2e panel – Le recours au multilatéral et à la coalition
Général Trinquand
Je vous remercie de m’avoir invité dans un colloque qui me touche particulièrement au cœur. J’ai une expérience de soldat, naturellement, en particulier sur le terrain, mais aussi une expérience diplomatique en ayant été plusieurs fois à la représentation à New York. J’y ai connu certains d’entre vous, présents aujourd’hui.
Sur ce sujet, j’ai deux types de réflexion. La première, introduite par le général Bentégeat, porte sur la Bosnie, la Yougoslavie et sur la notion de décalage. Je vous livre une anecdote pour l’illustrer. En 1993, je pars comme assistant du général Cot qui commandait la Force de protection des Nations unies (Forpronu). Nous discutons à Genève de notre mandat qui consistait à escorter les convois humanitaires. Nous en parlons avec Mme Ogata, à l’époque à la tête du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Elle me dit : « Nous n’avons pas besoin de vous. » Je lui réponds : « Je ne comprends pas. Nous avons un mandat de l’ONU qui est d’escorter les convois humanitaires. » Elle m’explique : « S’il y a une escorte militaire, cela veut dire que nous sommes en guerre. Si nous étions en guerre, le UNHCR ne serait pas présent. Donc nous n’avons pas besoin de vous. » Cet échange expose clairement le décalage entre le mandat et la réalité des choses sur le terrain.
J’ai une deuxième anecdote. J’ai vu que l’évocation de M. Akashi a fait sourire beaucoup de monde dans la salle. M. Akashi avait été nommé représentant spécial de l’ONU en Yougoslavie et avait sous ses ordres le général Cot, commandant la Forpronu. Un jour, à Bihac (Bosnie), il y avait un problème grave du fait de Serbes qui tiraient sur des forces françaises. L’arme aérienne qui était dans les mains de l’Otan devait intervenir. Le général Cot voulait la faire intervenir. Un appareil américain tournait. Nous avions le visu de la cible à atteindre. Nous avions tout pour agir, mais il fallait l’autorisation de M. Akashi. Pour faire simple, M. Akashi s’était enfermé dans sa chambre, avait coupé le téléphone et on ne pouvait pas lui parler. Il a fallu déléguer M. Sergio de Mello, qui est allé le voir dans sa chambre, qui a finalement obtenu l’autorisation de tir deux heures et demie après la demande. Naturellement, l’avion était parti au refueling. Il n’y avait donc plus personne pour tirer. Cela montre ce que peuvent être le décalage et, donc, la perception qu’ont eue les armées françaises lorsqu’elles étaient employées. À l’époque, la France était le premier contributeur aux Opérations de maintien de la paix (OMP).
Je dis parfois à mes amis militaires : « Ne nous méprenons pas. Ce décalage existait entre l’aspect politique et l’aspect militaire. » Militairement, en effet, les militaires avaient bien pris les précautions. Le commandement de la Forpronu à Zagreb était un Français. Le commandant à Sarajevo, qui commandait l’essentiel des troupes françaises, était un Français. Entre les deux, il y avait un Belge, le général Briquemont – un camarade de promotion de l’École de Guerre du général Cot –, et deux Britanniques, les généraux Michael Rose et Rupert Smith. La structure du commandement militaire tenait bien. Le problème se trouvait dans le décalage avec la structure politique et, surtout, dans le mandat confié aux forces.
S’agissant des opérations en coalition, je voudrais citer un exemple qui a très bien fonctionné dix ans plus tard. Il n’est pas tellement connu, il s’agit de l’opération Artémis en 2003 au Congo. J’étais à la Mission à New York à l’époque. À Bunia, dans l’est du Congo, il y a eu une crise dramatique avec de nombreux réfugiés. L’ONU était en difficulté. Je reprends les termes que j’ai entendus à l’époque : « Kofi a appelé Jacques (1). Il est d’accord. On va monter une opération. » Cela a eu lieu un vendredi, comme toujours – ceux qui ont servi dans les Centres de planification et de conduite des opérations (CPCO), savent que c’est toujours le vendredi soir que cela arrive. Il s’agit donc de déployer une opération. À l’époque, l’ambassadeur à New York, Jean-Marc de La Sablière, me dit : « C’est simple. On va rédiger la résolution. Dites-moi ce qu’il faut graver dans le marbre pour que les forces françaises puissent agir en toute sécurité. » J’ai rempli mon rôle de chef de la Mission à cette époque. J’ai téléphoné au général Puga au Centre opérationnel interarmées (COIA) à Paris. Celui-ci m’a dit : « Il faut qu’il y ait marqué cela. » Pour illustrer la confiance qui peut exister entre diplomates et militaires, les diplomates – les petites mains, j’allais dire – qui rédigeaient la résolution ont pris intégralement le texte que je leur ai donné. Ensuite, la diplomatie française s’est engagée pour que l’ensemble des quinze membres du Conseil de sécurité approuvent cette résolution.
Trois semaines plus tard, le Conseil de sécurité fait une de ses visites habituelles sur le théâtre des opérations. Il se rend en République démocratique du Congo. Je dis à l’ambassadeur de La Sablière que ce serait une bonne chose d’aller à Bunia car il y a l’opération qui s’y déploie. L’ambassadeur de La Sablière approuve mais me dit de faire attention à la sécurité. J’appelle Benoît Puga qui m’explique que 150 soldats des forces spéciales assurent la sécurité. Le Conseil de sécurité se rend donc sur place, à Bunia. Les quinze ambassadeurs sont présents. Je me souviens de l’ambassadeur américain, M. Negroponte, « bluffé » devant l’action des forces françaises. Le général Thonier, qui commande l’opération, fait faire la manœuvre amie, la manœuvre ennemie, choses que les militaires savent bien faire et déclare : « Messieurs les ambassadeurs, j’ai 150 gars. Donc je fais le gros dos. Dans quinze jours, il y en aura 1 500 et là, je vais montrer qui est le chef. » Nous rentrons à New York. Quinze jours plus tard, il y a un gros clash. 40 morts chez les rebelles. Or, d’habitude, à New York, quand il y a 40 morts dans une OMP, cela entraîne une grande agitation, avec la publication d’articles, etc. Mais, en l’occurrence, les ambassadeurs se rappellent que le général leur avait expliqué qu’il montrerait qui serait le chef. Il a en effet fait en sorte de montrer qui est le chef. L’opération Artémis s’est ainsi bien déroulée, pendant quatre mois jusqu’à la sortie de crise. Nous avions indiqué dès le départ qu’il fallait qu’au bout de quatre mois, l’ONU prenne le relais. À l’époque, le Département des opérations de maintien de la paix (DOMP) a mis sérieusement l’accélérateur pour que l’opération soit relayée par une opération de l’ONU en septembre 2003.
Ces deux exemples illustrent l’incompréhension, dans le premier cas, du rôle des militaires sur le terrain et la mission qu’ils doivent remplir ; et, dans le second cas, la compréhension et la confiance qui s’établissent entre diplomates et militaires lorsqu’ils se sont bien parlé auparavant, qu’ils ont bien fixé l’objectif et qu’ensuite, le militaire mène l’opération qu’il a à mener. Du coup, nous sommes passés de la séquence 1990-1995, où il y a eu énormément de militaires français sous Casques bleus à une quasi-absence après 1995, à l’exception du Liban. Je ne reviens pas à l’époque de 2006 où quasiment 2 000 soldats français ont été déployés au Liban sous Casques bleus.
Mais une nouveauté a été inventée par la France : des soldats français sous mandat de l’ONU mais pas sous commandement de l’ONU. Il y a des exemples très connus. J’ai ainsi connu toute la crise de Côte d’Ivoire avec l’opération Licorne. À tous les contributeurs de troupes qui reprochaient aux Français de ne pas mettre les soldats sous Casques bleus, j’expliquais alors que cela ne coûtait rien à l’ONU – c’est la France qui payait –, qu’ainsi la France n’avait pas besoin d’attendre des signaux et des résolutions qui prennent six mois pour être votées pour envoyer de nouveaux soldats. Au plus bas, la force Licorne comptait 400 soldats et, au plus haut, 4 000 soldats. C’était une coordination bien établie entre les forces de l’ONU et les forces françaises, permettant de placer des soldats aux endroits dangereux.
Je voudrais donner un exemple à cet égard qui a eu lieu la semaine dernière (2) en République centrafricaine. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca) ne compte pas de forces françaises sous son commandement, mais seulement des troupes africaines et les forces spéciales du Portugal. À Birao, région traditionnellement dangereuse à la frontière du Soudan, du Tchad et de la République centrafricaine, les Casques bleus rencontrent des problèmes. Dans ce cas, des Mirage français arrivent du Tchad et font des passages au-dessus de Birao. La situation se calme complètement. Les Mirage français ne sont évidemment pas sous Casques bleus, mais les résolutions du Conseil de sécurité couvrent les forces françaises qui assistent l’ONU. D’ailleurs, les termes sont très généraux et l’opération Licorne n’a jamais été citée. Cela donne une grande liberté à la France – entraînant parfois la jalousie des autres contributeurs – ce qui lui permet d’intervenir en coordination avec l’ONU.
C’est ainsi que, depuis vingt-cinq ans, depuis cette époque, le Secrétaire général adjoint du DOMP (dorénavant appelé Département des opérations de paix), est un Français de façon permanente. L’ayant vécu comme chef de la Mission militaire à New York, je peux vous dire que c’est extraordinaire. On avait des tête-à-tête dans lesquels il me demandait parfois mon avis. En tant que fonctionnaire de l’ONU, il en retirait les éléments qu’il avait à en tirer, mais il savait qu’il avait toujours cet appui des forces françaises et la voix directe des forces françaises qui pouvait lui parler.
Voici ce que je voulais vous dire en quelques mots, ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Les forces françaises, très chagrinées par la façon dont les choses se sont passées entre 1990 et 1995, ont changé la nature de leurs opérations avec l’ONU, sauf l’exemple particulier du Liban où des soldats français sont toujours sous Casques bleus. Pour le reste, les forces françaises sont généralement sous mandat de l’ONU, mais pas sous Casques bleus.
Bernard Miyet
Je m’efforcerai d’être concret. Je fus en effet le premier Français « patron » du maintien de la paix, nommé fin 1996. Dans tous les cas, ma nomination et ma fonction pendant tout ce temps ont été caractérisées par l’adaptation, l’improvisation, l’inventivité, la réactivité, etc. Rien n’était préparé, rien n’était vraiment anticipé, à moins que, parfois, ce fût mal anticipé…
Je partage le sentiment du général Bentégeat. Il est évident que la Bosnie (1992-1995) a été un tournant. Mais elle l’a été par les échecs non seulement de la Bosnie, mais du Rwanda (1994) et de la Somalie (1993) auparavant qui, pour les Américains et d’autres pays, ont été un traumatisme.
Il y a conjonction d’un second élément qui est intervenu à la chute du Mur et à la dislocation de l’empire soviétique puis de l’Union soviétique : que faire de l’Otan ? À ce moment-là, des débats ont eu lieu, y compris au sein de l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Une organisation de défense a-t-elle encore un sens ? Comment justifier la pérennisation de l’Otan dans ces circonstances ? Nous nous sommes donc tournés vers une autre logique et l’UEO a essayé de faire de même. Nous sommes passés de la défense à la sécurité collective. Au bout du compte, la Yougoslavie est devenue le point d’ancrage le plus normal, symbolique, de la nouvelle mission de l’Otan qui devait se développer. Mais on l’a fait en l’habillant d’un autre élément.
En effet, après le Rwanda, la Somalie et la Bosnie, c’en est fini des opérations des Nations unies. Le temps est maintenant aux organisations régionales. J’en ai payé le prix plus tard. Assurément, le temps des organisations régionales a correspondu, en même temps que l’Otan en Bosnie-Herzégovine, à la présence des forces de la Communauté des États indépendants (CEI) – c’est-à-dire russes –, au Tadjikistan, en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Elles sont toujours là depuis cette époque. Cela a consisté aussi, pour la Sierra Leone et le Liberia, à faire appel à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao ou ECOWAS), ce qui veut dire un contrôle nigérian sur toutes les opérations. Or, la responsabilité du maintien de la paix, de gérer les relations sur la mission en Géorgie, au Tadjikistan, en Ossétie du Sud, en Sierra Leone ou au Liberia, je peux dire que c’est « coton ». En effet, aucune des grandes valeurs des règles du jeu garantissant l’efficacité de ces missions n’est présente. Certains expliquent que les organisations régionales sont les seules à disposer de la légitimité et de l’efficacité. Peut-être est-ce le cas dans le cadre de l’Otan mais, pour ce qui concerne la CEI, si l’efficacité est bien présente, la légitimité est plus contestable ; et, quand il s’agit de la Cédéao, la légitimité est bien là, mais l’efficacité est moins visible.
Des hommes ont une responsabilité majeure dans le choix un peu hasardeux qui m’a valu d’être à ce poste. Denis Bauchard était directeur de cabinet. Alain Dejammet était à New York. Jean Félix-Paganon était à la Direction des Nations unies. On m’a appelé un samedi matin pour me demander si je pouvais être candidat. Je leur ai demandé de pouvoir réfléchir jusqu’au lundi matin, mais on m’a répondu que mon nom avait déjà été proposé à New York. Cette décision s’est sans doute basée sur mon passé : j’avais fait une Assemblée générale avec Denis Bauchard en 1980, à New York, en 2e commission ; et Alain Dejammet a été mon premier patron sur la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced). L’un et l’autre devaient penser que j’étais fait pour le maintien de la paix.
Avec mon arrivée, on voit comment le jeu politique, diplomatique, militaire intervient. Fin 1996, avec la première discussion entre Français et Britanniques, on est alors dans les prémices de ce que sera Saint-Malo et Lancaster House. Il y a eu des réflexions. On me dit alors qu’il y a une nouvelle doctrine. Je vais partir à New York, mais les choses sont très claires, on a fixé le cadre de ce que doit être le maintien de la paix dans les prochaines années. Cela ne peut concerner que le chapitre VI (3). Cela ne concerne plus le chapitre VII (4). Il en est ainsi tant à l’État-major des armées (EMA) qu’au Quai d’Orsay. Non seulement cela concerne le chapitre VI, mais il doit y avoir un accord de paix et, derrière cet accord, la certitude que les parties sont de bonne foi pour le faire respecter. Ma première réaction a été de dire : « C’est formidable. Vous me demandez d’aller me reposer à New York. En effet, chaque fois qu’une opération se présentera, si je prends ces paramètres, il faudra dire non. On ne pourra donc quasiment plus intervenir. » Heureusement, la question ne s’est pas posée.
Arrivé à New York, je retrouve les mêmes ambiguïtés. Gérard Errera a évoqué le problème du Royaume-Uni. On est en pleine réforme. Sans doute faute de choix et pensant que c’était la fin des OMP, on a accepté un Français pour le poste. Dans le cadre de la réforme, sous la pression américaine, anglaise et canadienne, un patron du maintien de la paix a été nommé, mais le DOMP n’a plus de raison d’être. Il faut donc fusionner avec le Département des affaires politiques. Heureusement, Kofi Annan, qui avait été au Maintien de la paix, a décidé de maintenir le poste. Mais l’ambiguïté existe et il faut vivre avec ce type de situation. Voici le cadre dans lequel on intervenait.
On a subi aussi les pressions qui arrivent des uns et des autres. Les pressions sont toujours fonction des circonstances. Les premières pressions viennent des Africains qui ne veulent plus de maintien de la paix mais qui se disent aussi dans l’impossibilité totale de mener des opérations. Même s’il y a l’ECOWAS en Sierra Leone et au Liberia, ils ne sont pas en mesure de le faire et souhaitent la présence de Casques bleus en cas de difficultés. La première à s’être présentée intervient quand Denis Sassou-Nguesso succède à Pascal Lissouba en République du Congo-Brazzaville. Kofi Annan ne voulait plus aller en Afrique. Il avait vécu les événements du Rwanda. Il était totalement paralysé, il ne savait pas comment faire. Les Africains me pressaient d’intervenir. On a trouvé la bonne formule qui résultait des échecs précédents. On ne peut y aller qu’avec les paramètres qui ont été évoqués. Il faut donc que toutes les préconditions soient réunies pour avoir une mission de maintien de la paix (des parties engagées, un mandat clair, etc.). On l’a présenté au Conseil de sécurité. Il est évident qu’il s’agissait là d’un moyen de faire bonne figure vis-à-vis des Africains mais les conditions étaient telles qu’il était impossible de recueillir un accord au sein du Conseil de sécurité. Au moins le premier geste a été fait. Il a entraîné tous les autres.
Je disais aux Américains : « Vous m’avez nommé parce que vous pensez que je suis syndic de faillite et qu’il s’agit de boucler ainsi toutes les missions petit à petit. » Je suis resté à ce poste trois ans et demi.
Je reviens sur le lien entre coalition et mission de maintien de la paix. D’un côté, il y a eu une demande forte du côté français. Il y avait eu une première opération en République centrafricaine, la Mission interafricaine de surveillance des Accords de Bangui (Misab), avec les Français qui souhaitaient être remplacés par une mission de Casques bleus. D’un autre côté, étant donné ce qui s’était passé en Sierra Leone où la capitale avait été attaquée, les Anglais ne faisaient plus confiance aux seules forces nigérianes de la Cédéao. Il y a donc eu une conjonction d’actions politiques au sein du Conseil de sécurité entre Français et Britanniques afin d’obtenir ensemble une mission de Casques bleus (Mission des Nations unies en République centrafricaine ou Minurca) pour remplacer la Misab et une mission de Casques bleus qui se substitue aux forces de l’ECOWAS en Sierra Leone. Tout est reparti dès ce moment-là.
Les Africains ont été très demandeurs. Ils l’ont été dans le cadre des accords de Lomé sur la Sierra Leone (1999) où l’opération a été montée et, pour la République démocratique du Congo, dans le cadre des accords de Lusaka (1999). Dans les deux cas, les Nations unies se trouvent confrontées à des problèmes qui ne sont pas simples. Entre militaires, contributeurs de troupes, et politiques, les choses ne sont pas aisées.
Du côté des accords de Lomé, il a été prévu dans l’accord africain pour lequel les Nations unies étaient observatrices, mais pas directement médiateurs, que l’on donne l’impunité au caporal Sankoh, un fou sanguinaire. Nous nous sommes concertés. Les Nations unies l’ont refusé et ont mis une réserve sur cette disposition. Cela a fortement tangué. En effet, tout le monde estimait que, sans cette impunité, il n’y aurait jamais d’accord. Mais nous avons tenu bon.
Et, du côté des accords de Lusaka, un autre élément de l’accord n’a pas été repris dans le mandat sur la RDC. Il avait été prévu de demander aux Casques bleus de faire la chasse aux milices Interahamwe dans l’Est du Congo. Là encore, sur le plan pratique, c’était totalement irréaliste. De ce fait, il a été avancé que, dans le mandat, on écartait cette disposition. Cela aurait pu faire capoter tous les accords mais, finalement, on a obtenu un accord au Conseil de sécurité. Les missions ont pu être développées dans les deux cas.
Sur ces questions, il y a toujours des ambiguïtés. Si je reviens à l’ex-Yougoslavie, comme Alain Le Roy l’a évoqué concernant la Macédoine, on a mis l’Otan en Bosnie-Herzégovine et on a maintenu les Casques bleus en Slavonie orientale. C’était un proconsul, le général américain Klein, qui dirigeait. On a surtout maintenu l’opération préventive en Macédoine, qui a duré jusqu’en 1999 et qui a été supprimée pour une simple raison : le Gouvernement de Skopje a décidé de reconnaître Taïwan et, dans la foulée, les Chinois ont mis leur veto au renouvellement de la mission au Conseil de sécurité. Nous sommes toujours confrontés à des situations de ce type où la politique interfère les choix militaires.
Pendant cette période, nous avons donc rétabli un peu de crédibilité des Nations unies. Les attentes étaient fortes. Puis on s’est trouvé, dans l’improvisation la plus totale, avec la situation du Kosovo. Un mois avant l’adoption de la résolution, personne ne savait qui allait prendre en charge l’ensemble des opérations autres que militaires. On savait que l’Otan avait la partie militaire. Il y avait des ambitions et des désirs de l’Union européenne, de l’OSCE. Les Américains avaient même mis un commissaire de police à Vienne pour diriger toute l’opération de police. Les Nations unies n’étaient pas au courant.
Trois semaines avant la résolution, j’ai demandé à Kofi Annan l’autorisation d’aller à Vienne et à Bruxelles pour en discuter avec Javier Solana qui était alors Secrétaire général de l’Otan, le général américain Clark (5), mes anciens collègues à l’OSCE à Vienne et notamment mon collègue américain. Je les ai convaincus que seules les Nations unies devaient s’occuper notamment de toute la partie de la police, puisqu’il pouvait y avoir des risques, l’OSCE étant incapable de le faire. On est arrivés à convaincre tout le monde et à faire en sorte que les Nations unies deviennent l’organisation faîtière. Pour ménager toutes les susceptibilités, j’ai inventé à la dernière minute les quatre « piliers » : un pilier humanitaire (HCR), un pilier élections (OSCE), un pilier économique (Union européenne) et un pilier pour l’ensemble de la police et de la couverture politique (Nations unies). Nous avons été deux, l’une de mes collaboratrices irlando-kényane et moi, pour établir un rapport en dix jours. Nous avons rédigé en quinze jours le rapport qui a servi de base à la résolution et nous avons mis en place le système.
On peut avoir une influence sur une situation comme celle du Kosovo. Il s’agit en l’occurrence d’un État à reconstruire. Et il y a la situation de Timor qui apparaît dans les six mois suivants. Les Nations unies se trouvent donc confrontées à une situation totalement inédite de devoir remplacer totalement des institutions qui n’existent plus. Au Kosovo, la population n’accepte plus l’ordre juridique serbe. Il n’y a plus de Constitution, il n’y a plus de droit. Toute l’administration, qui était essentiellement serbe, a disparu. Le pays est en grande partie détruit. Alain Le Roy a vécu cela au quotidien. Il faut essayer de tout réinventer. C’est là que je me tourne vers Jean-Christian Cady (6). C’est là que les expériences passées interviennent. Je dis à Kofi Annan : « Derrière le représentant spécial, il n’y a qu’une personne qui peut coordonner le tout, c’est un préfet à la française. Les préfets ont en effet l’habitude de le faire en France. Pour coordonner sur une population de cette taille, avec cette superficie, etc., un préfet français peut avoir la capacité de manager, etc. » Et Kofi Annan me donne tout de suite son accord. Le premier à avoir été nommé au Kosovo était Dominique Vian, avant l’arrivée de Bernard Kouchner. Sergio Vieira de Mello était alors le représentant spécial. Jean-Christian Cady est parti ensuite à Timor puis au Kosovo.
J’avais déjà eu une expérience de ce type au moment du renouvellement de la mission en Haïti. En effet, les Haïtiens ne voulaient plus de troupes militaires. Les Américains étaient là. Or les Américains et les Canadiens n’acceptaient plus de présence civile ou de policiers sans protection militaire. Que faire ? Les positions étaient irréconciliables. Il a fallu encore inventer. En France, nous avons bien des gendarmes mobiles qui sont militaires et qui ont la capacité de réagir avec les civils, les mouvements de population, etc. À Haïti, puis au Kosovo et à Timor, nous avons donc inventé les brigades de gendarmes mobiles. Cela a suscité de grands débats. En effet, les policiers américains et anglais refusaient qu’il y ait des gendarmes parce que ceux-ci étaient des militaires et que ce n’était pas démocratique. Finalement, cela s’est fait et c’est devenu la règle aux Nations unies.
Concernant les moyens, il est clair qu’ils n’ont jamais été là. J’ai eu à monter ces opérations avec 321 personnes au total au Département des opérations de maintien de la paix, de la plus modeste secrétaire jusqu’au Secrétaire général adjoint, l’ensemble des politiques, ceux qui font les rapports au Conseil de sécurité au quotidien, tout le département militaire et aussi, à l’époque où j’y étais, toute la partie logistique. On s’occupait ainsi des missions de maintien de la paix du début à la fin, y compris pour négocier des contrats, pour déployer les troupes et pour la gestion quotidienne. Je n’ose alors pas dire aux militaires les moyens que nous avons à l’arrière pour maintenir les opérations. 321 personnes, c’est absurde. D’une certaine façon, il est irresponsable de confier à une organisation des missions aussi importantes avec des moyens aussi réduits.
Enfin, le dernier élément que je vais évoquer concerne la chaîne de commandement et la qualité des militaires dont nous disposions. Je dois dire que c’était pour le moins inégal. Au début, je bénéficiais de la présence d’officiers mis à disposition par les grands pays. Pour ne pas augmenter les contributions au système des Nations unies, ces pays mettaient à disposition des officiers de très grande qualité. Mais cela a très vite suscité la réaction négative des pays en développement ou d’autres pays qui trouvaient inacceptable que des pays ne paient pas les contributions et imposent leurs propres militaires dans le système des Nations unies.
Il en a été de même avec cinq officiers du renseignement qui étaient au centre de crise des Nations unies. Il y avait un Russe, un Belge, un Français, un Américain et un Anglais. Ils ne m’ont jamais apporté la moindre information sur la sécurité sur le terrain, mais je suis sûr qu’ils ont récolté beaucoup d’informations du terrain sur tout ce qui venait au centre de crise. C’était donc, hélas, à sens unique. Il a donc fallu aussi s’en séparer. ♦
(1) Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU et Jacques Chirac, président de la République.
(2) Le colloque a eu lieu le 25 février 2020.
(3) Règlement pacifique des différends.
(4) Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression.
(5) Alors Commandant suprême des forces alliées en Europe, SACEUR.
(6) Préfet, Représentant spécial adjoint du Secrétaire général de l’ONU au Timor oriental en charge de la gouvernance et de l’administration publique de novembre 1999 à juillet 2001.