Le contexte de mutation permanente de notre environnement, dont il est impossible de prédire les étapes et les issues, nécessite de mieux identifier et faire évoluer les officiers présentant le plus haut potentiel, inscrivant le modèle actuel dans un impératif stratégique de transformation. L’analyse de la place occupée par le Centre des hautes études militaires dans les processus de sélection, de formation et de gestion des hauts responsables, évaluée au double prisme des caractéristiques des programmes modernes de Talent management (gestion des talents) et de la notion de potentiel, offre une clé de compréhension des évolutions à consentir pour éviter toute forme de décrochage du modèle aujourd’hui en vigueur dans les Armées.
Gestion du potentiel dans les armées : réflexion sur la dialectique des talents
« La pensée unique et la haute fonction publique nous [ont] parfois menés dans l’ornière (1) ». Cette phrase choc du président de la République Emmanuel Macron pose publiquement au printemps 2019 les termes d’un débat longtemps éludé. Soixante-quinze ans après une première réforme de la haute fonction publique à laquelle une part de la responsabilité du désastre de 1940 était imputée, l’élite administrative française, dont les membres sont reconnus comme les plus éminents talents du pays, est à nouveau priée de se réinventer. Conformisme, méfiance vis-à-vis des acteurs de l’action publique, attentes accrues en termes d’efficacité, de transparence et de créativité de la part des élites administratives et politiques. Les reproches sont similaires.
Emmanuel Macron confie alors au haut fonctionnaire Frédéric Thiriez (2) un mandat relatif à la réforme de la haute fonction publique précisant que cette réforme « devra […] relever trois défis majeurs [dont] une sélection exigeante, fondée sur le mérite, qui attire les meilleurs talents » (3). Après huit mois de travaux, les rédacteurs du rapport publié en réponse au mandat proposent, entre autres recommandations, la création d’un Institut des hautes études du service public (IHESP) qui « inspiré de l’École de Guerre et du Centre des hautes études militaires […] aurait pour mission de préparer les futurs cadres dirigeants à l’exercice de fonctions managériales de haut niveau (4) ».
Le retournement de situation s’avère spectaculaire pour une institution militaire, et en particulier la catégorie de ses chefs, dont les mots du président de la République trouvent un profond écho historique. Ainsi, en 1835, Tocqueville vilipendait-il le chef militaire, soulignant que « la partie la moins guerrière comme la moins révolutionnaire d’une armée sera toujours à sa tête (5) ». De même, Marc Bloch soulignait-il en 1940 que « jusqu’au bout, notre guerre aura été une guerre de vieilles gens ou de forts en thèmes […] toute pénétrée par l’odeur de moisi qu’exhalent l’École de Guerre, le bureau d’état-major du temps de paix ou la caserne (6) ». Las, la grande réforme de la haute administration publique orchestrée à la Libération et aboutissant à la création de l’École nationale d’administration (ENA) en 1945 se faisait-elle en excluant les élites militaires du remède administré (7).
Si la convocation de nombreux auteurs venait compléter cet acerbe florilège, la conséquence d’une telle appréciation négative serait sans appel : raisonner la pertinence du modèle militaire et de l’exploitation faite de ses talents est parfaitement incongru. Pourtant, les armées apparaissent aujourd’hui comme une source d’inspiration pour l’État et en particulier sa direction des ressources humaines, la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) (8). Dépassant le satisfecit actuel d’une excellence aussi abondamment relayée dans la presse que mal connue et peu étayée, il convient surtout de s’interroger sur la capacité réelle des armées, dans le « VUCA World (9) », à continuer à générer dans la durée les chefs dont elle a besoin, capables de faire face au monde de demain, à la fois gestionnaires (de crises), préparateurs de l’avenir et « politico compatibles ». Armées, qu’allez-vous faire de vos talents ?
La gestion des talents, besoin existentiel des organisations modernes
À l’origine… n’étaient pas les talents
Lancé par des consultants du cabinet américain McKinsey dans leur étude The War for Talent, parue en 1997, le terme de « talent » apparaît au cœur des années 2000 dans un contexte de déficit de main-d’œuvre qualifiée, de mondialisation qui entraîne une hypercompétition et du poids croissant de l’innovation. Parler de « talent » revient dès lors à évoquer une population bien ciblée et spécifique, celle des collaborateurs identifiés comme susceptibles de prendre des responsabilités managériales de plus en plus importantes dans une organisation et de constituer, pour cette dernière, un avantage concurrentiel. Fondé sur l’indicateur clé du succès que représente le potentiel, à savoir la capacité avérée à atteindre rapidement et successivement de très bons niveaux de performance dans des domaines variés, et succédant aux critères de force, puis d’intelligence et enfin de compétence, le « talent » est alors associé à celui de « haut potentiel », qu’il englobe.
En parallèle, ces entreprises constatent qu’il devient indispensable de s’occuper activement de ces talents une fois ces derniers recrutés, à savoir identifiés et sélectionnés. De telles réflexions donnent alors naissance au concept de Talent Management, aussi appelé « gestion des talents », dont la prise en compte s’impose pour toute organisation comme un enjeu existentiel sur lequel repose sa survie. Appliquée à une population sévèrement sélectionnée, formalisée par une politique de gestion dédiée et mise en perspective par rapport à un objectif final de remplacement des managers clés, toute politique de Talent Management doit alors s’inscrire dans le cadre d’un plan stratégique où le plan de succession qui en résulte prend une dimension cardinale. Elle doit in fine répondre à des objectifs précis : clarifier les positions clefs et les critères pour les occuper, constituer un « pipeline » de hauts potentiels, développer les talents et les expériences de ces derniers, motiver et fidéliser les meilleurs tout en anticipant les éventuels départs.
Des limites contre-productives à ne pas sous-estimer
En dépit des vertus objectives de tels dispositifs, de nombreuses critiques demeurent néanmoins formulées à l’encontre des politiques de Talent Management qui seraient mal articulées. Rares sont d’ailleurs les dirigeants des grandes entreprises mondiales estimant que leur entreprise effectue un bon travail dans l’identification et le développement des leaders : seuls 24 % d’entre eux considèrent que ces programmes sont des succès et à peine 13 % de ces mêmes dirigeants ont confiance dans les talents émergents de leur entreprise, à savoir leur relève putative (10).
La critique première repose sur la difficulté à déterminer si un collaborateur mérite le statut de « haut potentiel » par simple prophétie relative à ses futurs talents. La double confusion performance-potentiel et compétences-talents se trouve à la source de cette difficulté où l’imbrication des notions suscite souvent des interrogations de la part des collaborateurs comme des managers qui, faute d’une formation dédiée, sont entravés dans la parfaite compréhension et donc la bonne application des politiques en vigueur. Le niveau de rentabilité des détections/sélections peut dès lors s’avérer d’autant plus faible que les programmes dédiés à la population des hauts potentiels peuvent aussi encourager une forme de reproduction des élites dirigeantes peu enclines à s’intéresser aux talents d’un ordre différent (experts, créatifs, etc.). Davantage que de disposer de compétences multiples, ces constats initiaux mettent en avant le besoin de personnes capables de s’adapter et d’évoluer dans des rôles et des environnements de plus en plus complexes.
La frustration des collaborateurs ne participant pas à ces programmes présente, de surcroît, le risque d’une baisse des niveaux de performance et de fidélisation en lien avec un profond sentiment d’injustice. La déception créée par la non-sélection, éventuellement associée à une lisibilité confuse des déterminants de cette même sélection, peut entraîner certains « recalés » à une démotivation, souvent pérenne lorsque ces déterminants sont assortis de critères d’âge ou de fenêtre d’opportunité. Ce risque de sous-optimisation peut d’ailleurs être aggravé si la constitution de ce plan de succession n’est pas suffisamment cohérente pour surmonter le départ inopiné de ceux qui en font partie. En effet, le futur des organisations finit par dépendre de collaborateurs, devenus de plus en plus performants et donc compétitifs sur le marché de l’emploi, dont le recrutement par un concurrent remettrait en cause le renouvellement générationnel.
Les armées, incubateurs rationnels de talents
Le contexte ayant provoqué l’intérêt porté au « talent » par le monde de l’entreprise s’applique dans le courant des années 2000 sans réserve aux armées françaises. Celles-ci se trouvent alors confrontées à la fin du processus de professionnalisation des armées, aux impacts de la Révision générale des politiques publiques (RGPP, 2007) et à la « technologisation » croissante d’engagements opérationnels dont le nombre et la dureté ne cessent de se renforcer. Associée à l’exigence croissante d’efficacité d’une armée française désormais « d’emploi » confrontée aux défis de la fidélisation et de la captation des compétences rares et critiques, la conjonction de ces facteurs suscite une réflexion de haut niveau sur les sujets du Haut encadrement militaire (HEM) et des fonctions d’officiers généraux (11).
Les résultats de cette réflexion s’incarnent en 2009 dans la diffusion d’une politique des « hauts potentiels » dans les armées, réactualisée en 2015 (12). Elle définit en premier lieu ce que les armées entendent par officier à haut potentiel. Il s’agit, parmi la population des officiers brevetés de l’École de Guerre, « d’un officier qui, après une crédibilité acquise sur le champ des opérations, a une aptitude reconnue à décider, superviser et animer, démontrant une forte capacité d’évolution vers l’exercice de hautes responsabilités ». Au sein de cette population se distinguent également des officiers à très haut potentiel qui se caractérisent par « leur capacité d’adaptation, leur hauteur de vue, leur sens politique, leur faculté de travail et un sens du commandement et du management hors du commun ».
L’objectif déclaré de la politique des « hauts potentiels » des armées est « de permettre au Céma (chef d’état-major des armées) de disposer en permanence d’officiers supérieurs et généraux, cadres dirigeants militaires, capables de gagner les combats, quel que soit l’environnement considéré, en opération comme en administration centrale ». La logique des ressources humaines s’inscrit donc dans une logique capacitaire à la compréhension beaucoup plus large (selon le principe DORESE (13)), ne s’appliquant pas uniquement au restrictif et mal nommé « cœur de métier », mais à l’ensemble des domaines de responsabilités confiées aux officiers (en particulier supérieurs et généraux) au sein du ministère des Armées, ramassé dans l’expression d’administration centrale.
Le résultat escompté de cette politique est d’assurer le remplacement périodique des dirigeants militaires. La création d’un plan de succession n’est certes pas explicitement mentionnée et se soumet à la nature politique des nominations des officiers généraux. Néanmoins, la logique prédominante est celle de la constitution d’un vivier de candidats papabili qui ne s’arrête pas à la seule catégorie du « Top 10 des armées » (14), mais étend son champ d’application à l’ensemble des fonctions de la haute hiérarchie militaire de nature politico-militaire ou d’expertise en bout de chaîne fonctionnelle. L’acteur premier de la mise en œuvre de cette politique est bien le Céma qui, depuis 2005, préside les Conseils supérieurs d’armées et peut donc réellement peser sur les choix à réaliser (promotion et affectation).
Par-delà les limites préalablement évoquées, cette politique omet néanmoins de mentionner deux enjeux qui mériteraient chacun un meilleur traitement. Le premier d’entre eux est le sujet stratégique de la fidélisation des talents. Sa sensibilité est d’autant plus importante qu’à la différence du monde de l’entreprise, les armées se reposent sur la seule logique de « pépinière » (à savoir la culture en interne de ses talents) alors que les entreprises peuvent avoir également recours à la logique de « pépite » (à savoir le recrutement d’un talent extérieur à leur organisation). Le second enjeu dont l’absence est flagrante, est celui de l’innovation et, partant, de la créativité pour inscrire la politique des « hauts potentiels » dans une dynamique moins autoreproductrice.
CHEM : cas concret militaire de programme de Talent Management
Accès sélectif, formation singulière et ambition spécifique
Créé en 1911 par le futur maréchal Foch pour la seule Armée de terre, refondé en 1952 sous un format qui devient interarmées, le Centre des hautes études militaires (CHEM) illustre la volonté des armées de fournir aux officiers qu’elles considèrent comme les plus talentueux un complément dédié de formation les distinguant de leurs pairs. Héritier d’un long processus d’évolutions de son périmètre missionnel, le CHEM prépare aujourd’hui ces officiers « à l’exercice des plus hautes responsabilités dans les armées, en interarmées et en administration centrale. Il est chargé de dispenser une formation de niveau politico-militaire et stratégique qui concerne les domaines opérationnels, la préparation du futur, le management et l’organisation des armées ainsi que les aspects interministériels et internationaux des questions de défense et de sécurité (15) ».
La scolarité du CHEM s’adresse chaque année à un volume extrêmement réduit d’officiers, soit aujourd’hui environ vingt-cinq colonels et équivalents, accompagnés en moyenne de cinq camarades alliés (16). Ce volume représentant environ 1 % de la population des colonels et équivalents français, un tel taux de sélectivité, bien supérieur à celui appliqué dans de nombreuses grandes entreprises (où le plus sélectif parmi ceux recensés est de 1 % de l’ensemble des collaborateurs), démontre le caractère stratégique des choix effectués (17). Cette sélectivité fait également écho à la tension objective qui existe entre les logiques de « pépinière » et de « pépite » décrites précédemment. Elle les réconcilie néanmoins en permettant aux armées de disposer des officiers compétents, éprouvés et légitimes pour occuper des postes de très haut niveau sans recours à une ressource extérieure via un système efficace de réorientations internes. La « pépinière » fournit donc ses propres « pépites » à l’instar des pratiques culturelles de certaines grandes entreprises.
La formation de dix mois dispensée au CHEM propose un contenu à dominante politico-militaire, la singularisant ainsi de toute autre formation de très haut niveau, y compris de celles de la haute fonction publique, où le sujet Défense est quasiment absent de tous les cursus. Elle offre à ses auditeurs une connaissance précise et un cadre espace-temps de réflexion dédié à la « mécanique » politico-militaire, française bien entendu, mais également comparative de celle des alliés et compétiteurs actuels de la France afin d’en saisir à la fois les spécificités, les ressorts et les nuances. À défaut d’une telle formation, seules la pratique et la fréquentation quotidiennes de certains cercles de pouvoir politique permettent d’acquérir un niveau de connaissance et d’appréhension similaires. Telle est la raison pour laquelle les auditeurs ont vocation à occuper en sortie de CHEM des postes à fort marquant politico-militaire (postes en cabinet ministériel, organismes interministériels…), en phase avec une formation dont la rentabilisation immédiate offre les meilleures garanties pour l’avenir.
L’objectif du CHEM se révèle également particulièrement stratégique en ce qu’il vise à fournir les clés de compréhension pour occuper à terme les plus hautes responsabilités militaires, au sein comme à l’extérieur des armées. Ses auditeurs suivent donc en parallèle l’enseignement de la session nationale « Politique de défense » de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) (18). Ils se trouvent ainsi placés, pendant une année, en contact avec des auditeurs de haut niveau issus de la société civile, « forme d’ouverture (…) par construction civilo-militaire, qui permet une approche différente des problématiques de défense » (19). Conformément à la politique des « hauts potentiels » des armées, l’ambition du CHEM s’inscrit bien dans la logique de préparation d’un plan de succession à un horizon de dix ans environ. Cette logique repose sur des parcours de carrière qui préparent, évaluent et sélectionnent les anciens auditeurs dans des affectations de natures extrêmement variées. Les successions de poste permettent d’apprécier la réalité et la vigueur du potentiel de l’officier concerné, amenant un certain nombre d’entre eux à occuper ensuite les postes stratégiques du « Top 10 des armées ».
De la « Classe préparatoire au généralat », à un véritable « Institut de spécialisation aux hautes responsabilités »
L’exploitation d’une grille de lecture qui emprunte l’axe d’approche du grade terminal occupé en 1re section des officiers généraux par les auditeurs Terre-Air-Mer du CHEM apporte un premier enseignement relatif au caractère élitiste-productiviste induit par la nature de ce programme de Talent management. Pour cela, l’adoption de trois bornes temporelles contemporaines, à savoir 1962 (fin de la guerre d’Algérie), 1990 (fin de la guerre froide) et 2002 (début des guerres post-11 septembre), permet de suivre une courbe instructive de progression articulée autour de trois chocs telluriques connus par nos armées depuis 60 ans. La répartition des officiers généraux au sein de leur population entre 1962 et 1989 met en effet en lumière un ratio selon lequel « on compte deux généraux de brigade (ou contre-amiral) pour un général de division (ou vice-amiral) » (les rangs et appellations de général de corps d’armée/vice-amiral d’escadre et de général d’armée/amiral relevant du groupe des trois étoiles) (20). À l’inverse, si la réalité actuelle rejoint la réalité historique dans sa globalité, il s’avère que 75 % des auditeurs Terre-Air-Mer du CHEM accèdent en 1re section au groupe des généraux de division (et plus de 50 % d’entre eux aux grades et appellations de général de corps d’armée et de général d’armée) (21). À la règle du « deux tiers/un tiers » de la population globale des officiers généraux se substitue donc, pour la population des auditeurs du CHEM, la règle du « un quart/trois quarts ». Le taux de rentabilité qui se dégage de cette analyse apparaît alors satisfaisant et cohérent avec l’objectif et la nature de la sélection à laquelle ces officiers ont été soumis en amont.
NDLR : non-officiers généraux (non OGX) ; généraux de brigade (GBR) ; généraux de division (GDI) ; généraux de corps d'armée (GCA) ; généraux d'armée (GAR).
Le taux de couverture des postes du « Top 10 » par les auditeurs Terre-Air-Mer du CHEM ouvre un second champ d’appréciation de son niveau de rentabilité. La dominante politico-militaire de la scolarité du CHEM ne pouvait néanmoins exclure de la réflexion les postes de chef du cabinet militaire du Premier ministre (CcabPM), de chef de cabinet du ministre des Armées (CcabMin) et de secrétaire général adjoint de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN adj.) à la dimension politico-militaire affirmée. Par ailleurs, la géographie du pouvoir au sein des armées ne dessinant pas un périmètre constant, la part prise dans chacune des armées par le désormais seul autre poste de général d’armée, à savoir celui d’inspecteur général des armées, méritait également d’être explorée. Ces deux catégories créent donc un second périmètre baptisé « + 6 » (CcabPM, CcabMin, SGDSN adj., IGAT, IGAM et IGAA) indispensable au bon équilibre de l’étude.
Pris séparément, les périmètres du « Top 10 » et du « + 6 » offrent chacun un taux de couverture stabilisé depuis 2002 autour de 66 % alors qu’il est inférieur à 50 % depuis 1962 et de l’ordre de 60 % depuis 1990. De ce fait, si un poste de direction au sein des armées sur deux est tenu par un ancien auditeur du CHEM depuis 1962, le ratio se renforce nettement depuis 2002 pour atteindre un rapport de deux sur trois. Par-delà les quelques disparités constatées entre les différents postes du panel considéré ainsi que par le biais d’une lecture des résultats à la « couleur d’uniforme », la tendance haussière observée, depuis 1962, sur les deux périmètres forme le premier enseignement de l’analyse conduite.
De manière plus fine, un raisonnement articulé autour de deux autres types d’agrégats englobant le « Top 10 + 6 » permet de compléter cette vision macroscopique du niveau général de performance.
La première famille d’agrégats s’organise par nature de postes politico-militaires, qualifiés « de gouvernement », « de commandement », « de management » et « de discernement ». Ils se distinguent par des contacts quotidiens, réguliers, occasionnels ou d’opportunité de l’autorité militaire avec une autorité politique. Ainsi, les trois postes politico-militaires « de gouvernement » (CEMP, CcabPM, CcabMin) offrent aujourd’hui le meilleur taux de couverture avec un score de 74 % depuis 2002. À partir d’une situation de forte divergence en 1990, l’agrégat formé par les postes politico-militaires « de commandement », à savoir ceux des quatre chefs d’état -major, obtient aujourd’hui un taux de couverture de 70 % similaire à celui des postes politico-militaires « de management », à savoir ceux des quatre majors généraux. Enfin, les postes politico-militaires « de discernement », ceux des trois inspecteurs généraux des armées, connaissent dans le temps une progression similaire aux postes « stratégiques de commandement » pour s’établir aujourd’hui à 69 %. Une analyse en creux démontre finalement que, sur cette même période, environ un tiers des postes du « Top 10 + 6 » est occupé par des officiers généraux qui n’ont pas suivi la scolarité du CHEM.
Le second type d’agrégats agence la réflexion autour du binôme constitué par chaque chef d’état-major et son major général associé au nombre de fois où ce binôme comprend aucun, un ou deux anciens auditeurs du CHEM (22). S’il existe assez logiquement une relative homogénéité du nombre total de binômes formés pour chaque période étudiée, la Marine nationale dispose depuis 1962 du meilleur « score » de binômes formés par un ou deux anciens auditeurs du CHEM. En revanche, et sur la même durée, une lecture consistant à regrouper les binômes formés d’au moins un ancien auditeur du CHEM positionne la Marine nationale et l’Armée de terre à des niveaux similaires… qui correspondent globalement à ceux de l’Armée de l’air pour la catégorie des binômes sans ancien auditeur du CHEM. Ainsi, s’il n’existe pas a priori de politique d’armée visant à constituer les binômes de commandement autour de la population des anciens auditeurs du CHEM, cette approche s’inscrit dans une tendance haussière en cohérence avec les résultats du premier type d’agrégats.
Les trois tendances haussières constatées depuis 1962, avec un effet d’accélération depuis 1990, positionnent ainsi clairement le CHEM au sein de l’écosystème comme véritable centre de préparation à l’exercice de très hautes responsabilités militaires. Les réformes successives du contenu de la formation dispensée, en particulier la confirmation de sa dominante politico-militaire, s’affirment dès lors en parfaite cohérence avec l’ambition du Centre tout comme avec la gestion qui semble être faite par les armées de leurs talents.
Cette hausse objective mérite néanmoins un complément d’analyse. Le raisonnement part du constat de la stabilité dans la durée du volume d’auditeurs Terre-Air-Mer du CHEM : 21 en 1962-1963, 19 en 1990-1991, 21 en 2002-2003 pour une moyenne de 21,5. En parallèle, la réduction sur l’ensemble de la période des volumes des listes d’aptitude tout comme du nombre de postes de généraux d’armée vers lesquels nombre d’entre eux étaient orientés conduisent à deux constats : l’importance institutionnelle relative accordée à un passage au CHEM en début de période et un effet de concentration graduel vers les postes du « Top 10 + 6 ». La situation actuelle ne s’avère donc pas un « coup de barre politique », mais une arrivée progressive, aux raisons structurelles, à un point d’équilibre sain et stable depuis 30 ans qu’il apparaît aujourd’hui indispensable de conserver.
L’attention portée à la proportion des postes occupés par des officiers généraux n’ayant pas suivi la scolarité du CHEM offre ainsi un second enseignement majeur de cette étude, à savoir l’absence de phénomène de caste. La diversité des profils, principe structurant de la politique RH militaire, ne s’applique donc pas uniquement aux seules fonctions subalternes ou intermédiaires. La cohérence politique du système permet, en effet, que les postes les plus éminents des armées soient occupés, de manière pérenne, par des officiers aux parcours riches, variés et légitimes. L’accès aux plus hautes responsabilités dans les armées ne repose pas sur un seul cursus type, mais sur des mérites et des talents reconnus par des chefs militaires, eux-mêmes issus d’un tel dispositif.
Des tensions objectives qui questionnent la solidité du modèle
L’accès au généralat apparaît dès lors comme le point d’articulation de la
pertinence du programme de Talent Management des armées. Les listes d’aptitude
successives au grade de général démontrent que le CHEM n’a pas valeur de viatique, tous les anciens auditeurs ne devançant pas mécaniquement leurs pairs en termes d’avancement. Certains de ces derniers peuvent ainsi poursuivre une carrière en tout point similaire à celle de leurs camarades auditeurs, y compris dans l’accès aux plus hautes responsabilités, sans que leur légitimité ne soit ni contestable ni contestée. De telles dispositions renvoient au nihil obstat du pouvoir politique qui, en cohérence avec ses prérogatives de nomination et affectation des officiers généraux, avait conditionné en 1911 la création du CHEM au maintien de l’accès au généralat pour des officiers non anciens auditeurs du CHEM. Elles répondent également à des besoins spécifiques ou fonctionnels (éventuellement non identifiés en amont), à la reconnaissance de talents qui n’avaient initialement pu être retenus (compte tenu du taux de sélectivité pour l’accès au CHEM et de l’existence d’autres formations de l’enseignement militaire du 3e degré) ou à la confirmation de talents auxquels il n’a pas été jugé nécessaire de faire suivre un tel parcours, interrogeant sur la réalité de l’équilibre du modèle actuel en termes de sélection, de formation et de gestion (23).
En amont, la nature de la sélection demeure néanmoins essentiellement fondée sur le niveau des performances antérieures. Elle questionne ainsi sur le sujet de la détection des aptitudes réelles à penser l’avenir et innover en écho au sujet du conformisme ou de l’autoreproduction où « le futur leader se met à rimer avec excellent suiveur » (24). La robustesse du processus de sélection n’est a priori pas contestable puisqu’il s’appuie à la fois sur une observation institutionnelle permanente des vingt-cinq premières années de carrière et sur un éclairage extérieur (en Assessment Center (25)) qui arrive à deux reprises lors de la scolarité de l’École de Guerre et en situation de responsabilité en tant que jeune colonel et équivalent. Pour autant, si les besoins d’innovation, de créativité et de valorisation de profils atypiques sont, dans les discours, clairement exprimés, les dispositifs voués à y répondre tardent à émerger (26). Cela renforce d’une part, les interrogations relatives à la capacité de ces officiers à penser l’avenir et d’autre part, la démotivation des profils plus « originaux » pourtant en phase avec les besoins futurs.
Par ailleurs, si la formation suivie par les auditeurs du CHEM forme un socle de très haut niveau qui sera exploité, quelles que soient les suites données en termes d’avancement, il convient aussi de s’interroger sur le complément de formation apporté aux officiers listés n’ayant pas suivi ce cursus honorum. Ainsi, le Séminaire de préparation des officiers généraux (Spog) suivi par l’ensemble des officiers inscrits à la liste d’aptitude d’officier général, s’avère en réalité un dispositif de mise à niveau et non de formation (27). Constitué d’un séminaire d’une durée de deux jours (cinq jours jusqu’en 2019), précédé de quatre mois d’un enseignement à distance à temps partiel graduellement développé, cet « objet académique non identifié » ne peut rivaliser avec une formation d’une année scolaire, de surcroît à plein temps. Il s’adresse par ailleurs aussi bien aux anciens auditeurs du CHEM qu’aux autres « listés », à mi-chemin entre « doublon » pour les premiers et « rattrapage » pour les seconds, interrogeant donc sur la place qui lui est réellement accordée dans le continuum de formation.
Le nombre réduit de postes politico-militaires « de gouvernement » proposés chaque année en sortie de CHEM relativise enfin la portée de la singularité de la formation. L’état-major particulier de la présidence de la République, les cabinets militaires du Premier ministre et du ministre des Armées ainsi que le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale totalisent une quinzaine de postes au profit des officiers des trois armées. En raison d’une durée moyenne d’affectation de trois ans, seuls cinq postes sont théoriquement proposés chaque année à une population de vingt-cinq colonels et équivalents. Ces postes étant par ailleurs des postes dont la sortie s’effectue théoriquement « par le haut » (28), le taux de rentabilité immédiate de la
formation de 20 % apparaît faible alors qu’« on ne se prépare bien qu’en étant mis en situation au niveau convenable. Rien ne remplace l’expérience de la proximité du pouvoir, puis l’association à son exercice. Les dimensions politiques de nos engagements sont d’une nature qui exige des chefs avertis et acculturés aux pratiques politiques, nationales et internationales, tant les champs sont mêlés. […] On ne saurait donc à la fois opposer aux militaires leur inculture de l’État et contester leur association à l’administration […] le cursus est donc décisif (29) ».
Détection et gestion : une indispensable transformation des processus en vigueur
Un dispositif de détection daté méritant d’évoluer
La détection des talents repose désormais sur l’évaluation d’un potentiel qui « est aujourd’hui plus important que l’intelligence, l’expérience et les “compétences” » (30). Cinq critères déterminent ainsi le potentiel : curiosité (envie de recherche de nouvelles expériences et connaissances, et dispositions à apprendre et à évoluer), perspicacité (capacité à recueillir et à comprendre des informations qui ouvrent de nouveaux horizons), engagement (don d’utiliser les émotions et la logique pour communiquer une vision convaincante et tisser des liens), détermination (moyens de se battre pour des objectifs difficiles, malgré les défis, et de rebondir face à l’adversité) et, enfin, motivation (engagement indéfectible à exceller dans la poursuite d’objectifs non égoïstes). De tels critères sont en phase d’adoption dans de nombreuses grandes entreprises comme le groupe Michelin dont la culture, les effectifs et les modes d’organisation, apparentés à ceux des armées, peuvent servir de miroir instructif.
A contrario, les critères de sélection des talents retenus dans les armées demeurent à la fois assez flous et excessivement tournés vers l’évaluation de la performance antérieure. Il suffit de procéder à la lecture de la grille interarmées d’attribution des Indices relatifs interarmées (IRIs) des colonels et équivalents pour le constater (31). Le libellé des différents niveaux d’appréciation demeure ainsi assez sibyllin, offre des possibilités d’interprétation assez larges et se trouve donc très loin de répondre aux standards actuels des grandes entreprises. Focalisée sur ce que le colonel sait faire, de manière encore moins précise que le triptyque « aptitude à décider, superviser et animer » de la définition militaire du potentiel, l’évaluation ne se positionne pas sur ce que l’officier évalué pourra faire. Il n’existe donc pas explicitement de vision prospective du potentiel de l’individu dans les critères de choix. Si néanmoins elle devait exister dans les travaux « en chambre » de sélection qui aboutissent à l’orientation et à l’affectation, leur formalisation se rapprocherait du besoin de transparence attendu d’un processus moderne de sélection.
Cela ne signifie pas que les critères retenus jusqu’à présent doivent être abandonnés. L’intelligence, les valeurs et le leadership demeurent des critères incontournables sur lesquels reposent les performances antérieures, premiers éléments à analyser pour entrer dans un vivier compétitif. Pour autant, cette dimension de potentiel doit être prise différemment en considération en termes de détection par un dispositif qui permette à la fois de mieux légitimer les choix opérés et de mieux cibler la ressource à sélectionner. Une rénovation de la grille d’appréciation du potentiel, laissant davantage la place à la réalité de ce qu’est le potentiel aujourd’hui, semble donc s’imposer pour lui donner une pertinence qui minimise les phénomènes reproductifs et l’ensemble des travers associés. De plus, en complément des séquences en Assessment Center, devenues incontournables pour disposer d’un regard complémentaire et mieux objectivé de l’évaluation institutionnelle, il pourrait être envisagé de compléter les processus de sélection d’entretiens personnalisés permettant d’affiner les choix.
Entre coaching et cocooning, savoir écouter le talent pour une gestion véritablement personnalisée
Accorder davantage de place à l’officier lui-même en tant qu’acteur de son employabilité et à ce qu’il souhaite faire de ses talents, forme le premier axe de progrès de renouvellement de la gestion des potentiels. La contractualisation personnalisée se développe voire devient la norme au sein des grandes entreprises où cette dimension novatrice vise à répondre à la nécessité de conserver en leur sein les collaborateurs aux potentiels les plus affirmés. De tels dispositifs, déjà appliqués à certaines populations militaires, pourraient utilement et aisément être testés puis déployés au profit de la population qui offre aux armées des garanties de productivité et une forme d’avantage concurrentiel. Bien encadrée par une politique précise dont pourrait se prévaloir l’EMA, assujettie à la responsabilité de mentors internes venant éclairer à la fois l’intéressé et le gestionnaire, elle pourrait offrir des résultats probants, modifier certes l’habitus de gestion (sur un volume néanmoins réduit d’officiers), mais apporter surtout un élément de réponse au défi stratégique de la fidélisation.
À l’autre bout du spectre des leviers a priori actionnables, le levier salarial représente un axe de travail aussi tabou que débattu puisqu’à la différence de certains corps de la fonction publique et métiers du secteur privé, la structuration de la rémunération du militaire ne lui permet pas de la négocier à l’appui de talents reconnus, éprouvés et recherchés. En revanche, le sujet de la prise en compte de la performance dans la rémunération ne peut plus être occulté. Cette dernière doit se voir reconnue au travers d’un système à créer ex nihilo (voire dans le cadre de la Nouvelle politique de rémunération des militaires). Par-delà le caractère incitatif à l’accès aux responsabilités les plus sensibles, et celui motivant par l’intérêt qu’elle suscite, la rémunération de la performance, déjà appliquée au sein de la Gendarmerie nationale comme de la haute fonction publique, constituerait en effet un formidable levier de modernisation à mi-chemin entre le coaching individuel et le cocooning offert par l’institution.
Pour autant, il faudra savoir « enchanter le talent au-delà du levier salarial » pour d’une part, ne pas renier la spécificité militaire (sous réserve de conditions de vie et d’exercice du métier acceptables, un niveau de rémunération moindre peut in fine être considéré comme une force au regard de l’indépendance qu’il octroie) et d’autre part, consolider ce qui fait de l’engagement militaire un engagement « au-delà du métier » (32). Ainsi, le 11e rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) relatif à la « fonction militaire dans la société française » souligne combien les militaires d’aujourd’hui aspirent, face à la tension quotidienne qu’ils vivent entre sujétions militaires et acceptabilité de ces dernières, à la meilleure articulation possible entre les sphères professionnelle, familiale et sociale (33). Ses rédacteurs préconisent ainsi « d’anticiper les mesures qui permettront aux forces armées de demeurer en phase avec les standards de vie attendus des jeunes générations, tout en préservant les fondamentaux de la fonction militaire » (11e rapport, p. 10). Les hauts potentiels ne sont pas étrangers à une telle attente et le raisonnement de la cohérence entre le pic des sujétions qu’ils vivent et leur niveau d’acceptabilité, en particulier familial, doit être conduit. Dont acte.
Un modèle à renouveler afin d’éviter toute forme de décrochage
Par-delà ses qualités, la permanence du caractère empirique du système actuel pourrait, à terme, limiter le niveau d’efficacité du ministère des Armées. Disposer d’une doctrine ministérielle de seconde partie de carrière semble aujourd’hui indispensable. Permettre une meilleure organisation et émergence des profils les plus talentueux et conserver aux armées leur attractivité aussi bien en termes de recrutement que de fidélisation de ses cadres dont le potentiel est encore reconnu urbi et orbi : tel est le défi à relever.
La rénovation de la carrière des officiers généraux apparaît indispensable pour répondre à ces exigences. En dépit de la qualité des officiers concernés, leur arrivée concurrentielle sur les postes de direction (actuellement 49/50 ans au plus tôt) et donc la durée maximale pendant laquelle ils pourront occuper des postes d’officier général (9/10 ans hors prolongation) donne une image de faible rentabilité du système. Par conséquent, rajeunir l’accès au généralat s’avère indispensable pour offrir de meilleures perspectives de carrière. Un colonel et équivalent, haut ou très haut potentiel, nommé à l’âge de 41/42 ans, peut statutairement être nommé général de brigade et équivalent à 45/46 ans et dès lors disposer de 13/14 ans d’employabilité. Un tel choix devrait nécessairement être pondéré d’un dispositif permettant de « remercier » ceux dont le niveau de performance n’a pas répondu aux attentes placées en eux. Il permettrait néanmoins d’augmenter le nombre de postes tenus avant d’accéder à des fonctions terminales qui n’existent aujourd’hui quasiment exclusivement qu’au sein des armées. Cela offrirait également, sans contestation possible, en dépit des phénomènes d’engorgement souvent mis en avant pour les repousser, la possibilité d’occuper des postes terminaux ou subterminaux au sein de la haute fonction publique dans une double logique de fidélisation (intérêt des postes tenus) et d’influence.
Le rajeunissement de l’accès au généralat impliquerait en première hypothèse de rajeunir l’accès au CHEM pour les colonels et équivalents ayant vocation à suivre cette scolarité et qui forment le vivier principal des futurs cadres dirigeants des armées. Il conviendrait donc a priori de supprimer un voire deux « blocs » des parcours de carrière suivis par les officiers concernés (soit environ trois ou quatre ans), selon une logique de fast track (voie rapide) nécessitant de procéder à des choix de personnes et de parcours. Mais si pousser les hauts potentiels sur une voie toute tracée favorise leur développement, les rôles divers, complexes, difficiles et peu confortables sont réellement ceux qui l’accélèrent et contribuent à une plus grande efficacité de la sélection. Il ne s’agit dès lors pas de limiter le nombre des blocs à vocation opérationnelle ou en administration centrale, le temps gagné se faisant au détriment de l’altération de la légitimité des officiers concernés vis-à-vis du monde civil avec lequel ils sont appelés à entrer en interaction. Il s’agit de limiter leur durée, considérant d’une part, que les affectations (en administration centrale) doivent faire partie des plus exigeantes qu’offre l’institution militaire et d’autre part, que la réponse de l’intéressé à l’accélération de son parcours constitue en soi une forme de sélection.
Une seconde hypothèse, complémentaire, consisterait à « inverser la charge de la preuve » et à associer scrupuleusement l’accès au généralat en « choix jeune » (de 45 à 47 ans) à la scolarité du CHEM, les volumes annuels par armées, directions et services des « choix jeune » et du nombre d’auditeurs étant assez similaires. Actant le potentiel de ces officiers, une affectation sur des postes de direction, par nature exposés, optimiserait avec certitude leur formation et supprimerait les emplois de « simple » officier traitant tenus par certains d’entre eux. Reconnaissant cette ambition, un tel dispositif contribuerait à achever la transformation du CHEM dans son rôle de matrice de formation de la haute hiérarchie militaire. Levant toute ambiguïté sur la singularité d’une population dont les armées attendent le plus haut niveau de performance, il s’agirait bien de former non pas de futurs officiers généraux, réponse au « Quoi ? » d’un programme de Talent Management, mais les chefs dont les armées ont impérativement besoin pour les commander, réponse à la question clé du « Pourquoi ? ». À cet égard, l’exemple britannique, à la fois reconnu et performant, peut servir d’inspiration dans la manière d’articuler le modèle de promotion et de formation des talents. Il doit également aider à raisonner l’effet d’éviction d’un tel dispositif sur les autres colonels méritants, le recours à la promotion fonctionnelle, par nature limitée dans le temps, apparaissant en première approche comme une solution d’équilibre.
Quelles que soient les options retenues, un outil de coordination à la main du Céma, centré sur le haut encadrement militaire, semble enfin aujourd’hui plus que nécessaire pour répondre aux défis qui se présentent compte tenu de l’exigence des dispositions à prendre pour structurer les travaux de sélection des officiers concernés, de mise en cohérence des parcours professionnels et d’influence du ministère des Armées dans les environnements interministériels et internationaux. Telle est l’ambition du pôle HEM en gestation à l’état-major des armées qui viendrait réaffirmer les responsabilités en matière RH du Céma, « responsable de la conduite des opérations […] [il] doit disposer des leviers, des informations et des relais lui permettant d’ajuster la destination de la ressource en fonction des enjeux opérationnels, des contraintes de régénération et de l’impératif de cohérence d’ensemble » (34). Les armées ne peuvent plus repousser l’échéance de la mise en œuvre de telles dispositions déjà prises au niveau de l’État depuis 2011 avec la création de la Mission Cadres Dirigeants, qui porte aujourd’hui ses fruits en termes de détection, de formation et d’accès aux emplois à la décision du gouvernement (35).
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Le modèle adopté par les armées offre donc actuellement un excellent niveau de robustesse, reconnu jusqu’à l’extérieur de celles-ci. Le modèle sait générer un vivier compétitif de talents au sein duquel sont détectés les meilleurs potentiels, qui bénéficient d’un programme distinctif, formation ad hoc de longue durée qui les prépare à une 3e partie de carrière spécifique. Un taux très satisfaisant atteint les postes pour lesquels ils ont été formés et préparés. Le modèle militaire démontre également une vertueuse souplesse en ce qu’il ne ferme pas la porte de l’accès aux plus hautes responsabilités à des profils/candidats qui n’auraient pas emprunté les canaux classiques de formation, mais dont les succès sur des expériences successives attestent d’un potentiel similaire à celui des auditeurs du CHEM, à savoir la capacité à atteindre rapidement et successivement de très bons niveaux de performance dans des domaines variés. Ces femmes et hommes ayant « échappé » au moule reproductif d’une formation d’échelle apportent in fine une variété des angles de réflexion particulièrement saine pour nos armées. L’ensemble des données du problème de Talent Management semble donc bien couvert par la doctrine actuelle des armées qui sait promouvoir des talents et préparer sa relève.
Cependant, l’évolution actuelle du monde – en matières géopolitique, économique, technologique, méthodologique, d’emplois – est tellement rapide que toute prédiction relative aux compétences nécessaires pour réussir dans quelques années relève clairement de la gageure. Par conséquent, face à cette transformation permanente dont il est impossible de prédire les étapes et encore moins les issues, il s’avère impératif de mieux identifier et de mieux faire évoluer les personnes présentant le plus haut potentiel. Il s’agit donc, au sein d’un vivier de talents, de rechercher ceux qui sont déterminés à exceller dans la poursuite d’objectifs difficiles, suffisamment humbles pour placer l’intérêt collectif avant leurs besoins individuels, dotés d’une curiosité insatiable qui les pousse à explorer de nouvelles idées et de nouvelles pistes, faisant preuve d’une perspicacité qui leur permet de déceler des connexions que d’autres ne voient pas, fortement engagés dans leur travail et envers ceux qui les entourent et déterminés à surmonter les échecs et les obstacles. Ces officiers existent au sein de nos armées : leur potentiel doit être identifié pour parvenir à les garder, à les faire évoluer et à les faire accéder aux plus hautes responsabilités. Telle est la priorité. ♦
(1) Phrase prononcée par Emmanuel Macron lors de la conférence de presse organisée à l’issue du « Grand débat national », le 25 avril 2019, à Paris (www.elysee.fr/).
(2) Issu de la promotion 1975-177 de l’École nationale d’administration (ENA), Frédéric Thiriez est maître des requêtes au Conseil d’État, avocat auprès du Conseil d’État et de la Cour de cassation depuis 1990. Il est connu du grand public pour son implication dans le football, notamment comme président de la Ligue professionnelle de 2002 à 2016.
(3) Lettre de mission du Premier ministre à Frédéric Thiriez du 14 mai 2019, annexe 9 du rapport : Thiriez Frédéric, Méaux Florence et Lagneau Catherine, Mission haute fonction publique – Propositions, 30 janvier 2020, p. 74 (www.vie-publique.fr/).
(4) Rapport Thiriez, op. cit., annexe 4, p. 74.
(5) Tocqueville (de) Alexis, De la démocratie en Amérique, Flammarion, rééd. 1981.
(6) Bloch Marc, L’Étrange défaite, Société des Éditions Franc-Tireur, 1946, p. 144.
(7) L’exposé des motifs de l’ordonnance n° 45-2283 du 9 octobre 1945 qui porte création de l’ENA précise : « Elle [la machine administrative française] met en cause l’ensemble des problèmes que la fonction publique recouvre […] ne serait-ce que par la diversité des personnels au service de l’État : magistrats, militaires, diplomates, administrateurs […]. Il faudra traiter distinctement ces divers cas. Mais une priorité absolue est due au problème général de la formation et du recrutement des fonctionnaires qui sont au cœur même de nos services publics : Conseil d’État, personnel civil des administrations centrales, corps diplomatiques et préfectoral, corps d’inspection et de contrôle » (www.ena.fr/).
(8) Porteuse de la récente Loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, la DGAFP ne cache pas que certains dispositifs du ministère des Armées, comme l’Agence de reconversion de la défense, le mix personnel contractuel-fonctionnaire, les stratégies « marque employeur » des armées, l’attention générale portée aux personnes et aux moyens dédiés à la fonction Ressources humaines (RH) lui ont clairement servi de source d’inspiration.
(9) Le terme « VUCA World » pointe la difficulté de prise de décision dans un environnement complexe et incertain : VUCA pour Volatility (volatilité), Uncertainty (incertitude), Complexity (complexité) et Ambiguity (ambiguïté).
(10) Fernandez-Araoz Claudio, Roscoe Adrew et Aramaki Kentaro, « Turning potential into success: the missing link in leadership development », Harvard Businness Review, novembre-décembre 2017, p. 86-93 (https://hbr.org/).
(11) Rapport du 20 février 2004 de Zeller Louis (général de corps d’armée, conseiller du gouvernement pour la défense), L‘encadrement militaire supérieur et la gestion des hauts potentiels, et rapport d’étape du 15 mai 2006 de Bansard Jean-Pierre (GCA) et Roudière Jacques (contrôleur général des armées), Étude relative aux officiers généraux.
(12) Politique des « hauts potentiels » dans les armées, n° D-15-008284/DEF/EMA/ESMG/DR du 17 décembre 2015.
(13) Cet acronyme couvre l’ensemble des éléments à prendre en compte dans le cadre du développement d’une capacité : Doctrine, organisation, ressources humaines, équipement, soutien des forces, entraînement.
(14) Détaillé dans la politique du 17 décembre 2015, le « Top 10 des armées » regroupe le Céma, le major général des armées (MGA), les trois chefs d’état-major d’armée et les trois majors généraux d’armée (Cémat, CEMAA, CEMM ; MGAT, MGAA, MGM), le chef de l’état-major particulier du président de la République (CEMP), le Supreme Allied Commander–Transformation ( SAC-T ) de l’Otan – un Français depuis le retour de la France dans le commandement intégré de l’Otan en 2009.
(15) « Arrêté du 4 mars 2009 portant organisation de la Direction de l’enseignement militaire supérieur » (www.legifrance.gouv.fr/).
(16) La scolarité 2019-2020 regroupe 10 colonels de l’Armée de terre, 5 colonels de l’Armée de l’air, 5 capitaines de vaisseau de la Marine nationale, 2 officiers du Service du commissariat des armées, 2 colonels de la Gendarmerie nationale, 1 ingénieur de l’armement et 5 officiers alliés en provenance d’Allemagne, de Grande-Bretagne, du Danemark, d’Espagne et des États-Unis.
(17) Benoist Sophie, Daviaud Emmanuelle, Rainsard-Demazeau Camille et Torres Édith, « Le management des talents : enjeu stratégique ou simple évolution vernaculaire RH ? », mémoire d’expertise, Paris Dauphine, p. 121 (mba-rh.dauphine.fr/).
(18) L’IHEDN compte aujourd’hui quatre sessions nationales : « Politique de défense », « Armement et économie de défense », « Enjeux et stratégies maritimes », « Souveraineté numérique et cybersécurité ». La session « Politique de défense » est originellement la session avec laquelle la scolarité du CHEM est couplée depuis 1961.
(19) Dulphy Anne et Minigand Christine, « Entretien avec le général Henri Bentégeat », Histoire&Politique n° 18, 2012/3, p. 217 (www.cairn.info/).
(20) Vial Philippe, La mesure d’une influence : les chefs militaires et la politique extérieure de la France à l’époque républicaine, thèse de doctorat, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2008, p. 722.
(21) Les armées françaises comptent en 2020 dix postes de général d’armée, soit les postes de CEMP, Céma, MGA, Cémat, CEMAA, CEMM, SAC-T et les trois postes d’inspecteur général des armées (IGAT, IGAA, IGAM).
(22) Considérant le peu de pertinence pour l’étude des binômes circonstanciés et assujettis à une relève rapide, seuls les binômes dont la durée est supérieure à 3 mois ont été comptabilisés.
(23) L’enseignement militaire du 3e degré distingue trois groupes selon le niveau, la durée des formations et les profils des officiers sélectionnés. La sélection des officiers pour les groupes 1 et 2 est du ressort du Céma. Le groupe 1 est formé des scolarités du CHEM et de ses équivalents britannique (Royal Command and Defense Studies) et américain (National Defense University), le groupe 2 des sessions nationales de l’IHEDN « Armement et économie de défense » et « Politique de défense » quand cette dernière n’est pas couplée au CHEM, et des scolarités à l’Instituto di Alti Studi par la Difesa italien, au NATO Defense College et à la Bundes Akademie fur Sischerheits Politik allemand. Le groupe 3 est constitué de formations « courtes » de l’ordre de quelques semaines maximum.
(24) Petriglieri Jennifer et Gianpiero, « La malédiction du talent », Harvard Business Review, novembre 2017 (www.hbrfrance.fr/).
(25) Méthode qui évalue les compétences d’un candidat au travers de plusieurs outils psychométriques et par des mises en situation.
(26) Parly Florence, « Discours à l’Institut des hautes études de défense nationale », 28 mars 2019, 9 pages (www.ihedn.fr/).
(27) Le Spog ne fait pas partie des formations (du groupe 3) de l’enseignement militaire du 3e degré.
(28) C’est-à-dire une sortie du poste concerné via la nomination comme officier général.
(29) Garrigou Grandchamp Pierre (GCA), « État militaire et sens politique : une nécessaire désinhibition », Inflexions, n° 6, février 2007, p. 210-211 (www.cairn.info/).
(30) Fernandez-Araoz Claudio, « La recherche des talents au 21e siècle », Harvard Business Review, décembre 2014 – janvier 2015, p. 2 (www.hbrfrance.fr/).
(31) IRIs : « niveau » attribué annuellement aux officiers et qui détermine son potentiel à la lumière de l’observation dont il a fait l’objet par son supérieur au cours de l’année écoulée.
(32) Perret Christophe, « Enchanter le talent au-delà du levier salarial », Cahiers de la RDN – Un monde en turbulence-Regards du CHEM-68e session, p. 221-235.
(33) HCECM, La fonction militaire dans la société française (11e rapport), septembre 2017, 194 pages (www.defense.gouv.fr/). En complément, le 12e rapport, remis au président de la République le 22 juin 2018, rend compte de la diversité des situations vécues par les militaires et leurs proches dans leur environnement local, présente les efforts entrepris pour mieux accompagner ces réalités et propose des axes de progrès visant à mieux répondre à l’hétérogénéité des situations (www.defense.gouv.fr/).
(34) État-major des armées, « Plan stratégique des armées 2019-2021 », avril 2019, p. 7 (www.defense.gouv.fr/).
(35) Dépendant du Secrétaire général du gouvernement, la mission Cadres dirigeants conduit « la politique de gestion des cadres dirigeants de l’État pour contribuer à une meilleure performance des organisations publiques » (www.gouvernement.fr/).