Des Chefs ?
La France manque de Chefs. C’est une plainte qui se fait entendre dans les salons comme dans la rue, un regret qu’expriment journaux et revues. Il est évident que la plupart des institutions valent surtout par la qualité des hommes qui en assurent le fonctionnement. Cela est vrai du petit au grand, qu’il s’agisse d’un chef de famille, d’entreprise ou d’un homme qui prend part au gouvernement de son pays ; qu’il s’agisse du chef de section ou du général. À leur échelon, tous ont à faire œuvre de chefs.
Restons à l’échelon supérieur, qui mérite une place d’honneur dans notre Revue de Défense Nationale.
Après notre désastre de 1940, Daniel Halévy écrivait dans un élan de son cœur meurtri : « Quel est l’enfant de France qui se lèvera ? Fils d’artisan, fils de paysan, ou fils de roi, capable d’obtenir qu’à force d’intelligent amour les Français prennent en pitié leur race, leurs enfants, la gloire menacée de leur nom !... » C’est lui qui, vingt-cinq ans plus tôt, réclamait déjà ce Chef qu’il voulait « pur, sûr et dur ».
Pur est l’homme qui, ayant atteint la force de l’âge, n’a rien à se reprocher, ni mauvaise action ni crime bien sûr, mais aucune de ces compromissions de conscience ou d’honnêteté si fréquentes de nos jours ; ni un quelconque de ces actes ou de ces consentements même tacites, qui lui enlèvent son indépendance de penser, le privent de sa liberté d’action, en font un être soumis à qui voudra le prendre.
Sûr, celui qui ne trompe pas, dont la loyauté est telle que l’on est certain de trouver en lui un ferme et constant appui, surtout dans les conjonctures difficiles, où se posent les graves problèmes de conscience. Et aussi celui qui ne se trompe pas, non qu’il soit infaillible, il est homme, mais à qui le savoir, l’amour de la vérité, la sincérité de raisonnement donnent ce pouvoir moral et cette fermeté de jugement que Nietzche appelait, si notre mémoire est bonne, « le droit de promettre » qui implique la certitude de tenir.
Dur, parce qu’il n’est pas de décision d’ordre général qui ne froisse un intérêt particulier. Vouloir plaire à tous revient à vivre dans le compromis. Dur d’abord envers soi-même : vaincre l’orgueil ou l’amour-propre, entre deux partis à prendre, aller vers celui qui réclame le plus grand sacrifice ou le plus vigoureux effort ; c’est généralement le meilleur. Pour accomplir le devoir qui s’impose à lui il faut au Chef une inébranlable fermeté, cruelle même quand elle oblige à se séparer de compagnons de lutte.
Cette fermeté, vertu indispensable au Chef, est le caractère qui n’est ni du mauvais caractère, ni de l’obstination, parce que le cœur et l’esprit y ont leur part.
La nature accorde à certains le don du caractère, comme à d’autres celui de la beauté. L’éducation le cultive où il est en germe, et en fait lever la semence dans toute bonne terre. Il nous semble qu’à l’heure actuelle le premier devoir des maîtres est de former des hommes dignes de ce nom, c’est-à-dire des hommes de caractère. Car c’est dès le plus jeune âge qu’il faut s’y prendre, qu’il importe de donner à l’enfant, d’entretenir chez l’adolescent l’horreur de la tromperie et l’amour de la vérité, le courage de la défendre, le refus des compromissions, les petites habiletés dont l’intention n’est pas rigoureusement droite. Cette honnêteté de l’esprit est une qualité que le jeune homme doit posséder, lorsque, devenu maître de ses actes, il entre dans la vie. Après ce sera trop tard : l’habitude prise de composer avec soi-même, l’accoutumance aux petits abandons, aux minimes lâchetés « qui ne tirent pas à conséquence », et rendent la vie facile, en feront un de ces invertébrés, prêts à accepter toutes les servitudes, dont la souplesse et l’habileté permettront, à quelques-uns, d’atteindre des postes élevés, mais dans le troupeau desquels on ne trouvera pas un Chef.
« Quand vient l’heure des décisions à prendre, des sacrifices à consommer, disait le commandant Foch à ses disciples de l’École de Guerre, où trouver les ouvriers de ces entreprises toujours périlleuses, si ce n’est dans les natures supérieures, avides de responsabilités. Celles-là sont profondément imprégnées de la volonté de vaincre ; dans cette volonté et dans la vue nette des moyens qui conduisent à la victoire, elles trouvent l’énergie d’exercer sans hésitation les droits les plus redoutables, d’aborder avec aplomb les difficultés et les sacrifices, l’énergie de tout risquer, même leur honneur. »
Ce que Foch, s’adressant à des officiers, formulait en langage d’homme de guerre, reste vrai pour tout Chef. À sa question : « Où trouver ces hommes ? » nous répondons : mais partout en France parmi ces soldats, appelés ou rappelés, qui font admirablement leur devoir sur tous les champs de bataille où l’honneur du Drapeau les réclame ; parmi la jeunesse qui monte, et qui sera la France de demain, à la condition de modifier du tout au tout un système qui est celui de l’irresponsabilité organisée ; à condition de cultiver en eux le goût des responsabilités et de leur donner sans parcimonie les pouvoirs correspondants. Alors nous aurons des hommes qui ne se laisseront pas séduire par le « courant de l’histoire » et ses facilités, mais des Chefs, sachant ce qu’ils veulent et ne veulent pas, portant haut leurs regards et sachant agir. ♦