Le Maréchal Juin, Président du Comité de Patronage de la revue, a bien voulu confié en avant-première le dernier chapitre, intitulé « Hoc Erat in Votis » (« Voilà ce que je désirais ») de son ouvrage Le Maghreb en feu (Éditions Plon, juin 1957 ; 192 pages).
Hoc Erat in Votis
Ces mots, par lesquels Horace, dans ses satires, exprimait sa satisfaction d’un vœu exaucé, comme je voudrais pouvoir les prononcer à mon tour en me penchant sur les résultats de l’enfantement auquel nous assistons aujourd’hui.
J’ai déjà éprouvé, ce matin, alors que je reprenais ma plume pour écrire l’ultime chapitre de ce petit livre, une joie très vive. Les journaux n’annonçaient-ils pas qu’à l’O.N.U., et nonobstant les attaques mal inspirées de quelques délégués afro-asiatiques, bien des sympathies se reportaient vers nous à propos de notre politique algérienne. Je n’en pouvais croire mes yeux. Une conscience universelle s’éveillerait-elle au sein de cette noble institution ? Je n’en désespère pas personnellement, en ayant déjà noté des signes sur un terrain plus rapproché.
J’ai, en effet, des raisons de penser que nos amis occidentaux dont quelques-uns étaient assez naïfs pour croire jusqu’ici à la possibilité d’un bloc arabe qui, sur les rives sud de la Méditerranée, servirait les intérêts stratégiques du monde libre, commencent à s’écarter de ce leurre. Les récents événements du Moyen Orient leur ont, semble-t-il, dessillé les yeux et l’opération de Suez, n’eût-elle, en découvrant l’abcès, apporté à notre actif que cette certitude partagée, que nous nous trouverions suffisamment dédommagés du passif d’humiliations et de restrictions par lequel elle s’est soldée.
Il est clair que le panarabisme qui n’a souci, dans l’aveuglement où l’entraînent ses ambitions, que de se procurer des concours extérieurs, en arrive insensiblement, et peut-être sans en avoir conscience, à servir les intérêts des Soviets dans le dessein qu’on peut leur prêter de prendre pied en Méditerranée pour y saper l’édifice des défenses de l’Europe.
Je dis, dessein qu’on peut leur prêter, parce qu’il est inavoué. Mais mettons-nous à la place de l’U.R.S.S. Je ne crois pas, pour ma part, qu’elle se livre jamais en Europe à une agression atomique, car l’Occident, en se prémunissant contre une telle éventualité par les défenses de l’O.T.A.N. établies aux frontières mêmes du monde libre, a mis en place une riposte également atomique qui est de nature, en l’état actuel des moyens et des stocks, à décourager toute volonté d’agression. Et l’U.R.S.S., puissance continentale, le sait bien puisqu’il lui suffit de se pencher sur une carte à projection polaire pour voir que cette riposte peut non seulement partir de l’Amérique du Nord qui lui fait face à courte distance de l’autre côté du pôle nord, mais se déclencher simultanément sur ses flancs enserrés entre deux pinces : celle ayant pour base l’Europe occidentale et la Méditerranée et celle organisée au Pacifique sur la frange insulaire de l’Asie orientale.
Mise en présence de cette position avantageuse de l’Alliance atlantique, la politique de l’U.R.S.S. s’est d’abord efforcée d’obtenir au moins la neutralisation de ses arrières immédiats, c’est-à-dire de la frange méridionale de l’Asie et elle y a pleinement réussi, les états qui la composent ayant tout à craindre de son voisinage, démunis qu’ils sont de moyens de défense. Mais elle a été aussi tentée de desserrer au moins une ou deux pinces, celle de la Méditerranée, par le moyen d’une guerre froide, puis subversive, excluant l’emploi des armes nucléaires. Elle l’a fait discrètement par personnes interposées. Mais il est manifeste qu’elle se trouve derrière la conjuration extérieure ourdie à cet effet et qu’elle ne s’est pas contentée de ne lui apporter qu’un soutien idéologique.
Cette guerre a commencé depuis longtemps, et pas à notre avantage, si l’on considère l’ombre menaçante qui, graduellement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, s’est étendue de l’Asie sur l’Afrique.
La France, après la Grande-Bretagne, en fait aujourd’hui les frais et risque, si elle n’y prend garde, et si on ne l’aide pas, de se voir bientôt évincée du dernier môle d’amarrage que constitue l’Algérie, ce qui entraînerait inévitablement l’effondrement de tout le flanc sud de l’Europe que l’O.T.A.N. entend défendre.
C’est une raison de plus de s’occuper sérieusement de la sécurité de cette Algérie couverte directement par l’O.T.A.N. et avant toutes choses d’obtenir que cesse l’aide apportée à la rébellion algérienne par la Tunisie et le Maroc. C’est là notre « préalable algérien ». Il conditionne dès à présent l’avenir des relations franco-marocaines et franco-tunisiennes et même le sort du Maghreb futur que je me suis plu à imaginer.
Ce dernier, toutefois, ne saurait se concevoir ni s’édifier en dehors d’un climat rétabli de confiance et d’amitié. Or, qui pourrait affirmer aujourd’hui qu’il se rétablira dans un court délai ? J’ai déjà fait allusion, à propos de la lutte soutenue en Algérie, à ces blessures d’âme qui mettront bien du temps à guérir, autant d’ailleurs chez les Français de souche, que chez les Français musulmans. Et ce n’est pas encore ce qu’il y a de plus grave, car les sentiments du peuple ne sont pas lents à se transformer dans le peuple quand le terrorisme cesse de l’influencer et qu’il n’est plus fait appel à son fanatisme et à sa haine de l’étranger. Mais il y a les autres, ceux qui émergent du peuple et dont bien peu nous veulent du bien : les amis de toujours, que nous avons abandonnés, nous maudissent et leur descendance fera de même ; quant aux hommes du nouveau régime, ces intellectuels, dont beaucoup étaient émigrés, ce n’est pas à Paris ou ailleurs qu’ils ont pu apprendre à nous mieux connaître et à nous aimer davantage.
Ils y ont surtout appris à nous mépriser, en prenant conscience de notre faiblesse, de nos divisions et de la possibilité qu’ils ont de nous abuser facilement, sinon de nous corrompre. J’ai encore en mémoire ce qu’un officier marocain, en service dans notre armée, vint un jour me dire de Si Bekkaï, l’actuel Président du Conseil du Maroc, au temps où ce dernier menait une active campagne à Paris en faveur du retour de Sidi Mohamed ben Youssef. Si Bekkaï qui s’efforçait de faire sortir l’officier, son ancien camarade, du loyalisme, dont il faisait preuve à notre égard, avait fini par lui dire qu’il n’avait aucune idée du degré de dégénérescence et de sottise auquel les Français d’aujourd’hui étaient arrivés, qu’avec eux on pouvait maintenant tout se permettre et tout oser. Propos charmants pour tous ceux qui l’accueillaient en ami et, si naïvement, entraient dans ses vues.
Et les faits ont donné raison à Si Bekkaï et à ses acolytes autour des tapis verts où se sont consommés tant d’abandons par la pusillanimité de certains négociateurs ayant encore, semble-t-il, « Munich dans la peau », comme disait Bernanos à propos d’autres personnages.
Le plus compréhensif et le mieux disposé à notre égard, s’il n’était tenu à un certain conformisme vis-à-vis de ceux qui lui ont apporté leur appui, serait peut-être le Sultan Sidi Mohamed ben Youssef. Mais il semble bien isolé et encore loin de pouvoir dire ce qu’avait déclaré le roi Alphonse XIII, au cours de la première guerre mondiale, à savoir que dans son pays il n’y avait que lui et la canaille qui fussent pour la France. Car la canaille, au sens où l’entendait alors le roi d’Espagne, nous savons qui l’embrigade aujourd’hui dans toute l’Afrique du Nord et les tendances qui y prédomineront demain.
On peut craindre aussi qu’il n’y ait une réelle opposition dogmatique à faire coexister dans le même état des Européens et des Musulmans. Selon le Coran, il n’y aurait pas de place pour le « roumi » dans le Dar el Islam, pas de place, autrement dit, pour l’étranger infidèle dans l’État musulman.
N’est-ce pas aussi le Père de Foucauld qui, dans une lettre adressée à René Bazin en 1916 et récemment publiée, lettre qu’il n’y a pas lieu de croire apocryphe, prévoyait que, dans l’empire nord-ouest africain de la France, le sentiment national ou barbaresque finirait par s’exalter dans l’élite instruite au point de l’amener à se servir de l’Islam comme d’un levier pour soulever les masses ignorantes et tenter de créer un Empire musulman indépendant. Et il ajoutait : « Si nous n’avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. Le seul moyen pour qu’ils deviennent Français est qu’ils deviennent chrétiens. »
Sombre prophétie, s’accompagnant au surplus d’un conseil difficile à suivre quand on sait que les deux prosélytismes qui ne se rejoignent que sur la propagation de la foi en un Dieu unique, se contredisent foncièrement sur la notion du péché. C’est d’ailleurs un fait aisément vérifiable qu’en Afrique les cerveaux primitifs et animistes se montrent plus accessibles au dogme de l’Islam qu’à celui du Christianisme. Le cardinal Lavigerie fut un des premiers à renoncer à obtenir des conversions en pays musulman et Lyautey n’aurait jamais permis qu’on tentât d’en faire au Maroc.
Je pense, pour ma part, que le fossé de la religion n’est pas un obstacle insurmontable surtout dans les masses. Nous avons conservé en Afrique du Nord bien des amitiés sincères. Elles sont aujourd’hui tapies au fond des cœurs en raison du drame douloureux que nous vivons mais n’attendent qu’une occasion de se manifester de nouveau.
Je partage en cela l’avis du regretté général Duval qui, en 1945, avait par son activité et une énergie sans égales brisé dans l’œuf l’insurrection du Constantinois. Il devait lui en rester la réputation d’un chef redoutable toujours en éveil et sachant déjouer la surprise. Il commandait en chef au Maroc depuis six ans quand il eut à éteindre, en août 1955, l’incendie qui avait commencé de s’allumer à Oued Zem et menaçait de gagner tout le Tadla et la Montagne berbère. Il le fit avec son énergie coutumière, mais ce devait être au prix de sa vie. Peu de temps avant qu’il disparût, j’avais reçu de lui une lettre écrite le 12 août, dont voici un extrait :
« J’ai exposé par écrit, oralement, au Ministre de la Défense nationale, aux membres du Gouvernement avec qui je suis entré en contact, qu’après l’Indochine un théâtre d’opérations s’ouvrait en Afrique Mineure en attendant l’Afrique noire, et que nous étions entrés dans la guerre, une guerre révolutionnaire plus implacable et plus rude que la guerre classique.
« Je suis, ce qui est normal, prisonnier de mon personnage… considéré comme le tenant de la politique de force brutale alors que je reste convaincu de son inefficacité absolue. Par contre, depuis des années, je prône l’importance essentielle de l’action psychologique, de la reconquête morale des masses marocaines, de la reprise du contact, par la base plus encore que par les élites. Mais je n’ai convaincu personne et nous subissons la volonté, le plan de l’adversaire. Tout cela finira très mal, mais j’aurai, je crois, accompli mon devoir de soldat et de Français jusqu’au dernier jour de ma carrière militaire. »
Ces lignes prophétiques révélaient un être tout de sensibilité et profondément humain, en même temps qu’un esprit averti et clairvoyant. Elles le grandissent d’autant plus que sa conscience n’avait pas le choix et qu’il n’eut jamais, lui, d’autre devoir que d’employer la violence quand il ne restait plus que celle-ci pour remédier aux fautes politiques des autres.
Duval avait raison et son ultime recommandation reprend tout son sens au moment où il s’agit pour nous de refaire un climat moral en Afrique et principalement en Algérie où la France entend demeurer présente. Impitoyables dans la répression du terrorisme, nous devons faire entendre aux masses des paroles de charité et d’amour ; rechercher le contact des anciens combattants musulmans, qui, dans leur immense majorité, nous sont restés fidèles et nous en ont donné des preuves, allant jusqu’au martyre. Il nous faut refaire l’Armée d’Afrique dans cette Algérie qui fut son berceau et est encore profondément imprégnée de ses glorieuses traditions ; et pour cela, reprendre les rengagements ainsi que les incorporations annuelles en instituant, au besoin un service national obligatoire pour soustraire les jeunes gens à l’enrôlement par contrainte dans les rangs du F.L.N. De nombreuses familles nous le demandent.
Enfin, ne pas négliger les élites, même celles du Maroc et de la Tunisie, avec lesquelles nous sommes encore en contact pour des raisons politiques ou d’affaires. Tous nos interlocuteurs ne sont pas des êtres butés, incapables de se dégager du tapis magique, et tant d’années de vie en commun ne sont pas sans avoir créé des affinités intellectuelles, morales et même spirituelles dont on doit retrouver des traces dans la profondeur et qu’il nous appartient de faire réapparaître au grand jour.
C’est à ce prix, et dans l’oubli des ressentiments que traîne après soi une guerre fratricide dont la France ne saurait en aucune manière porter la responsabilité, que nous parviendrons, peut-être, à retrouver le chemin des cœurs et à nous remettre à travailler ensemble, la main dans la main. Et je ne doute pas que ce peut-être ne se transforme bientôt en certitude si le Pays continue à se montrer ferme dans ses résolutions concernant l’Algérie, lesquelles portent essentiellement pour l’instant sur l’octroi d’un régime qui assure l’indissolubilité des liens avec la France et écarte par conséquent toute reconnaissance d’un fait national algérien, sur la neutralisation immédiate des places d’armes marocaines et tunisiennes, et le maintien de nos forces à leur niveau.
S’il ne devait pas en être ainsi, la lutte se poursuivrait dans des conditions décourageantes pour ceux qui, de notre côté, l’ont menée jusqu’ici avec tant de foi et d’abnégation ainsi que pour les Français musulmans dont la fidélité demeure suspendue à ces résolutions. Nous finirions par tomber dans les pièges grossiers qu’on voit déjà se tendre autour d’un « cessez-le-feu » obtenu sans garanties préalables, et bientôt suivi d’élections prétendues libres que nos adversaires, dans le vide administratif qui n’est pas encore comblé, auraient toute liberté de préfabriquer.
Autant dire que l’Algérie serait irrémédiablement perdue pour nous et que l’effondrement de cette clé de voûte entraînerait la dislocation de l’ensemble de notre mouvance africaine avide déjà de se partager nos dépouilles, le Sahara compris, ne serait-ce que pour les vendre à d’autres.
Le rideau de fer s’abaisserait de nouveau sur un Maghreb replongé dans la barbarie et la misère, où l’œuvre française s’endetterait en un rien de temps sans laisser d’autre souvenir dans l’Histoire que celui d’un éblouissant mirage à peine entrevu sur une terre de désolation.
Quant à ce qui se passerait alors en France, je n’y pense qu’avec effroi. Ramené dans ses limites de 1815, notre pays, ulcéré d’avoir vu son œuvre extérieure chavirer dans l’absurdité, aurait certainement à faire face à une situation intérieure profondément troublée. Dieu sait quelles passions s’y agiteraient sous l’aiguillon de l’austérité, de déceptions vivement ressenties dans certains milieux, en particulier chez les ressortissants nationaux rapatriés en masse pour les soustraire au chantage exercé en Afrique sur leurs biens et leurs personnes considérés comme autant de gages et d’otages, dans l’Armée jetée hors d’elle-même par ses désillusions et la rancœur éprouvée devant tant d’héroïsme dépensé en pitre perte.
Mue par un reste d’instinct de conservation, la France continuerait sans doute à s’intégrer en vassale dans une communauté de défense dont les positions seraient déjà tournées, à moins que résignée à la mort lente des peuples qui ne savent plus réagir ni se défendre, elle ne rejoigne, sans plus attendre, le troupeau bêlant des neutralistes de l’Europe résiduelle.
Mais écartons de nos yeux cette lugubre et imaginaire vision. La France n’entend pas mourir et je ne suis pas seul à vouloir encore espérer. ♦