) En mer de Chine, en Arctique et même en Méditerranée.
(13) En 2010 déjà, un accord de cogestion signé avec l’île Maurice au sujet de l’île de Tromelin aurait pu aboutir à la concession, sans contrepartie, de ce minuscule îlot et ses 280 000 km2 de ZEE aux Mauriciens si des mobilisations parlementaires ne s’étaient pas opposées à sa ratification en 2013 et en 2017 (www.senat.fr/l).
(14) La Cnuced (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) estime que 90 % du trafic mondial emprunte les voies maritimes, et prévoyait dans son rapport annuel de 2019, avant la pandémie du Covid-19, une croissance annuelle du trafic maritime mondial de 3,4 % sur la période 2019-2024 (https://unctad.org/).
(15) Commission des affaires étrangères, La diplomatie et la défense des frontières maritimes de la France – Nos frontières maritimes : pour un projet politique à la hauteur des enjeux (Rapport d’information n° 3900), 29 juin 2016, Assemblée nationale, p. 23 (www.assemblee-nationale.fr/).
(16) Migrations de masse, crises alimentaires et hydriques, montée des eaux et catastrophes littorales, épisodes météorologiques maritimes exceptionnels, ouverture des passages du Nord, etc.
(17) Justification d’un inventaire des substances dangereuses.
(18) Opérations sous le seuil d’emploi de la force au sens du droit international ou qui ne peuvent être attribuées à un pays ou une organisation avec certitudes (ex : cyberattaques, guerre informationnelle). Pour autant, ces actions, confèrent à celui qui les pratique un avantage sur son adversaire.
(19) Ces propos font écho à la guerre Hors limite ; ouvrage de stratégie coécrit en 1999 par deux officiers de l’armée de l’air chinoise (Qiao Liang et Wang Xiangsui) et qui prône la combinaison de tous les moyens, militaires et non-militaires, pour arriver à ses fins. Dans ce nouvel art de la guerre, le champ de bataille est partout (militaire, économique, politique, culturel, psychologique, médiatique, etc.), la guerre permanente et les différents espaces s’interpénètrent.
(20) Livre bleu des engagements du Grenelle de la Mer, 10 et 15 juillet 2009 (https://www.vie-publique.fr/).
(21) Stratégie nationale pour la mer et le littoral, décret 2017-222 du 23 février 2017 (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(22) Les quatre objectifs de long terme et les quatre orientations stratégiques sont pilotés par le ministère de la Transition écologique et solidaire.
(23) Ministère des Armées, Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, 2017, p. 5, 18, 19, 42, 43 et 44
(https://www.defense.gouv.fr/).
(24) Livre bleu Outre-Mer, La France des outre-mer et le monde, 2018 (www.livrebleuoutremer.fr/).
(25) Vice-amiral d’escadre Charles-Henri de la Faverie du Ché, commandant en chef pour la Méditerranée de 2016 à 2019 : « Que l’Europe se réapproprie la Méditerranée ! », avant-propos de la RDN n° 822 (« La Méditerranée stratégique : laboratoire de la mondialisation »), été 2019.
(26) National Security Strategy, 18 décembre 2017.
(27) Amadeo Kimberly, « US Military Budget, Its Components, Challenges, and Growth », The Balance, 3 mars 2020 (www.thebalance.com/).
(28) Explosion du coût du destroyer furtif de la classe Zumwalt (3 construits au lieu des 32 envisagés). Idem pour l’avion F-35.
(29) Avec une cible à 355 navires en 2034, les projections de la Navy font état d’un retard de 10 navires au point de passage 2025 (287 au lieu de 297 navires). Avec plusieurs programmes coûteux de modernisation et d’acquisition, l’US Navy doit réduire/renoncer à certains programmes et envisage de ne pas prolonger certaines classes de navires en raison d’un rapport coût/bénéfice jugé peu pertinent.
(30) Néologisme qui fait référence à la stratégie de « pivot » ou « rééquilibrage » vers l’Asie, amorcée sous la présidence Obama.
(31) Le stratège américain Alfred Thayer Mahan (1840-1914) considère qu’une puissance mondiale doit développer une marine pour protéger l’accès aux matières premières et le commerce qui font sa richesse.
(32) Sheldon-Duplaix Alexandre, « Implication des ambitions maritimes des États puissance et des innovations navales », Recherches et documents n° 04/2018, Fondation pour la recherche stratégique (FRS), 45 pages (www.frstrategie.org/).
(33) Ibid.
(34) Xi Jinping, « Rapport », 19e Congrès national du Parti communiste chinois (PCC), 3 novembre 2017 (http://french.xinhuanet.com/).
(35) La marine chinoise construit l’équivalent du tonnage de la Marine nationale tous les quatre ans. Augmentation de 620 % du budget de la Défense entre 1996 et 2015, soit une progression annuelle du budget de 11 % sur la période.
(36) Rachat du terminal de Zeebruges, deuxième plus grand port de Belgique, achat et remise en état du port du Pirée en Grèce ou encore investissements dans les ports de Valence en Espagne et Trieste en Italie. Cf. Grésillon Gabriel, « Quand la Chine débarque dans les ports européens », Les Échos, 17 octobre 2019.
(37) Ex : enclave de Kaliningrad et ouest de l’Arctique (base de Rogachevo).
(38) Khan, « Nouvelle doctrine navale russe : quid novi ? », Le portail des forces navales de la Fédération de Russie, 3 août 2017
(www.rusnavyintelligence.com/).
(39) Frezat César, « La Russie à l’avant-garde des missiles hypersoniques », La note du Cerpa n° 4/2019 (www.irsem.fr/).
(40) Estonie en 2007, Géorgie en 2008, Ukraine en 2014, campagnes présidentielles américaine en 2016 et française en 2017 : toutes ces attaques sont réelles mais difficilement attribuables.
(41) Les quelque 300 câbles sous-marins qui transportent 97 % des communications sont physiquement vulnérables. Les câbles transportant l’énergie électrique pourraient aussi devenir une cible avec le développement des parcs éoliens offshore.
(42) Defense Advanced Research Projects Agency, agence du Department of Defense en charge de la recherche et développement des nouvelles technologies militaires.
(43) DARPA TV, « Teams Test Swarm Autonomy in Second Major OFFSET Field Experiment », Youtube, 7 août 2019 (www.youtube.com/).
(44) Terme employé pour désigner la surface de la mer.
(45) L’hypervélocité débute pour des vitesses supérieures à Mach 5.
(46) « Les premiers systèmes hypersoniques Avangard mis en service par l’armée russe », Sputnik News, 27 décembre 2019
(https://fr.sputniknews.com/). Kenhmann Henri, « DF-17 : Ce que l’on sait de cette arme hypersonique chinoise », East Pendulum, 7 octobre 2019
(www.eastpendulum.com/).
(47) Basé sur un Common-Hypersonic Glide Body (C-HGB), la Navy devrait équiper des destroyers et sous-marins. Cf. respectivement Larter David. B., « US Navy eyes new launchers on destroyers for hypersonic weapons », 29 juin 2019 (www.defensenews.com/) et Eckstein Megan, « Navy Confirms Global Strike Hypersonic Weapon Will First Deploy on Virginia Attack Subs », USNI News, 18 février 2020 (https://news.usni.org/).
(48) « La France se lance dans les planeurs hypersoniques », Air&Cosmos, 28 janvier 2019 (www.air-cosmos.com/).
(49) Résolution de l’équation Size, Weight and Power : avoir une taille et une masse réduites tout en délivrant une énergie conséquente.
(50) Lancement en orbites basses de satellites de communication, de localisation et d’imagerie par les sociétés privées Space X ou Blue Origine.
(51) Rocket Lab pour son mini-lanceur, Planet Labs pour l’observation ou encore OneWeb pour ses minisatellites de communication à haut débit.
(52) Exercice organisé par l’Otan en Norvège. Cf. Lagneau Laurent, « La Norvège dit avoir des preuves sur le brouillage de signaux GPS par la Russie », Zone militaire, Opex360.com, 19 mars 2019 (www.opex360.com/).
(53) Sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SSBN en nomenclature Otan).
(54) SNLE de 3e génération en remplacement de la classe actuelle Le Triomphant qui emportera une déclinaison future du missile M51 et dont le calendrier prévoit un début de construction en 2023 pour une mise en service autour de 2030.
(55) Sous-marin nucléaire d’attaque (SSN en nomenclature Otan). La classe Suffren est la deuxième génération de SNA français.
(56) Ce point s’entend de la conception des équipements du navire (MTBF : Mean Time Between Failure) jusqu’aux politiques de MCO (Maintien en condition opérationnelle), qu’elles soient préventives ou correctives.
(57) Avec le remplacement à venir des Patrouilleurs de haute mer (PHM, les avisos type A69), des Frégates légères furtives (FLF, classe La Fayette) et des Frégates de surveillance (FS, classe Floréal), une série basée sur le programme FDI (Frégate de défense et d’intervention), avec des versions légères pour remplacer les PHM et les FS pourrait répondre de cette logique.
(58) Capacités amphibies dans les outre-mer, aptitudes au contrôle des pêches ou à la sécurisation des espaces environnant des plateformes d’exploitation, ou encore surveillance de nos côtes face à l’augmentation des migrations.
(59) Fanu : Force aéronavale nucléaire mise en œuvre à partir du porte-avions Charles-de-Gaulle et ses Rafale équipés du missile Air-Sol Moyenne Portée-Améliorée (ASMP-A).
(60) Sans connexion aux réseaux sociaux entre autres.
(61) La navigation à l’estime est une méthode de navigation qui consiste à déduire la position du bateau à partir de sa route et de la distance parcourue depuis sa dernière position connue. Pour cela, aux données de cap et de vitesse sont intégrés des facteurs de dérive en fonction du vent et du courant.
(62) Formule attribuée au cardinal (Armand Jean du Plessis) de Richelieu.
(63) Pandémie au coronavirus (Covid-19).