L’État de justice, France, XIIIe-XXe siècle ; tome II, L’Emprise contemporaine des juges
L’État de justice, France, XIIIe-XXe siècle ; tome II, L’Emprise contemporaine des juges
Ce livre est si riche qu’on peut le lire de bien des façons. La mienne est celle de Candide, qui interroge : quelle est la source du droit ? Candide sait qu’il n’y a pas, à sa question, de réponse qu’on puisse dire aujourd’hui. Jacques Krynen, érudit honnête, illustre avec talent, et fût-ce involontairement, cette non-réponse. « Coupée de ses racines religieuses et savantes, écrit-il en introduction, la justice tourne le plus souvent sur elle-même ».
Le premier tome traitait de la justice du roi. Le second commence à la Révolution, rupture majeure ici comme ailleurs : la populace décidera désormais du bien et du mal. L’instable XIXe siècle gérera ce lourd héritage tant bien que mal. Les juristes sont comme mouches dans le bocal où les révolutionnaires les ont enfermés. Certes, l’admirable code Napoléon (21 mars 1804) restaure un ordre. Mais l’ordre est mal assis, « abrogeant expressément (…) toutes les sources traditionnelles du droit ». Portalis, mouche catholique perdue dans le bocal commun, relativise ce superbe travail et fixe les limites de la codification : la jurisprudence, en son exubérance, s’ajoutera à la Loi et les célèbres « Dalloz » aideront les praticiens à se retrouver dans cette jungle. Tout n’est pas dit pour autant et quasiment rien ne l’est. On se contorsionne et Bacon, appelé à l’aide, tente l’impossible synthèse, invoquant « les lois naturelles », celles-ci « établies par une sorte de providence divine ». Aussi bien la « messe rouge », gage de l’équité des juges, ouvrira-t-elle l’année judiciaire jusqu’en 1900 et les tribunaux siégeront sous le crucifix jusqu’en 1904.
La seconde partie du livre décrit à merveille l’évolution dernière, et inattendue, qui aboutit à la « judiciarisation » extrême de notre société et fait, du « troisième pouvoir », le premier. La Cour de cassation avait frayé la voie, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel l’élargissent sans mesure. Le Conseil d’État, qui arbitre les conflits entre pouvoir et citoyens, a « couvert de son autorité juridictionnelle la dévaluation grandissante de l’image de la puissance publique, il en a rendu possible la désacralisation ». Le Conseil constitutionnel, créé en 1958, fera de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août 1789) et du préambule de la Constitution de 1946 la règle d’or placée au sommet de l’ordre juridique. L’auteur, qui n’y voit guère de mal, reconnaît pourtant qu’on a ouvert là une fameuse boîte de Pandore. Alors que, sous la pression populaire, les lois prolifèrent, des principes vagues et sacrés sont susceptibles d’applications infinies. La magistrature, cependant, se sent mal aimée et « revendique » à l’égal des autres corps nationaux. Syndiqués depuis 1968, les magistrats usent d’un droit de grève qu’ils ne possèdent pas. Ils souffrent de leur manque de légitimité. Leur vertu ne suffit plus à assurer leur prestige alors que leur « emprise » sur la société n’a jamais été aussi forte.
Alors, que faire ? Prendre au mot la formule par laquelle ils annoncent leurs jugements, Au nom du peuple français… Nous y voilà : Dieu ou le peuple, il faut choisir. Ce sera le peuple, décide M. Krynen, les juges doivent être, eux aussi, les élus de la nation. Effrayante perspective ! Bref, nous sommes en panne et il n’y a pas de dépanneur. À un mien camarade, professeur de droit, je posais un jour la question de Candide : Quelle est donc la source du droit ? Ma question l’avait interloqué. Il n’était pas en mesure de me répondre.