Parti des États-Unis, le concept des opérations multidomaines vise à intégrer et à combiner les effets des nouveaux domaines d’action militaire (informationnel, cyber et spatial) dans les opérations interarmées aux niveaux opératifs et tactiques avec un cycle décisionnel adapté, afin de surprendre, saturer ou déstructurer l’adversaire. Élaboré dans une logique de remobilisation face aux menaces chinoises et russes, ce concept est rendu possible grâce aux technologies de l’information. Cette révolution est indispensable et inéluctable. Les marches capacitaires et organisationnelles semblent importantes mais plusieurs sont déjà initiées dans les chantiers du ministère sachant que l’interopérabilité avec nos alliés nous imposera les autres. Être parmi les précurseurs permettra à la France de maîtriser les nouvelles normes et à nos industriels européens de contribuer à cette révolution.
Les opérations multidomaines : une révolution militaire
L’évolution du contexte international annoncé dans la Revue stratégique de 2017 (1) et l’érosion du multilatéralisme semblent se concrétiser plus tôt que prévu. Des confrontations ouvertes entre puissances régionales parrainées par des puissances majeures apparaissent ainsi de nouveau possibles. Oublié depuis la fin de la guerre froide, ce type d’engagement symétrique impliquerait des capacités les plus modernes dans des domaines qui ne seraient plus limités aux milieux classiques – terrestre, maritime ou aérien.
De l’autre côté de l’Atlantique, après la Révolution dans les affaires militaires (RMA) des années 2000, le counter A2/AD (2) et le combat-cloud (3), le dernier concept américain en vogue est le « multidomain » (4), qui vise à faire face au retour des menaces symétriques d’origines russe et chinoise tout en intégrant les nouveaux milieux de conflictualité. Ce concept « multidomain » consiste à intégrer et combiner les effets des nouveaux domaines (informationnel, cyber et spatial) dans les opérations interarmées aux niveaux opératifs et tactiques avec un cycle décisionnel adapté, afin de surprendre, saturer ou déstructurer l’adversaire. Certains spécialistes jugent cette synergie multi-domaine inéluctable sur le long terme compte tenu de la convergence de tous les domaines via les outils numériques. Ce nouveau concept traduit aussi le besoin d’insérer les récents domaines cyber et spatial dans le combat terrestre pour l’US Army et dans le combat aérien pour l’US Air Force (USAF).
Si le sujet a été porté par les plus hautes autorités de l’USAF, de l’US Army et de l’Otan, ainsi que par de nombreux think tanks, ses ambassadeurs sont moins vocaux du côté français, probablement parce que nos structures interarmées de commandement opérationnel conduisent d’ores et déjà des opérations multimilieux (terre, air, mer) sur des théâtres de moyenne et de basse intensités. Par ailleurs, les synergies avec les domaines Cyber et Espace sont pour l’instant balbutiantes, en attendant les développements capacitaires majeurs attendus dans ces deux domaines au cours des dix prochaines années. L’avance doctrinale américaine est aussi poussée par leurs ruptures technologiques plus rapidement intégrées dans leurs équipements, telle l’architecture hyperconnectée et multi-effet du Lockheed Martin F-35 Lightning II.
Il est toutefois impératif que les penseurs militaires s’y intéressent, pour les raisons suivantes : la nécessité de maintenir notre interopérabilité avec les évolutions américaines et Otan, les opportunités offertes par la convergence digitale des milieux, le besoin opérationnel pour les engagements futurs de haute intensité d’intégrer l’Espace et le cyber, auquel on pourrait ajouter l’espace informationnel, crucial pour les opérations d’influence.
Comprendre les enjeux de cette évolution conceptuelle et analyser son efficacité dans le système militaire français imposent donc de replacer le sujet dans son contexte géostratégique et de revenir sur les objectifs de cette approche, pour enfin étudier sa faisabilité en France et son potentiel à moyen terme.
Contexte géostratégique
Un monde en perte de repères
Le déclin de l’hyperpuissance américaine et du multilatéralisme
À la suite des attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis ont basculé dans une période d’opérations extérieures d’une intensité considérable, oubliée depuis le retrait du Vietnam en 1975, qui ont usé militairement et économiquement l’Amérique (5). Le coût global de ces opérations massives de contre-insurrection, de l’ordre de 4 000 milliards de dollars, aurait permis d’acheter environ 30 000 avions de chasse de dernière génération F-35, soit 15 fois plus que les commandes actuelles destinées aux États-Unis. Outre les coûts directs, il convient de prendre en compte les coûts indirects que représentent le vieillissement des flottes et matériels en raison de leur usage intensif, ainsi que l’acquisition de matériels spécialisés pour les opérations de contre-insurrection, qui se révéleront inutiles dans des conflits de plus haute intensité.
En parallèle, le leadership américain dans la recherche, les technologies, l’accès aux ressources et la captation des marchés est vigoureusement contesté, en particulier par une Chine en pleine croissance et une Russie qui retrouve des ambitions de grande puissance malgré les sanctions, et qui sont toutes deux en quête de parité avec les États-Unis – voire de supériorité. Dans le même temps, les États-Unis perdent progressivement leur capital moral et diplomatique (6) qui constituaient une part significative de leur Soft Power. D’un côté, les valeurs occidentales de liberté et d’altruisme, dont les États-Unis étaient le porte-étendard, ont été contestées par ces mêmes États, de manière directe sur la scène internationale ou via les réseaux sociaux : chaque écart américain a été relayé vers la Terre entière et commenté via les médias et les nouveaux réseaux. D’un autre côté, les États-Unis ont aggravé cette crise de confiance en dénonçant le système international qu’ils avaient participé à créer, car considéré comme biaisé en leur défaveur : critique générale de l’ONU, retrait du Pacte sur les migrants (2016), retrait de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO, 2017), retrait de l’Accord de Paris sur le climat (2017), recul sur le nucléaire iranien (JCPOA, 2017), critique de l’Otan (2017), retrait du Partenariat transpacifique (TPP, 2017), renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (Aléna ou NAFTA, 2017), gel (2016) puis reprise (2019) des négociations sur l’accord de libre-échange transatlantique (TTIP ou TAFTA), dénonciation (août 2018) puis blocage (novembre 2019) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), abandon du traité sur les Forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI, 2019), suspension du financement de l’Organisation mondiale de la santé (OMS, avril 2020).
Enfin, les États-Unis perdent la confiance de leurs alliés européens : le pivot stratégique américain vers la zone Indo-Pacifique initié sous Barack Obama, même s’il est parfaitement légitime et compréhensible au vu des velléités de la Chine dans cette région, génère un sentiment d’abandon chez les alliés européens, eux-mêmes confrontés à des crises de confiance interne liées à la gestion du phénomène migratoire, au Brexit et aux différends avec la Turquie. Même si les exercices de réassurances de l’Otan prévus au printemps 2020 en Europe de l’Est reviennent au niveau des manœuvres Reforger des années 1980, en pleine guerre froide, ce retournement Indo-Pacifique et surtout la manière dont il a été annoncé ont affaibli durablement la confiance des Européens envers les États-Unis.
Cette conjonction d’affaiblissement, de retraits, de doutes et de perte de confiance a laissé le champ libre à d’autres compétiteurs, entraînant le pourrissement de certaines crises régionales où l’usage de la force est redevenu une norme.
Le retour à un monde multipolaire avec des compétiteurs et adversaires renforcés
Dans la même période, une multitude de sujets de crise sont apparus : compétition pour l’accès aux matières premières, crises démographiques et alimentaires, oppositions religieuses, ethniques ou politiques, retour des flux migratoires non contrôlés, recrudescence des trafics en tout genre : Ukraine, Libye, bande sahélienne, Somalie, Syrie, Irak, Yémen, Afghanistan. Ces crises prennent une tournure plus aiguë en raison des besoins nouveaux générés par les croissances économiques et démographiques de pays comme l’Inde et la Chine, mais aussi en raison de l’absence d’arbitre. Les belligérants sont soutenus notamment par la Russie, l’Iran ou la Chine qui exportent massivement des matériels de guerre et de l’assistance ce qui entretient la déstabilisation. Le conflit n’est pas toujours ouvert : sur d’autres territoires, de la contestation sociétale ou religieuse est exportée, préparant le terrain pour de nouvelles crises.
Sans gendarme du monde, le risque est grand que certains conflits ou crises fassent tache d’huile sur les régions voisines ou basculent dans un niveau de violence supérieur (Mali, Syrie, Yémen, Libye) avec de l’armement moderne. Cette situation de désordre quasi généralisé est alors favorable à la mise en place d’un nouveau leadership chinois, dont les Routes de la Soie sont un premier instrument.
Une suprématie militaire et technologique occidentale contestée,
rattrapée et peut-être dépassée
En parallèle, les États-Unis perdent progressivement leur leadership sur les hautes technologies militaires. Alors que la recherche aux États-Unis a toujours été largement financée par la Défense, vingt années de guerres insurrectionnelles ont laissé le secteur civil devenir leader dans le numérique (Gafam). Dans ce domaine numérique, la Chine a effectué un rattrapage colossal avec ses BATX (7) qui, d’une part lui confèrent une certaine autonomie numérique, et d’autre part dynamisent d’autres domaines de recherche plus pointus.
Une course effrénée vers les technologiques de rupture est enclenchée entre les États-Unis, la Chine et la Russie (planeurs hypersoniques, statoréacteurs, furtivité, ordinateurs quantiques, armes à effets dirigés, 5G, intelligence artificielle ou IA, robots), souvent à l’avantage des seconds avec des investissements en recherche et développement (R&D) extraordinaires (ex : souffleries hypersoniques chinoises (8)). Même si leur efficacité militaire n’est pas démontrée au combat, de nouveaux systèmes de combat prestigieux non américains apparaissent, tels que les chasseurs furtifs chinois J-20, les missiles hypersoniques russes Avangard ou le porte-avions chinois Shandong. La génération suivante de matériels est lancée (bombardiers furtifs russes PAK-DA et chinois H-20) et elle saura profiter des avancées technologiques pour se hisser à la première place, à l’image de Huawei dans la téléphonie mobile et la 5G (9).
Dans les domaines cyber et spatiaux, clefs de voûte des systèmes de combat occidentaux, l’Amérique et ses alliés sont attaqués : des actions récentes, parfois difficilement imputables, prouvent le niveau de maturité de nos adversaires et leur capacité de nuisance sur nos outils de positionnement, de renseignement et de communications, voire sur le fonctionnement interne de nos systèmes d’armes via des failles cyber qu’ils sont en mesure d’exploiter. Il apparaît donc essentiel de se mobiliser sur ces domaines pour inverser les tendances.
La supériorité technologique est aussi battue en brèche par la vulgarisation des technologies civiles, qui sont facilement militarisées par des adversaires asymétriques, et employées sur les théâtres. Cela leur permet d’effacer leur retard dans les domaines des communications, du positionnement, des outils de commandement et même des drones. Pour une fraction du coût de développement des technologies militaires, ces adversaires disposent de systèmes permettant de rétablir une certaine parité.
L’innovation et le dynamisme en opérations changent de camp : dans le domaine opérationnel, comme en Syrie, les forces russes surprennent, par les moyens déployés (système antiaérien et antimissile mobile S-400 Triumph, avions Soukhoï Su-30 Flanker-C ou Su-57 Felon, etc.) et les types de missions réalisées. Les systèmes A2/AD y sont employés pour promouvoir leurs intérêts et construire un rapport de force favorable envers la coalition anti-Daech, entravant sa liberté d’action. L’emploi décomplexé de la force dans des opérations-éclairs combinées de reconquête du territoire syrien préfigure des usages de leurs capacités multidomaines.
Dans le même temps, les adversaires des États-Unis et de ses alliés empiètent sur leur pré carré. La puissance militaire chinoise se déploie ainsi dans de nouveaux espaces, bien au-delà de son périmètre habituel de la mer de Chine : forces prépositionnées à Djibouti (10), forces navales en Méditerranée (11) et sur les nouvelles Routes de la soie (12). Ainsi, plusieurs installations stratégiques occidentales ne peuvent plus se considérer comme des sanctuaires (Al Dhafra aux Émirats arabes unis, Djibouti, Guam, Diego Garcia), car elles se trouvent dorénavant à portée des menaces navales ou balistiques adverses.
Une autre manœuvre de contestation de la puissance occidentale passe par la vente de technologies avancées non seulement aux adversaires, mais aussi aux alliés des États-Unis. L’action la plus flagrante est la dissémination de systèmes A2/AD ou « diplomatie du S-400 » (13). Cette manœuvre rappelle évidemment les années 1970 lorsque les systèmes sol-air soviétiques de l’époque avaient été massivement exportés (SA-2 Guideline, SA-3 Goa, SA-6 Gainful, SA-7 Grail). La diffusion de la technologie antiaérienne russe la plus sophistiquée permet de saper le leadership aérospatial et technologique de l’Occident. Surtout, ces systèmes S-300, détenus par des pays comme l’Iran ou l’Algérie, et S-400, lorsqu’ils sont mis en œuvre, paralysent effectivement nos modes d’action, fondés sur l’usage intensif de la troisième dimension. Pour rétablir notre liberté d’action, il conviendra de posséder les capacités nécessaires pour les neutraliser, à l’instar des moyens de guerre électronique et antiradar (SEAD). Ces capacités ont été initialement mises en œuvre par les Américains au Vietnam et les Israéliens au Liban, et sont devenues ensuite le ticket d’entrée indispensable pour toutes les opérations de haute intensité des années 1990 et 2000. Toutefois, elles se révèlent désormais obsolètes face aux portées des S-300, S-400 et bientôt S-500 (14). Ces exportations ont aussi un objectif plus machiavélien : la vente de cette technologie vers la Turquie et certaines monarchies du Golfe (15) fissure la cohésion des alliés des États-Unis.
Cette contestation multisectorielle est aggravée par le souhait du camp occidental, depuis 1991, de profiter des dividendes de la paix, en réduisant les budgets de défense et le format des armées. Le Sommet de l’Otan de Varsovie en 2016 a tenté de renverser la tendance, avec l’engagement des États-membres à remonter leur effort de défense à 2 % du PIB (16). Cependant, le rattrapage des retards de modernisation absorbe les budgets légèrement haussiers sans pour autant augmenter les formats d’armées. Après la crise financière de 2008, la crise du Covid-19 risque de repousser encore ce rebond attendu et si nécessaire.
En l’espace d’une décennie, le rapport de force entre l’Occident et ses compétiteurs a été bousculé.
Une réorientation américaine et non un abandon
Les États-Unis ne sont pas restés inactifs devant ces nouvelles menaces. Ces constats alarmants d’évolution du contexte international et de perte de la supériorité américaine dans tous les domaines de confrontation ont été décrits dans l’US National Defense Strategy de 2018 (17), qui a créé un électrochoc et enclenché une réaction et une adaptation massive du ministère de la Défense américain (DoD) aux nouveaux enjeux. Cela s’est traduit par une réorientation des politiques étrangères (18) et de défense avec un renforcement des budgets. Concernant les forces aérospatiales, les programmes de modernisation des forces nucléaires (Northrop Grumman B-21 Raider) et des capacités conventionnelles de haute intensité (6th Generation Fighter) sont redynamisés, profitant des économies générées par le désengagement progressif des théâtres inextricables du Moyen-Orient : l’arrêt annoncé en 2021 de la chaîne d’assemblage des drones de contre-insurrection MQ-9 Reaper est un symbole très fort de ce changement de priorité (19). L’Espace et le cyberspace sont déclarés comme domaines de combat. Enfin, la modernisation des structures de commandement à tous les niveaux est aussi engagée. On notera la cohérence de ce discours stratégique sur la haute intensité avec les livraisons de F-35 (avion multidomaine par essence) en Europe et la conquête de nouveaux marchés (Belgique, Pologne, Finlande, Grèce, Portugal…).
Les États-Unis ont aussi su tirer parti des enseignements des opérations massives de contre-insurrection au Moyen-Orient. Celles-ci ont été sources de nombreux progrès dans les organisations des structures de commandement, la conduite d’opérations en coalition et l’intégration des nouvelles technologies :
• Pour couvrir des zones d’opérations gigantesques et gérer des forces nombreuses et très hétérogènes, les centres de commandement ont su évoluer, mais ils sont devenus trop massifs, posant alors des questions d’efficacité, de résilience et devenant même des cibles idéales.
• Pour mener des opérations majeures loin du territoire, les capacités spatiales sont devenues indispensables. Ainsi, les moyens de communication par satellite sont devenus des artères vitales pour compenser l’absence d’architecture de communication locale et relier les centres de commandements et les forces de tous les domaines sur tous les continents (ex : forces en Irak et Syrie, état-major stratégique Central Command ou CENTCOM à Tampa – Floride –, état-major des forces aériennes à Al-Oudeid – Qatar –, état-major de la coalition et des forces terrestres à Bagdad, équipages pilotant les drones au Nouveau-Mexique, etc.). Les moyens dans ce domaine étant comptés même pour les États-Unis, la capacité à entreprendre des opérations supplémentaires et consommatrices de transmission de données peut être limitée par la bande passante disponible.
• Le développement des drones de toutes tailles pour la reconnaissance, la surveillance, voire pour le transport, a permis de développer de nouvelles méthodes de combat. En zones urbaines, en particulier, elles mettent en interface tous les moyens de combat et d’observation terrestres et aériens. Par contrecoup, apparaît un besoin supplémentaire d’intégration dans les manœuvres, de nouveaux métiers de coordination et de bande passante satellitaire pour partager les informations et coordonner les actions.
• Cette inflation constante des données numériques a menacé régulièrement les réseaux de thrombose, et risqué de masquer les informations essentielles (infobésité). Cela a dynamisé l’émergence d’un cloud numérique pour rassembler les données et les rendre disponibles pour tous, ainsi que le développement d’outils d’IA pour les trier constamment. Cela a aussi fait apparaître un manque d’interopérabilité numérique des systèmes de combat et de commandement liée à l’absence de normes, qui se révèle être un frein puissant à leur mise en réseau et à la numérisation globale du champ de bataille.
• Enfin, le partage du renseignement en coalition hétérogène et de circonstance est un défi croissant. En dehors des communautés 5-eyes (20) ou Otan, il faut déployer des réseaux compartimentés en fonction de la confiance accordée aux partenaires.
Le concept de combat multidomaine arrive dans ce contexte international de rééquilibrage stratégique américain avec le retour des confrontations de haute intensité et du combat symétrique, où l’exploitation des vulnérabilités par l’adversaire toucherait cette fois le cœur du système militaire : très forte dépendance aux capacités spatiales et numériques, vulnérabilité des états-majors centralisés et massifs, incapacité à défendre les bases de déploiement géantes face aux nouvelles menaces, etc. Ce recentrage sur des capacités de superpuissance permet en outre aux États-Unis de tourner la page de leur enlisement en Irak et en Afghanistan dans des opérations asymétriques.
Émergence du multidomaine
Pour les spécialistes des doctrines militaires (21), le combat multidomaine moderne tirerait ses origines de l’ère soviétique et du foisonnement doctrinal des années 1920-1930. L’élan américain est plus récent et date des dix dernières années et du défi obsessionnel que représentent les capacités A2/AD russes et chinoises tant au niveau opératif que tactique. En France, le sujet a été importé par les Armées de terre et de l’air dans le cadre de leurs échanges interalliés.
Avant d’imaginer une application du multidomaine à la française, il est nécessaire de poser la vraie nature du combat multidomaine, ses potentialités et ses principes.
Définition
Les opérations modernes dites multidomaine consistent à intégrer et combiner les effets des nouveaux domaines (informationnel, cyber et spatial) dans les opérations interarmées aux niveaux opératifs et tactiques avec un cycle décisionnel accéléré, afin de surprendre, saturer ou déstructurer l’adversaire. Cette définition renvoie aux principes de stratégie militaire où, pour vaincre un adversaire puissant ou bien défendu sans y perdre ses propres forces, il est indispensable d’employer les effets les plus efficaces de chaque arme/composante/milieux, et de savoir les combiner entre eux, au moindre coût humain et matériel possible, et en masquant le plus longtemps possible ses intentions. Celui qui dispose de la dynamique de décisions et d’actions la plus rapide sur le maximum d’effets combinés possède alors un avantage militaire : la surprise.
La lecture comparée de la définition et du principe de stratégie montre clairement que le combat multidomaine n’est pas un principe nouveau ; il a d’ailleurs été appliqué tout au long des âges par les plus grands stratèges (22). La nouveauté vient, d’une part de l’apparition des nouveaux champs de confrontation que sont l’informationnel, la cybernétique et le spatial et, d’autre part de la manière d’intégrer leurs effets de manière dynamique dans les opérations terrestres, maritimes et aériennes.
Pour mieux anticiper le futur, revenons sur des exemples historiques. L’ajout de chaque nouvel effet, « arme » ou champ de confrontation, a toujours été source de ruptures militaires, car si le premier camp à l’utiliser convenablement en retire un avantage considérable, l’adversaire, s’il n’a pas été détruit, applique rapidement à son tour les nouvelles idées en améliorant la technique et les usages. Ce fut évidemment le cas pour des effets qui furent novateurs en leur temps, comme l’artillerie, les forces sous-marines, les blindés et l’aviation.
Cela a aussi été source au fil de l’histoire de réflexions doctrinales : subordination de la nouvelle arme aux armes existantes ou indépendance en raison d’un champ de confrontation essentiellement distinct ? Ce fut le cœur des débats de l’entre-deux-guerres sur l’aviation naissante : garder l’aviation dans l’Armée de terre pour accompagner les fantassins à l’instar des blindés ou créer une Armée de l’air indépendante capable d’actions décisives sur les centres de gravité adverses (23), sans pour autant abandonner les actions d’accompagnement des forces terrestres.
Une doctrine novatrice appliquée à un domaine connu a souvent conduit à la victoire : à Ulm puis Austerlitz correspondent la mise en place des corps d’armée interarmes napoléoniens facilitant le déplacement de la grande armée et permettant des manœuvres complexes (24), à la Blitzkrieg la concentration et la combinaison redoutablement efficace de l’arme blindée, de l’aviation et des communications par radio (25). Dans les deux exemples, le multidomaine a été mis au service de manœuvres ambitieuses et déstabilisantes.
Au-delà de ces qualités de rupture déjà présentées, les opérations multidomaine à venir représentent, comme la Blitzkrieg à son époque, une meilleure utilisation du tempo opérationnel : en décloisonnant encore plus les six milieux (terre, air, mer, spatial, cyber, informationnel) jusqu’aux niveaux tactiques, elles permettent une gestion en temps réel de l’évolution de la situation et la synchronisation des actions dans les différents champs pour profiter des effets les plus efficients de chacun.
Les premières heures de l’opération Overlord en juin 1944 ont mis en œuvre toutes les composantes, et à une échelle considérable : déminage côtier, bombardement naval et aérien, opérations aéroportées et amphibies, supériorité aérienne, diversion dans le Pas-de-Calais, etc. Sans aborder les aspects logistiques exceptionnels de cette opération, il a fallu des mois pour la planifier et synchroniser les effets des différents domaines. L’objectif du concept multidomaine moderne est de pouvoir réaliser désormais en temps réel, du niveau tactique au niveau opératif, cette synchronisation des effets et domaines grâce aux technologies numériques et à une (r)évolution des structures de commandement.
Potentialités opérationnelles
Les potentialités de rupture des opérations multidomaine futures viennent de la nature exceptionnelle des nouveaux milieux à connecter. Par leur nature et leur architecture propres, les actions informationnelles, cybernétiques, spatiales et aéronautiques peuvent quasiment s’affranchir des distances et du temps. Lorsque ces capacités sont rassemblées, et parce qu’elles s’affranchissent des distances et des notions de profondeur stratégique, elles permettraient d’intervenir dès le début des crises, de mener des actions imprévisibles et très brèves, de paralyser ou contourner les systèmes défensifs de dernière génération et ainsi de toucher directement les centres de gravités adverses. La saturation de l’adversaire est alors possible en le stimulant dans tous les champs afin de le leurrer, le déstabiliser, l’obliger à choisir et à fauter. Cela peut permettre de conquérir une supériorité temporaire dans un domaine particulier pour pouvoir mettre en place les phases suivantes d’une opération. Ce principe peut s’appliquer, par exemple, à la conquête de la supériorité aérienne face aux systèmes A2/AD.
Le niveau de violence visible et l’information sur les réseaux peuvent être ajustés en temps réel en fonction des seuils de réaction politique des États afin de les décourager à contre-attaquer et les mettre ainsi devant le fait accompli (Donbass et Crimée depuis 2014 (26)). Le multidomaine peut aussi être un moyen efficace et élégant de désescalade de crise internationale, en utilisant par exemple des paralysies temporaires dans le domaine cyber, plus démonstratives et immédiates que les sanctions économiques.
Le premier gain de ce nouveau type d’opérations est d’abord la réactivité (agir dès les signaux précurseurs), puis l’efficacité retrouvée des capacités offensives sur les systèmes défensifs de dernière génération qui prolifèrent. Si aujourd’hui, les opérations spéciales sont déjà quasiment multidomaines, l’objectif est de généraliser cette manière d’opérer aux forces conventionnelles, à une large échelle et en temps réel.
Cadres et principes
Les conditions préalables pour mener des opérations multidomaines pourraient être les suivantes :
– concevoir les opérations suivant une approche globale, voire 3D (Diplomatique, Défense, Développement), et intégrer les effets et actions entre tous les milieux ;
– assurer une gestion en temps réel de l’évolution de la situation et une synchronisation constante des actions et effets dans les différents champs ;
– repenser l’organisation et les processus du commandement dans un contexte d’opérations à large échelle, et développer la subsidiarité pour éviter la saturation et la vulnérabilité d’un système trop centralisé ;
– faire évoluer l’organisation des forces en visant l’augmentation de leur polyvalence et de leur agilité par le rassemblement sous un chef unique de capacités spécialisées (dans la lignée du corps d’armée napoléonien, des divisions de Guderian (27), du Commandement des opérations spéciales – COS – ou des Groupements tactiques interarmes – GTIA) ;
– disposer d’un système d’information global et résilient associé à des moyens de communication robustes ;
– susciter les initiatives et les actions d’opportunités en partageant avec les structures subordonnées les intentions et les actions menées en parallèles ;
– former les chefs militaires à une culture multidomaine conséquente afin qu’ils sachent utiliser en fonction des circonstances les meilleures combinaisons d’effets ;
– bâtir des doctrines d’emploi, notamment en dessous du seuil de conflictualité, pour accroître le panel de réponses de nature militaire entre les mains du politique.
Les questions de doctrine et d’organisation multidomaine seront fondamentales et intriquées (28). Elles laissent augurer des arbitrages subtils entre le niveau interarmées, les trois armées et les commandements spécialisés. Toutefois l’avantage militaire que représente le multidomaine justifie ces efforts.
Application aux armées françaises et perspectives
Le multidomaine est une réorientation indispensable pour la superpuissance militaire et économique américaine. Ses potentialités sont d’une telle ampleur que son adoption semble essentielle pour la France qui en a les besoins et les moyens.
Une politique de défense favorable
Sans disposer des moyens des États-Unis, la France n’en partage pas moins des obligations de grande puissance. Elle a un rang mondial à tenir, hérité de notre histoire, de nos territoires éparpillés sur tous les continents, de notre place dans l’échiquier international (P5 (29), UE, Otan, accords bilatéraux) et de nos engagements militaires. Dans ce cadre, notre pays se retrouve dans l’obligation de maîtriser ses acheminements à l’échelle mondiale : vers l’outre-mer, les forces prépositionnées ou les théâtres d’opérations. Il doit aussi protéger ses espaces maritimes très convoités et ses moyens de communication. Comme notre allié américain, nous faisons face à la même évolution du contexte et aux mêmes risques de confrontation directe ou indirecte dans tous les domaines.
En cohérence avec ces analyses des menaces, la France a voté une Loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 (30) de réinvestissement significatif. Elle va permettre la livraison d’équipements de nouvelle génération dans les domaines de la projection, du renseignement, du combat terrestre, aérien et naval. Elle lance les études nécessaires aux futures technologies dans un cadre européen, avec l’Allemagne en premier partenaire, et elle relance le couple innovation/expérimentation technico-opérationnelle. Elle poursuit la modernisation de la dissuasion. Enfin, elle met l’accent sur l’Espace (effort financier de plusieurs milliards d’euros et renouvellement complet de nos capacités sur la période de la LPM et ouverture vers des démonstrateurs pour agir dans l’Espace) et le cyber (recrutement d’environ 1 000 spécialistes et effort financier supérieur à un milliard d’euros).
Ainsi, la France se dote des outils (notamment dans les domaines numérique, cyber et spatial) pour pouvoir conduire à l’avenir des opérations multidomaines.
Transformation des structures militaires
Bien qu’étudié dans les Armées de terre et de l’air françaises depuis plusieurs années en raison de leurs liens avec leur homologue américain, le sujet « multi-domaine » a désormais la maturité pour être à l’ordre du jour interarmées.
Cette lenteur peut s’expliquer pour plusieurs raisons :
– Une organisation interarmées qui intègre déjà certains fondements du multi-domaine en termes de synergie des effets et peut les considérer comme suffisants. Ainsi, le niveau interarmées stratégique français commande sur tous les domaines en termes de planification, de ciblage ou de conduite des opérations (CPCO). Mais le succès de l’opération Hamilton en 2018 (31) en Syrie relève plus d’une synchronisation planifiée d’effets comme pour Overlord, que d’une combinaison dynamique multidomaine.
– Une certaine culture jacobine qui tend à considérer comme suspectes les évolutions décentralisatrices nécessaires pour conduire des opérations multidomaines aux niveaux opératifs et tactiques.
– Les évolutions récentes du commandement Cyber (32) et du commandement de l’Espace (33), qui doivent encore mûrir dans leurs nouvelles dimensions et structures. Leurs nouveaux effets défensifs et offensifs restent à développer ou sont trop confidentiels pour être partagés avec les autres composantes.
– Un certain désintérêt doctrinal pour le multidomaine, qui dans sa conception américaine est lié à la haute intensité et au combat symétrique, jugés moins prioritaires (34) dans les circonstances actuelles que les opérations de contre-insurrection menées par nos armées en Afrique et au Levant.
– L’absence des prérequis numériques pour construire et conduire des opérations multidomaines.
Toutefois, le ministère a l’expérience des grandes transformations (35) et porte des visions transverses assez proches des notions multidomaines (36). Il est évident que, dès que le sujet sera pris en compte, il sera développé avec méthode et détermination, comme l’ont été en leur temps le renseignement militaire, les opérations spéciales, le cyber et dernièrement l’Espace.
Comme certaines transformations, le multidomaine risque de générer des débats tendus, par l’impact qu’il aura sur les structures interarmées et sur celles de chaque armée. Cependant il sera possible de faire converger les visions, grâce à des cycles de groupe de travail et d’expérimentation (37). Utiliser les savoir-faire multi-milieux existants des forces spéciales pourrait être le point de départ idéal pour tous. Grâce à des changements d’échelle progressifs accompagnés d’outils modernes de management de projet et de simulation, il serait possible de créer un modèle de multidomaine à la française interopérable avec nos alliés.
Compte tenu des efforts existant aux États-Unis, il faudra poursuivre les échanges avec eux pour profiter de leur avance et de leurs travaux conceptuels tout en favorisant ainsi l’interopérabilité. Cela permettra aussi de comparer et encadrer notre propre interprétation du multidomaine liée à notre propre modèle d’armée. Une attention devra être portée sur la mise en place de normes afin que ces travaux ne soient pas source d’hégémonie de l’industrie américaine.
Perspectives d’adoption du multidomaine
Technologies de l’information
Il semble que la principale difficulté technique des opérations multidomaines réside dans l’emploi des technologies de l’information pour réussir, à l’échelle d’un théâtre et en temps réel, la fusion du renseignement et la distribution des informations, l’organisation des chaînes de commandement et la transmission des ordres.
Il y aura cinq défis à relever :
– disposer d’un système d’information et de commandement unifiés entre tous les acteurs et très automatisé notamment grâce à l’IA,
– assurer la communication entre tous les systèmes d’armes et avec les systèmes de commandement,
– intégrer sans surcoût de nouveaux alliés ayant des niveaux de confidentialité hétérogènes,
– disposer d’architectures réseaux et cyber robustes et résilientes,
– profiter de cycles courts de renouvellement de matériel afin de disposer des innovations et coûts des technologies de l’Internet grand public.
Concernant les communications entre les différents systèmes d’armes, il n’existe pas de normalisation numérique interarmées. Cela s’explique autant par la durée de vie et l’ancienneté de certains systèmes que par la logique propriétaire des industriels en charge de leur conception. C’est un vrai obstacle à la construction multidomaine qui entend justement réduire les barrières entre les domaines grâce aux outils numériques. Toutefois des projets de standardisation apparaissent à l’Otan et via des propositions technologiques françaises au sein du futur Fonds européen de défense (38).
À moins de réussir à mettre en place des solutions numériques intérimaires (telle l’initiative Connect@aéro (39) pour l’Armée de l’air), l’avancée dans le multidomaine devra se synchroniser avec le chantier de numérisation du ministère et l’arrivée de la nouvelle génération de systèmes d’armes communiquant par nature, tels Scorpion et le Système de combat aérien futur (Scaf).
Capacitaire futur
Les réflexions sur l’Air-Land-Battle des années 1980 avaient débouché sur le développement d’avions radar de surveillance du champ de bataille (Northrop Grumman E-8 J-STAR) qui se révélèrent essentiels dans les deux guerres du Golfe (1990 et 2003-2011) et de nombreux autres conflits dont la Libye en 2011 pour trouver et neutraliser les colonnes de blindés adverses (40). De manière semblable, la diffusion de la culture du multidomaine aura un impact sur le domaine capacitaire et dans de nouveaux secteurs. Par exemple, les plateformes aériennes et navales pourraient servir de vecteur aux attaques cyber, soit via leurs radars puissants, soit en larguant des mini- ou des nano-drones qui iraient s’insérer physiquement dans les réseaux adverses.
La science-fiction permet souvent de donner un visuel à ces nouveaux concepts, qui devront ensuite être approfondis. Compte tenu de la maturité de ces sujets prospectifs, les nouveaux programmes d’armement multidomaine arriveront bien après 2025 et n’impacteront pas la loi de programmation actuelle.
Financier
D’un point de vue financier, le multidomaine ne devrait pas représenter un obstacle insurmontable. En effet, dans une première phase de conversion, il faut essentiellement mettre en perspective et en harmonie des modernisations déjà souhaitées et planifiées, notamment dans le domaine du numérique (cloud de combat, IA) et des transmissions haut débit et satellitaires de théâtre. En revanche, une conversion rapide au multidomaine nécessiterait une accélération massive de cette numérisation du ministère envisageable selon deux axes, avec des ordres de coûts différents :
– soit avec un coût raisonnable grâce à l’utilisation de technologies civiles (Gafam) nécessitant peu d’adaptations, mais en sacrifiant une partie de la résilience militaire ;
– soit avec un coût plus important avec l’emploi de technologies militaires, mais qu’il faudrait partager avec l’industrie de défense européenne (Thales, Airbus) qui développerait des savoir-faire et de potentiels nouveaux marchés exports.
Dans une seconde phase de conversion au multidomaine, des sujets de science -fiction d’aujourd’hui pourraient arriver demain. Il importerait alors de ne pas tomber dans des travers de type « guerre des étoiles », qui ont ruiné l’économie la plus fragile.
Interopérabilité
Pour un pays de la taille de la France, des opérations de moyenne et haute intensités en multidomaine devront être réalisées en coalition pour rassembler suffisamment de forces face à nos adversaires. Toutefois les opérations très digitalisées en coalition et donc celles multidomaine feront face à deux obstacles : la compatibilité des normes et la confidentialité. La question des normes des systèmes de commandement, des systèmes de transmission et de format des données devra être résolue avec nos alliés, grâce notamment au Commandement de la transformation à Norfolk (ACT) pour l’Otan.
Le sujet du partage des informations sensibles avec les alliés est une question délicate, tant réglementairement que techniquement. Avec l’explosion de la quantité d’informations collectées, et avec des opérations dont le socle est le partage des données, il faudra s’obliger à une classification pragmatique des données en entrée pour permettre leur partage. Par ailleurs, la séparation de données de niveaux différents de confidentialité est assurée aujourd’hui en plaçant ces données sur des réseaux différents. Cette solution réglementairement est très consommatrice de ressources en multipliant le nombre de terminaux. Une option pourrait être, lorsque les technologies le permettront, d’inverser le paradigme et de disposer d’un réseau support unique pour y mettre toutes les données, tout en mettant en place des niveaux de cryptologie différents en fonction du niveau de confidentialité de chaque donnée. L’utilisateur accrédité ne verrait alors que ce que lui permettraient ses accréditations. Cela demanderait une réforme majeure des architectures des données et des systèmes d’information.
Ressources humaines et culture
Dans le domaine des ressources humaines (RH) se profile le défi de rassembler les compétences nécessaires pour armer les futurs centres de commandement multi-domaine. Pour faire fonctionner la colonne vertébrale numérique et la protéger, il y aura bien évidemment un besoin important en spécialistes du numérique. Mais le besoin va bien au-delà. Dans le modèle actuel, les officiers des armes (fantassins, cavaliers, pilotes, etc.) qui arment les structures restent dans leur arme initiale pendant 15 à 20 ans en y progressant en termes de responsabilités. Ils apprennent ensuite en état-major le fonctionnement de leur armée et de l’interarmées dans leurs dimensions organiques, opérationnelles ou capacitaires. Ils abordent, enfin, les relations internationales ou la haute administration de l’État. Ce déroulé laisse peu de temps dans une carrière pour comprendre et maîtriser les effets des autres milieux, et savoir les combiner utilement dans des plans d’opérations complexes ou dans la conduite de missions sous fort stress temporel et humain.
Il faut donc s’interroger sur l’opportunité de créer des filières d’officier C2 (41), sans cursus de commandement au feu, mais maîtrisant les effets de tous les domaines et l’art de les associer dans des trames spatiales et temporelles complexes. La carrière en unité pourrait être alors remplacée par des postes directement en états-majors opérationnels, assortis d’entraînements de planification et de conduite d’opérations via de la simulation. Les jeunes officiers commenceraient leur apprentissage par la planification froide, puis chaude, et les officiers plus expérimentés conduiraient en temps réel les opérations plus complexes en termes de taille des dispositifs engagés et de domaines impliqués. Il s’agirait d’une rupture philosophique et culturelle, dans le sens où, jusqu’à aujourd’hui, celui qui ordonnait à d’autres hommes d’aller au combat a toujours eu l’expérience du combat, nécessaire pour qu’il pèse avec sagesse les risques encourus par ses hommes.
Ce tour d’horizon prospectif montre que l’application du concept d’opérations multidomaines aux armées françaises semble possible.
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Parti des États-Unis, le concept des opérations multidomaines vise à intégrer et à combiner les effets des nouveaux domaines d’action militaire (informationnel, cyber et spatial) dans les opérations interarmées aux niveaux opératifs et tactiques avec un cycle décisionnel adapté, afin de surprendre, saturer ou déstructurer l’adversaire. Élaboré dans une logique de remobilisation face aux menaces chinoises et russes, ce concept est rendu possible grâce au développement des technologies de l’information.
Bien que le principe général du multidomaine ne soit pas révolutionnaire et ait trouvé dans l’histoire, à chaque rupture capacitaire, l’occasion de se déployer, son application semble aujourd’hui essentielle compte tenu du poids et de la transversalité des nouveaux domaines cyber et spatiaux. Le stratège qui ne saura pas les utiliser de manière intégrée en appui des domaines traditionnels sera rapidement dépassé. Le fonctionnement en multidomaine peut même ouvrir un nouveau champ de stratégies militaires directes, indirectes, d’escalade et de désescalade grâce à la réactivité et la quasi-immédiateté des actions qu’il permet dans les nouveaux domaines et dans le domaine aérien.
La marche peut sembler importante pour le système existant, tant en termes de transformation organisationnelle et culturelle des architectures de commandement, de modernisation des réseaux que de développement des domaines cyber et spatial. Heureusement, tous les grands projets du ministère sont compatibles d’une telle évolution. Développer des opérations multidomaines sera sans doute complexe à mettre en œuvre en national, mais l’interopérabilité avec nos alliés nous imposera nombre de modernisations qui en seront les prémisses. Être parmi les précurseurs sur ce périmètre permettra à la France de maîtriser les nouvelles normes et à nos industriels européens de contribuer à cette révolution.
Éléments de bibliographie
Coutau-Bégarie Hervé, Traité de stratégie (4e édition), Économica, 2003, 1 020 pages.
Garnier Jacques, Austerlitz, 2 décembre 1805, Fayard, 2005, 462 pages.
Gaulle (de) Charles, Mémoires de guerre, L’appel 1940-1942.
Gros Philippe et Tourret Vincent, « La synergie multidomaine », Note de la FRS n° 7, avril 2019, 48 pages (www.frstrategie.org/).
Pappalardo David, « Apporter de la tangibilité au concept du combat multidomaine. To buzz or not to buzz ? », DSI Hors-série n° 70, février-mars 2020 (www.areion24.news/).
Spirtas Michael, « Toward One Understanding of Multiple Domains, Acheiving cross-doman synergy », RAND Corporation, 2 mai 2018 (www.rand.org/blog/2018/05/toward-one-understanding-of-multiple-domains.html).
(1) Ministère des Armées, Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, 2017, p. 17 (www.defense.gouv.fr/).
(2) Counter Anti-Access and Area Denial : concept américain de lutte contre les stratégies anti-accès de déni d’accès mises en œuvre par la Chine et la Russie pour contrecarrer la puissance militaire aérienne et navale américaine.
(3) Concept de cloud informatique dédié aux opérations de combat permettant de partager massivement au sein d’une formation tactique toutes les informations utiles : renseignement, ordres, États, etc.
(4) Il est parfois associé aux opérations « Multi-Domain-Operations » (MDO) ou aux structures de commandement « Multi-Domain Command and Control » (MDC2) définies dans Air Force Strategic Integration Group White Paper, Multi-domain Operations: A United States Air Force Perspective, 22 août 2018 (www.afsig.af.mil/).
(5) The Costs of War since 2001: Iraq, Afghanistan, and Pakistan, Eisenhower Research project, Brown University, juin 2011.
(6) Gomart Thomas, L’affolement du monde, Tallandier, 2019, 320 pages.
(7) BATX désigne, face aux Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), les géants du Web chinois : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi. Ils forment le quatuor central de la tech chinoise, auquel on pourrait ajouter Huawei (équipements télécoms), ByteDance (propriétaire du réseau social TikTok) ou encore DJI (drones).
(8) La future installation, une galerie longue de 265 mètres et construite par l’Académie chinoise des Sciences (CAS), permettra de « simuler des vols à des vitesses comprises entre Mach 10 (environ 12 250 km/h) et 25 (30 600 km/h) », soit 25 fois la vitesse du son, selon un chercheur du projet, Han Guilai, cité par la télévision publique CCTV. Cf. Bergé Frédéric avec AFP, « En Chine, une soufflerie surpuissante testera des avions et missiles à 12 000 km/h et bien plus », BFM Businness, 21 mars 2018 (https://bfmbusiness.bfmtv.com/).
(9) Saviana Alexandra, « Dossier Huawei et 5G : quand les États-Unis menacent l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine », Marianne, 21 mars 2019 (www.marianne.net/).
(10) AFP, « La Chine inaugure à Djibouti sa première base à l’étranger », L’Express, 1er août 2017 (www.lexpress.fr/).
(11) Ekman Alice, « La Chine en Méditerranée : une présence émergente », Notes de l’Ifri, février 2018 (www.ifri.org/).
(12) Labévière Richard, « “Routes de la soie” maritimes et armées ! », Les Crises, 20 décembre 2019 (www.les-crises.fr/).
(13) Facon Isabelle, « Export russe des systèmes antiaériens S-400 : intentions stratégiques, atouts industriels et politiques, limites », Défense & industries n° 13, juin 2019, p. 18-21 (www.frstrategie.org/).
(14) Noël Jean-Christophe, Paglia Morgan et Tenenbaum Élie, « Les armées françaises face aux menaces antiaériennes de nouvelle génération », Focus stratégique n° 86, Ifri, p. 15 (www.ifri.org/).
(15) Facon Isabelle, op. cit.
(16) Chefs d’État et de gouvernement, « Communiqué du Sommet de Varsovie », 8-9 juillet 2016 (www.nato.int/).
(17) The United States of America, Summary of the 2018 National Defense Strategy, 11 pages (https://dod.defense.gov/).
(18) Les zones d’intérêt stratégique sont présentées suivant l’ordre : Asie, Europe et Moyen-Orient.
(19) Par son manque de survivabilité face aux menaces aériennes et sol-air, le MQ-9 est inadapté à la haute intensité d’où son abandon. Cf. Cohen Rachel S., « Abrupt End to MQ-9 Production Surprises General Atomics », Air Force Mag, 26 février 2020 (www.airforcemag.com/abrupt-end-to-mq-9-production-surprises-general-atomics/).
(20) Alliance de services de renseignement de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis.
(21) Gros Philippe et Tourret Vincent, « La synergie multidomaine », Note de la FRS n° 7, avril 2019, 48 pages (www.frstrategie.org/).
(22) Sun Tzu, L’Art de la guerre, Article III : troisième circonstance pour la victoire : « Assortir habilement ses rangs » ; Article V : « Usez généralement des forces directes pour engager la bataille, et des forces indirectes pour emporter la décision […] leurs combinaisons étant sans limites, personne ne peut toutes les comprendre. Ces forces sont mutuellement productives et agissent entre elles ».
(23) Théorie du bombardement stratégique du général Guilio Douhet présentée dans son traité La maîtrise de l’air (1921).
(24) Cenat Jean-Philippe, « De la guerre de siège à la guerre de mouvement : une révolution logistique à l’époque de la Révolution et de l’Empire ? », Annales historiques de la Révolution française n° 348, 2007, p. 109 (www.persee.fr/).
(25) Gaulle (de) Charles, Mémoires de Guerre. Tome I, Plon, 1954, p. 28.
(26) Nocetti Julien, « Guerre de l’information : le web russe dans le conflit en Ukraine », Russie.Nei.Reports n° 20, septembre 2015, Ifri, 36 pages (www.ifri.org/).
(27) La doctrine militaire allemande était alors très pragmatique utilisant même les canons de 88 mm antiaériens lors de la bataille d’Abbeville en tir horizontal pour percer le blindage des chars B1 bis français. Cf. W ailly Henri, Abbeville 1940. De Gaulle sous le casque, Perrin, 1990, p. 26 (www.cairn.info/abbeville-1940—9782262007638.htm).
(28) Intrication de type quantique entre électrons où toute action sur l’un se répercute sur l’autre.
(29) La France fait partie des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU avec les États-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne et la Chine. Ils disposent d’arsenaux nucléaires.
(30) Ministère des Armées, « Loi de programmation militaire 2019-2025 : textes officiels », 16 février 2018 (www.defense.gouv.fr/).
(31) Commission de la défense nationale et des forces armées, « Audition du général Bruno Maigret, commandant des Forces aériennes stratégiques » (compte rendu n° 43), Assemblée nationale, 12 juin 2019 (www.assemblee-nationale.fr/).
Commission de la défense nationale et des forces armées, Avis sur le projet de loi de finances pour 2019 (n° 1255) « Tome V : Défense – Préparation et emploi des forces : Marine » (www.assemblee-nationale.fr/).
(32) Commission de la défense nationale et des forces armées, « Audition du général de division aérienne Didier Tisseyre, général commandant la cyber défense sur le thème “le cyber, nouvel espace de conflictualité” », 4 mars 2020 (www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def1920040_compte-rendu).
(33) Ministère des Armées, « Florence Parly acte la création du Commandement de l’Espace au sein de l’Armée de l’air », 9 janvier 2020 (www.defense.gouv.fr/).
(34) En revanche, en termes capacitaires et financiers, la LPM modernise toutes les capacités de haute intensité.
(35) Transformation des soutiens communs en 2013 du Maintien en condition opérationnelle (MCO) en 2017.
(36) Positionnement de l’État-major des armées (EMA) et du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) interarmées au-dessus des états-majors centraux et opérationnels des trois armées.
(37) Dans cette logique d’expérimentation, la Royal Air Force a mis en place une escadre multidomaine, le No 11 Group.
(38) Le soutien financier européen dans le cadre du Covid-19 risque d’impacter le budget du FED, voire remettre en question sa création.
(39) Faury Étienne et Moricet Lise, « Connect@Aéro : connecter nos systèmes de combat », Air actualités n° 718, février 2019, p. 16 (www.defense.gouv.fr/).
(40) Tagg Lori, « JSTARS plays critical role in Operation Desert Storm », US Army, 16 janvier 2015 (www.army.mil/).
(41) Command and Control, désignation anglo-saxonne des structures de commandement opérationnel.