Espionnage et renseignement
Espionnage et renseignement
Dans son dernier ouvrage, François Heisbourg nous invite à une plongée dans les arcanes des services de renseignement. Ainsi que le rappelle un avertissement liminaire, si l’auteur n’a jamais appartenu à quelque titre que ce soit aux « services », sa carrière administrative au Quai d’Orsay et dans l’industrie de défense l’a amené à devenir un « consommateur » fréquent de leur production de renseignement. Son expertise l’a ainsi conduit à participer aux réflexions qui ont abouti à la rédaction en 2008 du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.
La thèse développée ici s’articule autour des postulats suivants qui, s’ils relèvent de l’évidence, sont néanmoins martelés dès les premières lignes de l’ouvrage : « L’espionnage est inavouable car il vise à arracher des informations à leur propriétaire sans l’accord de ce dernier, en recourant le cas échéant à des moyens extralégaux. (…) Le monde du renseignement est par définition celui du secret et de la dérogation par rapport au sort commun ».
Après d’intéressantes digressions sur ce qui distingue les secrets, véritable cœur du métier des services de renseignement, des « mystères » qu’aucune débauche de moyens ne permettra d’appréhender (à l’instar de l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi dans la région tunisienne de Sidi Bouzid le 17 décembre 2010 qui a constitué l’étincelle du Printemps arabe : « Si le point de départ de la révolution arabe était un « mystère », le fait que la région était mûre pour des bouleversements majeurs avait été pressenti par nombre d’observateurs »), François Heisbourg met l’accent sur l’« urgence qu’il y a dans nos démocraties de gérer le renseignement non comme un épiphénomène relevant de la littérature de quai de gare mais comme un service public majeur, même s’il a des caractéristiques très particulières ». Dans la mesure où les services secrets contemporains ont été façonnés par les deux expériences historiques qu’ont été la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide, le livre est consacré de façon pour le moins cursive à une comparaison des organisations des services secrets français, anglais, allemands, américains et russes pendant ces périodes. Il rappelle à ce titre que « si l’espionnage a été la guerre chaude de la guerre froide, les espions en ont été les soldats ».
S’ensuit un chapitre qui place les services secrets dans la perspective du changement stratégique majeur qu’a provoqué la disparition de l’adversaire soviétique, concomitante du développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ces changements de paradigmes ont donné lieu à des mutations majeures de nos services secrets « impliquant des processus d’adaptation souvent difficiles et parfois encore inachevés ». À l’ère de l’informatisation de la société, il convient de s’interroger sur le type de rapports à établir entre la société et le monde du secret tout en gardant à l’esprit le souci de la préservation nécessaire des libertés individuelles. Compte tenu des potentialités des nouvelles technologies, on pourra légitimement se demander si cette entreprise ne relève pas de la gageure (alors qu’un moteur de recherche propose en quelques clics les publicités les mieux ciblées, que le terminal téléphonique permet une géolocalisation de son possesseur de tous les instants, comment les libertés individuelles peuvent-elles être préservées ?).
Un autre apport des nouvelles technologies mis en lumière par François Heisbourg dans le chapitre consacré aux tensions entre renseignement et démocratie a trait à l’utilisation par la CIA de drones. De la mi-2010 à la mi-2011, ce sont quelque 600 personnes qui auraient été assassinées au Pakistan dans des frappes d’un genre nouveau orchestrées par la CIA depuis ses bases situées sur le sol américain. Ces pratiques ne sont pas sans soulever des problèmes éthiques car si « les militaires, eux, agissent dans le cadre du droit de la guerre et du droit dans la guerre (jus ad bellum, jus in bello), il n’y a rien de tel s’agissant des opérations guerrières de la CIA ». Revenant sur les errances de la CIA qui a institué la torture comme mode opératoire « normal », l’auteur vante les mérites du contrôle politique exercé sur les services en France. Consécutivement aux recommandations du Livre blanc de 2008, un début de coordination au plus haut niveau de la politique de renseignement a vu le jour dès 2009 sous l’impulsion du Conseil national du renseignement, que l’ancien directeur général de la sécurité extérieure Jean-Claude Cousseran salue dans sa préface de l’ouvrage.
Dans un dernier chapitre, qu’il consacre aux choix pour la France à opérer en matière de renseignement, François Heisbourg revient brièvement sur le panorama du « monde du secret » dans sa version française tel qu’il est façonné aujourd’hui dans le cadre de six services : la DGSE, la DCRI, la DRM (Direction du renseignement militaire), la Direction protection et sécurité de défense (DSPD), la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et le Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin). Revenant sur la question de l’externalisation du renseignement, l’auteur s’en fait le contempteur en écrivant sans ambages : « Si l’État veut être sérieux en termes de préservation de ce qui fait sa légitimité, l’externalisation ne peut être un mode opératoire substantiel de nos services en termes d’action ». Pour le formuler de façon wébérienne : l’État doit conserver jalousement le « monopole de la violence physique légitime » (ce qui vaut bien entendu pour nos armées)…
En conclusion, François Heisbourg en appelle en cette année de projet présidentiel à ne pas faire du budget du renseignement une variable d’ajustement tandis qu’il pointe l’effet de seuil en deçà duquel la France courrait le risque de perdre plus qu’elle n’épargnerait.
Si on peut déplorer le caractère cursif de l’ouvrage, inhérent au travail de comparaison des services secrets des grandes puissances du XXe siècle, on peut saluer le travail de synthèse et de prospective auquel l’expert se livre quant à nos services de renseignement. On lui saura gré de ne pas avoir fait l’impasse sur les échecs cuisants qu’ont nourris les affaires Ben Barka et du Rainbow Warrior mais également sur cet acmé du renseignement français qu’a constitué l’affaire Farewell.