1er panel – Aux origines, la crise des Balkans : Britanniques, Français et Américains
Frédéric Baleine du Laurens
Après ces brillantes communications, j’invite le général de Marnhac et Alain Le Roy à partager avec vous l’expérience de leur vie dans les Balkans occidentaux dans les années 1990 et au début des années 2000.
Alain Le Roy
Merci à nos prédécesseurs d’avoir lancé le débat à un aussi haut niveau. Il nous est demandé de parler de notre expérience très concrète de terrain dans les Balkans et essentiellement pendant la période de 1991 jusqu’à 2003, c’est-à-dire la période chaude de la crise des Balkans. Je me limiterai à cinq observations à partir de mon expérience de diplomate multilatéral. J’ai servi en Bosnie d’abord (à Sarajevo), puis au Kosovo et enfin en Macédoine ; dans les deux premiers cas pour l’ONU, et dans le dernier cas pour l’Union européenne. C’est une fonction évidemment très différente de celle d’un ambassadeur bilatéral ; il y en a dans la salle : Georges-Marie Chenu était en Croatie, Henry Jacolin en Bosnie. Ils pourront évidemment apporter des compléments. Pour ma part, je vous présente la vision d’un diplomate multilatéral et ses liens avec les militaires avant que le général de Marnhac ne fasse part de sa propre expérience.
• Ma première observation est dans le droit fil de l’intervention précédente. Elle concerne l’évolution, au cours de la période, de l’influence et du poids politique des différentes enceintes de la communauté internationale impliquées et, en particulier, de l’Europe. Ce qui frappe rétrospectivement, c’est combien la diplomatie européenne a été paralysée au début de la crise et combien elle a progressé au cours de la période. Gérard Errera en a parlé.
Je me souviens d’une phrase du Premier ministre luxembourgeois, Jacques Poos, au début de la crise des Balkans, en 1991 : « L’heure de l’Europe a sonné ». C’était ce que beaucoup imaginaient. La réalité a été bien différente. L’Europe était mobilisée, mais divisée. En 1991, c’est la déclaration d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie. L’Allemagne est pour la reconnaissance de cette indépendance, la France y est opposée. Chaque pays avec des arguments très élaborés. Mais, divisée entre France et Allemagne, l’Europe est impuissante en termes de politique étrangère. Cela a été vrai, me semble-t-il, au moins jusqu’en 1995 en Bosnie. En Bosnie, à cette période, la politique étrangère européenne était invisible, seuls, aux côtés des États-Unis, quelques États-membres de l’UE étaient actifs, tout particulièrement la France
À mon sens, ce n’est qu’à partir de 1999, avec le traité d’Amsterdam et la nomination d’un Haut Représentant chargé de coordonner la politique étrangère des différents États-membres (Javier Solana), que la diplomatie de l’Europe en tant que telle a pu vraiment faire entendre sa voix. Cela a été évident dans le cas de la crise du Kosovo. Je l’ai vécu encore plus directement dans l’affaire de Macédoine (du Nord) en 2001-2002, où j’étais le Représentant spécial de l’Union européenne à un moment où il y avait une vraie unité de vue européenne, ce qui donnait un poids très fort à l’Europe.
Si l’on regarde les chiffres, la guerre en Bosnie a entraîné plus de 100 000 morts, avec une Europe impuissante. La crise au Kosovo conduit à environ 13 000 morts, à un moment où l’Europe se met à exister en tant que telle. Dans la crise en Macédoine, qui aurait pu être tout aussi grave, l’Europe est vraiment présente, active et unie, Javier Solana coordonnant les politiques étrangères des États-membres : résultat, la crise s’est résolue avec au total moins de 100 morts. Comme Représentant spécial, sous l’autorité de Javier Solana, je réunissais chaque semaine l’ensemble des ambassadeurs des pays de l’UE qui, eux-mêmes, connaissaient les décisions du Conseil des Affaires étrangères et du CoPS (Comité politique et de sécurité de l’UE) dans lesquels les positions européennes étaient unifiées. Il était alors facile de parler d’une même voix européenne à tous les acteurs de la crise, ainsi qu’avec les représentants de l’Otan. À mon sens, c’est dans les Balkans que la politique étrangère européenne a commencé à produire ses premiers effets significatifs, de même que la politique européenne de défense. C’est également en Macédoine qu’est née la première opération militaire de l’Union européenne, l’opération Concordia.
Au-delà de la politique de l’UE, l’évolution des soutiens politiques bilatéraux a également été très significative. Comme l’a dit le général Bentégeat, le tournant très important pour la Bosnie a été l’arrivée de Jacques Chirac comme président de la République en mai 1995. Le changement sur le terrain est alors évident avec l’arrivée de la Force d’action rapide (FAR) et ses canons de 155 sur le mont Igman. C’est ce nouveau contexte qui a permis la reprise du pont de Vrbanja par le capitaine Lecointre, à l’époque sous l’autorité du colonel Sandalh et du général Gobilliard. Je les ai vus tous les trois le lendemain. Contrairement aux propos du président Chirac disant « J’ai donné l’instruction de reprendre le pont de Vrbanja », en fait, il n’avait pas eu besoin de donner l’instruction puisqu’elle était déjà dans les esprits. Le général Gobilliard avait alors parfaitement compris que la reprise du pont de Vrbanja, qui était à l’inverse de ce que faisaient les forces de l’ONU jusque-là, appartenait tout à fait au nouvel état d’esprit dessiné par le président Chirac. Ils ont donc pris, à 5 heures du matin, la décision d’intervenir sans même appeler le Président.
À partir du 31 août, il y a eu les frappes de l’Otan, décidées, entre autres, par le président Chirac, tirant profit d’une fenêtre d’opportunité. En effet, vis-à-vis du Congrès américain, le président Clinton risquait de voir rejeté son droit de veto sur l’embargo concernant les armes dans les Balkans. Il y a eu accord entre Chirac et Clinton. Cet accord a permis ces frappes de l’Otan qui, en quelques jours, ont changé le cours des choses et mis fin au siège de quatre années de Sarajevo.
Une anecdote à ce sujet : le 31 août à 5 heures du matin, les avions de l’Otan passent au-dessus de Sarajevo. Tout le monde est à son balcon. Le ciel rougeoie par les bombardements qui commencent autour de la ville. Dans la journée, alors que je me promène dans les rues de Sarajevo, tous ceux qui savent que je suis Français m’embrassent comme du bon pain pour remercier la France. Les Bosniaques ont alors l’impression de vivre leur « D-Day », leur Débarquement : « Ça y est, la France a fait ce que l’on attendait depuis quatre ans ». L’image de la France est alors extraordinairement forte, et je téléphone le même jour à François Delattre, à l’époque conseiller pour les Balkans à l’Élysée, pour en témoigner.
• Deuxième observation ; Gérard Errera et le général Bentégeat l’ont évoqué. Selon moi, les Balkans ont représenté une expérience d’improvisation et de tâtonnements dans le choix du meilleur mode d’organisation de la communauté internationale face à de fortes crises. Par exemple, pour la Bosnie, il y a quand même ironie ou au moins paradoxe. Dans la période chaude de la crise, c’est l’ONU et la Force de protection des Nations unies (Forpronu) qui sont présentes alors que la Forpronu a des règles d’engagement très limitées. Puis, alors que la paix intervient après les accords de Dayton (14 décembre 1995), ce sont les forces de l’Otan, bien plus puissantes, qui remplacent celles de l’ONU. Le général Bentégeat a expliqué tout à l’heure les raisons pour lesquelles on en est arrivé à cette situation paradoxale.
Autre exemple d’improvisation : après l’opération de l’Otan dans l’affaire du Kosovo, juste avant le vote de la résolution 1244 (10 juin 1999), en quelques jours il a fallu décider qui de l’ONU, de l’UE ou de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) allait gérer le territoire abandonné par les forces serbes. C’est finalement à l’ONU qu’échoit ce rôle et c’est à elle qu’il revient d’improviser en quelques jours le mode avec lequel elle va exercer cette administration, comme elle ne l’a pas fait depuis des années et comme elle le fera quelques semaines plus tard à Timor. Je ne développe pas ce point, Bernard Miyet, qui était aux manettes à l’ONU à ce moment-là, nous en parlera certainement tout à l’heure. Il y a eu finalement différents « piliers », mais les choses se sont faites dans l’improvisation totale. Il y a beaucoup de leçons à tirer pour que la communauté internationale apprenne à mieux préparer ou planifier son mode d’intervention dans les crises.
• Troisième observation sur les objectifs partagés ou non par les militaires et les diplomates à partir de l’expérience en Bosnie : après les opérations de l’Otan (Implementation Force – IFOR – et Force de stabilisation – SFOR), est mise en place en 2004 l’opération Althea de l’Union européenne, encore active aujourd’hui. Je vous cite son mandat originel :
– Objectifs à long terme : obtenir une Bosnie stable, viable, pacifiée et multi-ethnique, coopérant avec ses voisins en paix et irrévocablement en direction de l’adhésion à l’Union européenne.
– Objectifs à moyen terme : appuyer les progrès de la Bosnie pour l’intégration vers l’UE en assurant un environnement stable et toujours dans l’objectif de la signature d’un accord de stabilisation.
Ce mandat aurait été pratiquement le même s’il avait été rédigé pour des civils et des diplomates. En l’occurrence, il y avait clairement objectifs partagés entre militaires et diplomates, comme dans l’essentiel de la crise des Balkans.
• Ma quatrième observation porte sur le lien hiérarchique éventuel entre militaires et diplomates, et vient d’une comparaison des situations en Bosnie et au Kosovo. En Bosnie, il s’agissait d’une opération de maintien de la paix (OMP) de l’ONU (Forpronu). Les OMP, comme c’est toujours le cas aujourd’hui – j’en sais quelque chose –, sont presque toujours dirigées par un civil, le Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU. Il y a des exceptions – où c’est un général – quand il s’agit d’une petite opération (la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre – UNFYCIP – ou l’Organisme des Nations unies chargé de la surveillance de la trêve – UNTSO – à Jérusalem). Ce civil a, auprès de lui, un général pour le conseiller sur les questions militaires. J’en ai discuté longuement en Bosnie avec, à l’époque, le général de La Presle, puis le général Janvier. L’un et l’autre estimaient que cette formule était très frustrante et contraignante. Faire valider des opérations militaires de haute intensité par un civil parfois peu formé aux questions militaires était très frustrant. On peut penser que, si le général de La Presle avait été à la tête de la Forpronu, les choses auraient été différentes. Politiquement, ce modèle onusien très démocratique (le militaire sous l’autorité du civil sur le terrain) est incontestable. En l’occurrence, il peut conduire à des difficultés quand il faut faire face à une crise chaude à fort caractère militaire.
Selon moi, on en a tiré les leçons dans le cas du Kosovo. Là-bas, le représentant spécial du Secrétaire général a été d’abord le Brésilien Sergio Vieira de Mello puis, très rapidement, Bernard Kouchner. À côté de l’administration civile onusienne, le patron militaire des forces de l’Otan (au départ le général britannique Jackson, puis le général allemand Reinhardt) n’était pas sous l’autorité du Représentant spécial de l’ONU, mais à côté. La coordination se faisait néanmoins de façon tout à fait naturelle. Très concrètement, tous les jours, à midi, Bernard Kouchner et le général Jackson, puis le général Reinhardt, se rencontraient avec leurs équipes et coordonnaient leurs opérations. Il me semble que ce système a parfaitement fonctionné, sous l’autorité politique du Conseil de sécurité, bien entendu.
• Cinquième observation sur les militaires ou médiateurs des autres Nations alliées. Concernant les Américains, cela a déjà été très bien dit lors de la première table ronde, ils s’intéressaient particulièrement à la situation. Je l’ai vécu concrètement en Macédoine du Nord, où, en même temps que moi, il y avait au départ également un médiateur américain, James Pardew. Quand il s’est rendu compte que l’Europe était très active, sous l’autorité de Javier Solana, il a proposé à Washington de se retirer et de laisser l’Europe faire seule le travail en première ligne, tout en continuant de l’appuyer, puisque les objectifs globaux étaient très proches. Ce qui fut fait. Les Américains ont laissé l’Europe faire le travail et se sont retirés en sachant qu’ils partageaient les mêmes objectifs et soutenaient les efforts européens. Quand l’Europe est unie et fait le travail en première ligne, d’autres médiateurs ont moins de raisons d’être là.
On en voit malheureusement le contre-exemple aujourd’hui. Quand l’Union européenne patine dans la négociation entre Serbie et Kosovo, Belgrade et Pristina – Pristina davantage que Belgrade, bien sûr – se tournent vers les États-Unis et Donald Trump nomme un envoyé spécial pour le dialogue entre les deux États.
Concernant les Allemands, même si le commandement de la Force pour le Kosovo (KFOR) a été une fois sous l’autorité d’un général de cette nationalité, les soldats allemands qui se trouvaient à l’époque au Kosovo, à Prizren, étaient essentiellement spécialisés dans la logistique et la reconstruction, et remplissaient magnifiquement cette fonction.
Une anecdote sur les soldats britanniques : quand ils marchaient à Sarajevo, au milieu de la population, ils avaient un plumet blanc et rouge. Quand on leur demandait ce que signifiait ce plumet, ils répondaient que le rouge évoquait le sang des Français à une bataille que les Britanniques avaient gagnée… Mais il était clair que les Britanniques étaient excellents sur le terrain ainsi que dans leur rapport avec la population.
Enfin, pour terminer, je voudrais évoquer deux personnes qui ont joué un rôle très important dans cette affaire des Balkans. J’ai déjà souligné le rôle remarquable et essentiel qu’avait joué Javier Solana. Je voudrais aussi parler de Robert Badinter dont on oublie souvent le rôle dans cette crise. Il avait été envoyé par le président Mitterrand pour donner son avis sur les questions juridiques relatives à la succession de la Yougoslavie, avis qui a été remarquablement utile. Par exemple, pour la Macédoine, il avait rédigé un document de trois pages absolument lumineux qui a servi pour établir la Constitution du pays. Il a, en particulier, imposé la règle de la double majorité pour protéger les minorités. De ce fait, quand un texte législatif concerne une minorité, il doit être voté, d’une part, par la majorité de l’ensemble des parlementaires mais aussi, par la majorité des parlementaires de l’ethnicité concernée, d’autre part. Cette règle de la double majorité reste encore valable aujourd’hui pour la protection des minorités.
Il y aurait bien sûr encore beaucoup à dire, mais je cède à présent bien volontiers la parole à Xavier Bout de Marnhac.
Général Bout de Marnhac
Pour la petite histoire, j’ai connu Alain Le Roy à Sarajevo. Nous nous sommes retrouvés ensuite dans les Balkans, au Kosovo. J’en parlerai dans quelques instants. En guise d’introduction et avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais évoquer deux ou trois idées qui me sont venues en préparant cette intervention. Je cherchais sous quel angle attaquer les choses.
J’ai d’abord voulu me rappeler tous les diplomates que j’ai rencontrés au cours de ma carrière. Je me suis arrêté au chiffre de quarante. J’ai conscience d’en avoir oublié, je leur demande de m’excuser si certains d’entre eux sont dans la salle. Je ne les citerai pas, évidemment. Je n’évoque pas, également, tous les diplomates étrangers que j’ai rencontrés à l’Otan, à l’UE, à l’ONU, à l’OSCE et, bien sûr, sur le terrain. Dès le début de ma carrière de jeune officier, les diplomates ont fait partie de mon environnement professionnel. Certains d’entre eux ont même été mes chefs. À la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), j’ai servi successivement deux ambassadeurs désignés comme directeur général. Mais celui qui, finalement, m’a le plus marqué, c’est le premier. C’est souvent la première fois qui marque, c’est vrai dans tous les domaines. En 1978, j’ai servi à Abidjan pendant quelques mois sous la férule bienveillante – je me suis très bien entendu avec lui, même si c’était un personnage un peu difficile – de l’ambassadeur Jacques Raphaël-Leygues, que les plus anciens d’entre vous ont peut-être connu. Il m’a beaucoup marqué, à la fois parce qu’il m’a initié à ce qu’était une ambassade de France et à son fonctionnement (c’était évidemment le contexte très particulier de la France des années 1970, de la « Françafrique », je referme tout de suite la parenthèse). Il a aussi participé à mon initiation à l’Afrique subsaharienne, que je ne connaissais pas et qui est restée pendant longtemps, comme pour de nombreux officiers de ma génération, mon « terrain de jeu » préféré.
Une deuxième remarque m’est venue pendant cette préparation, en m’interrogeant sur la complémentarité entre le diplomate et le militaire. Il m’est venu en mémoire le très beau film de David Lean, Lawrence d’Arabie, dans lequel le général Allenby est flanqué – passez-moi l’expression – d’un certain Dryden qui est en quelque sorte le représentant du Colonial Office et son conseiller politique. J’ai fait un parallèle entre cette situation et celle que j’ai connue comme chef militaire à la tête d’une opération. Il y avait celui que nous appelons, dans notre jargon otanien, le « POLAD » (Political Advisor), c’est-à-dire le conseiller politique. J’émets juste le regret que ce ne soit pas assez souvent un jeune diplomate. Je pense que la qualité des relations entre militaires et diplomates gagnerait beaucoup si de jeunes diplomates étaient associés à ces fonctions.
Une dernière remarque m’est venue. En général, quand on parle des Balkans et des crises telles que nous les connaissons depuis quelques décennies, l’engagement contemporain est le plus souvent indissociable de la notion de communauté internationale. J’aime beaucoup un commentaire sur la communauté internationale qui se trouve dans le livre de Henry Kissinger, L’Ordre du monde (2014) : « Bien que l’on invoque aujourd’hui la communauté internationale avec peut-être plus d’insistance que jamais, celle-ci ne présente aucun ensemble d’ambitions, de méthodes ou de limites claires et acceptées par tous ». Il me semble qu’il faut garder cela à l’esprit quand nous évoluons dans cet environnement.
Je reviens aux Balkans. Pour être très franc avec vous, de la Bosnie je n’ai connu que la dimension parisienne des choses, même si je me suis impliqué sur le terrain à plusieurs reprises, en particulier dans des affaires de libération d’otages avec mon ami Jean-Christophe Rufin ; et quand deux de nos pilotes ont été abattus en 1995. J’étais à l’époque affecté au cabinet du ministre de la Défense, successivement François Léotard et Charles Millon. J’y ai observé le pilotage de la crise plutôt sous l’angle spécifique du renseignement, puisque telle était ma vocation à l’époque.
C’est avec ce prisme que je voudrais brièvement évoquer l’opération Amber Star qui reste peu connue aujourd’hui encore. C’était une opération basée en Allemagne, à Stuttgart, dans une caserne américaine. Elle regroupait initialement des capacités de renseignement et d’action américaines, britanniques et françaises, auxquelles se sont rapidement joints des moyens allemands et néerlandais. Il s’agissait d’apporter au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), situé à La Haye, un soutien technico-opérationnel pour le repérage et la capture des principaux criminels de guerre, alors que l’Otan avait refusé de prendre cette mission à son compte. Concrètement, de quoi s’agissait-il ? La mission avait pour objet d’intercepter des cibles que, dans le jargon international, nous appelions des « High value targets » et que, dans le langage courant de nos conversations, nous appelions les « Big fishes ». Coordonner leur identification, les traquer et, si possible, les arrêter en vue d’un transfert à La Haye, telles étaient les tâches essentielles. En France, à l’époque, la toute jeune Direction du renseignement militaire (DRM), créée à la suite des enseignements de la première guerre du Golfe, a participé à cet effort et a organisé une cellule ad hoc dont l’animation et la coordination avec d’autres éléments nationaux, dont la DGSE et la Gendarmerie nationale, étaient assurées par le général Rondot.
Le bilan de cette opération reste mitigé. Certes, un certain nombre de « clients » serbes, croates ou bosniaques ont été interceptés mais, par sa nature même, en particulier le recours à des moyens de renseignement et d’action toujours exclusivement nationaux, compte tenu aussi de la très grande sensibilité politique de ces objectifs, cette mission resta marquée par un tropisme national. Ses résultats furent mitigés. Souvenez-vous que les vrais « gros poissons », qui étaient alors Ratko Mladic et Radovan Karadzic, n’ont finalement été livrés au TPIY que par les Serbes eux-mêmes, pour l’un en 2008, pour l’autre en 2011, et non pas en fonction de principes et de bons sentiments, mais tout simplement parce que les autorités serbes ont jugé que c’était leur intérêt, à ce moment-là, de donner des gages à la communauté internationale.
Il n’en reste pas moins que cette opération représente un cas de coopération étroite entre Américains, Britanniques et Français au départ, dans lequel un critère important doit être souligné, comme l’a évoqué le général Bentégeat : c’est celui de l’équivalence des capacités sur lequel repose la confiance dans les relations que vous pouvez avoir. C’est un aspect important. Je dis souvent aux diplomates et, par voie de conséquence, aux hommes politiques : la liberté d’action dans la manœuvre politique ou diplomatique est largement dépendante de la palette de capacités militaires dont dispose un pays à un moment donné. De ce fait, Britanniques et Français ont une certaine hauteur de vue et ont l’habitude de travailler ensemble. Ils partagent certes une vision des choses, mais c’est parce qu’ils partagent, à la base, des capacités que d’autres États ne possèdent pas.
Concernant le Kosovo, mon expérience est de nature tout à fait différente. J’étais resté à l’écart de la crise de Bosnie. En revanche, dès le printemps 1999, j’ai plongé, à la DGSE à l’époque, dans le dossier kosovar pour n’en ressortir qu’en 2013 – et je me demande parfois si j’en suis vraiment sorti. Pendant ce laps de temps, j’ai passé près de quatre ans au Kosovo, six mois comme adjoint de la KFOR d’abord, un an comme commandant de la Force elle-même en 2007-2008 et, enfin, environ deux ans et demi à la tête de la Mission « état de droit » de l’Union européenne au Kosovo (EULEX Kosovo) de la fin 2010 au début 2013. À ce stade, deux remarques s’imposent. Cela a été évoqué, mais j’insiste encore une fois : on ne peut comprendre les choix retenus pour gérer la crise du Kosovo sans avoir en tête toutes les frustrations et les échecs qu’a représentés la Bosnie. Cela a été dit par Alain Le Roy, le général Bentégeat et Gérard Errera. À titre personnel, pour témoigner de mon expérience, c’est bien dans le contexte du Kosovo que l’articulation entre diplomates et militaires m’est le plus clairement apparue.
Toute crise – et celle du Kosovo n’y fait pas exception – comporte toujours sa part d’effets et de causes. C’est un concept auquel je tiens. Je le partage avec vous. Il revient à chacun, militaire ou diplomate, de s’attacher aux uns ou aux autres. Dans mon esprit, j’associe également les effets de la crise au syndrome du journal télévisé et de la Une médiatique. On ne peut pas les séparer. Mettre un terme aux effets revient à faire sortir la crise de cette Une en faisant cesser les manifestations de cette crise (files de réfugiés sur les routes ou dans les camps, villages et bâtiments qui brûlent, cadavres sur les trottoirs ou dans les champs, conflits, combats, etc.). Le plus souvent, on peut espérer qu’un « gros bâton » bien adossé au droit international doit y suffire. Il revient aux diplomates d’obtenir le droit et aux militaires de mettre en œuvre le bâton. C’est en ce sens que la gestion de la crise du Kosovo représente un mieux, certes relatif, au regard de la Bosnie. La résolution 1244 adoptée à l’ONU d’un côté, l’engagement militaro-sécuritaire de l’Otan de l’autre, ont permis de mettre en place les moyens de s’attaquer aux effets de la crise. Le retrait de l’armée serbe, le désarmement de l’Armée de libération du Kosovo (UCK), le retour des réfugiés, la mise en place d’une administration provisoire, le traitement judiciaire des aspects de la crise ont permis d’éviter cette installation dans la violence qu’avait connue la Bosnie pendant de longues années, sans oublier bien sûr le rôle prépondérant que les Américains ont joué dès le début de la crise.
Je me garderai bien de faire ici l’exégèse du cadre juridique de la crise du Kosovo. Je sais qu’il y a, de l’avis des experts – dont je ne suis pas –, matière à débats. Plus pragmatiquement, je constate que la gestion des principaux effets de cette crise a permis, dès 2000 – pour revenir au mandat que vous citiez pour la Macédoine –, d’arriver au statu quo actuel où la vie des populations, loin d’être idéale, est sortie de la période de turbulences précédentes et connaît une forme de retour à la normale.
Pour ce qui est des causes, en revanche, l’affaire est plus complexe car – c’est ma conviction – on touche là le plus souvent au plus profond de l’inconscient collectif des peuples et de leurs leaders. La manœuvre – si vous me permettez d’employer ce terme – s’avère plus compliquée et, surtout, plus longue. C’est ce qui explique en grande partie ce qui a déjà été évoqué précédemment, c’est-à-dire la durée dans laquelle s’inscrivent ces situations de gestion de crise. Au Kosovo, cela fait vingt ans : j’ai été invité l’année dernière pour célébrer le vingtième anniversaire de l’intervention. Dans ce contexte, il revient aux militaires de maintenir un cadre de stabilité propre à la négociation que va s’attacher à conduire le diplomate. Des graves incidents de 2004 à la proclamation de l’indépendance du Kosovo en 2008, j’étais aux premières loges pour assister aux grandes manœuvres politico-diplomatiques sur l’avenir du Kosovo, qu’elles se déroulent dans un cadre multinational à l’ONU ou à l’UE. Du débat de statut standard avec M. Kai Eide (1) en 2005 jusqu’au processus de déclaration d’indépendance en 2008, en passant par l’échec du plan Ahtisaari (2) en 2007, poursuivi par la mise en place de l’indépendance supervisée du Kosovo et l’amorce du dialogue Pristina-Belgrade par l’UE en 2010, j’ai été le spectateur engagé de toutes les tentatives, à ce jour infructueuses, de régler les causes profondes du conflit.
L’année 2008, qui a vu le Kosovo proclamer unilatéralement son indépendance, reste à ce titre celle qui m’a le plus marqué. Dynamique des États-Unis pour cette solution hors-norme à bien des égards, manœuvres diplomatiques intenses pour créer une masse critique suffisante d’États prêts à la reconnaître, en particulier au sein de l’Union européenne, crainte avérée à l’Otan d’une déstabilisation lourde au risque d’une perte de crédibilité si les choses dérapaient sont autant de souvenirs qui me restent. Le briefing que m’a réservé à cet égard M. Lévitte, qui était à l’époque sherpa à l’Élysée, avant mon départ pour le Kosovo, m’a beaucoup marqué. C’est très conscient de ces enjeux que j’ai pris mes fonctions de commandant de la KFOR.
Mon expérience à la tête d’EULEX fut un peu différente. Je succédais en 2010 au général de Kermabon, qui avait brillamment déployé la mission et assuré sa mise en route, mais je n’étais plus là comme militaire. Décidée par les États-membres de l’UE, manifestant la primauté accordée par l’Europe à l’État de droit, cette mission civile, seule de son genre, disposait – elle est maintenant quasiment terminée – de pouvoirs exécutifs dans les domaines de la police, de la justice et des douanes avec trois objectifs (lutte contre la corruption, le crime organisé et les crimes de guerre). J’arrivais dans ce contexte de tension avec l’ambassade américaine que j’avais bien identifiée et que je m’attachais à essayer de dissiper. Très vite, je me suis retrouvé au cœur d’un nœud de contradictions qui rendaient difficile la conduite des opérations et l’atteinte des objectifs. Il me fallait diriger la mission (à la KFOR, on commande ; à l’Union européenne, on dirige ; la nuance est importante) tout en respectant l’autonomie des procureurs et, surtout, l’indépendance des juges. Il fallait lancer les opérations (fouilles, arrestations, procès) sans déstabiliser les parties pour permettre le démarrage du dialogue Belgrade-Pristina, c’est-à-dire l’alpha et l’oméga de l’UE. Il me fallait aussi parler avec le Gouvernement local au nom de l’UE, sachant que l’UE n’avait pas reconnu l’indépendance du Kosovo puisque cinq des États-membres ne l’avaient pas fait. Il fallait rester populaire dans l’opinion publique locale tout en arrêtant ses héros de la guerre. Je pourrais continuer ainsi cette litanie de contradictions.
Mes relations diplomatiques, à ce stade, se situaient auprès des ambassadeurs des États-membres de la mission, qu’ils appartiennent à l’UE ou non. (Cela ouvre une piste sur la position que pourrait occuper le Royaume-Uni dorénavant, c’est-à-dire celle des États-Unis, de la Turquie et de la Suisse, qui ne font pas partie de l’UE.) J’entretenais ces contacts sur place avec les ambassadeurs présents et, bien sûr, à Bruxelles chaque fois que je me présentais devant le CoPS.
Et la France dans tout cela ? Engagée en Bosnie sous la bannière de l’ONU jusqu’en 1995 et la décision d’intervention nationale du président Chirac dans le cadre de l’Otan, elle a contribué par sa détermination à changer le paradigme et à créer les conditions pour ouvrir les négociations. À Dayton, les États-Unis ont mis tout leur poids dans la balance pour imposer un accord de paix qui, s’il a mis un terme aux effets de la crise en Bosnie aujourd’hui, n’a apporté de réponse à aucune de ses causes. C’est très clair. Au Kosovo, la France s’est engagée, dès le début, politiquement (à Rambouillet puis à l’ONU) et militairement au sein de l’Otan. En 2008, elle fut parmi les premiers États à reconnaître l’indépendance du Kosovo. Vingt ans après, alors que le contexte européen a beaucoup évolué, elle continue à manifester son intérêt pour la stabilisation des Balkans occidentaux en dépit des difficultés. L’année dernière, le président de la République a manifesté très clairement cet intérêt. C’est ainsi que j’ai donc été le dernier d’une lignée de trois officiers généraux français à avoir exercé ce type de responsabilité au Kosovo, témoignant de l’engagement français.
En conclusion, je voudrais souligner deux ou trois points. Les Balkans occidentaux ont constitué pour moi le terrain où la complémentarité entre diplomates et militaires s’est imposée avec le plus d’évidence par la nature du contexte, le cadre multinational dans lequel j’ai exercé mes responsabilités opérationnelles et, bien sûr, la complexité de la crise. Avec le recul, il m’apparaît qu’un des défis majeurs pour le responsable que j’étais consistait en la difficulté à conserver le cap de l’objectif final à atteindre pour l’organisation collective que je représentais sans perdre de vue l’intérêt national français. Je dois vous avouer que c’était parfois difficile parce que l’intérêt national français n’était pas toujours aussi limpide et clair qu’il peut le sembler. Dans ce contexte d’institutions multinationales, que ce soit à l’ONU, à l’Otan ou à l’UE, la nature des enjeux et des intérêts nationaux cohabite souvent difficilement avec l’intérêt collectif. C’est très fluctuant selon les États.
J’ai parlé des capacités. Je voudrais encore insister sur ce point. Je voudrais aussi souligner deux points sur lesquels le général de Gaulle a écrit des choses saisissantes. Il est important pour les militaires que nous sommes de posséder une culture la plus large possible, mais aussi la plus complète, sinon exhaustive, des théâtres dans lesquels nous nous engageons, de leurs contextes sociaux, économiques, humains, historiques et religieux. Ce sont des clés absolument indispensables de compréhension de la conduite de l’action. Je n’évoquerai pas l’aspect linguistique. Je sais que les diplomates français sont très chatouilleux sur la pratique de l’anglais, mais, en étant sur le terrain et dans un cadre opérationnel, une bonne maîtrise de l’anglais reste un atout très important. C’est surtout un élément fort de confiance, en particulier dans la relation avec les Américains. Pour eux, c’est clair, si vous parlez bien anglais, ils travaillent avec vous et ils vous laissent faire votre job ; si vous ne parlez pas anglais, ils ne vous le diront pas mais ils feront le job dans votre dos par le canal national. Je vous laisse sur cette dernière réflexion et vous remercie pour votre attention. ♦
(1) Diplomate norvégien, représentant spécial de l’OSCE.
(2) Homme d’État finlandais, envoyé spécial de l’ONU pour le Kosovo.