La conflictualité humaine est articulée sur la survie, elle-même conditionnée par la maîtrise de l’environnement économique. L’histoire a montré que la guerre économique accompagnait voire remplaçait les affrontements militaires. L’Otan qui n’en a pas intégré les ressorts pourrait aujourd’hui y songer.
Les limites du discours affiché sur les alliances militaires
L’économie est, presque toujours, le premier fondement des conflits. Dès son origine, l’homme a dû lutter pour sa survie. Celui qui détenait un moyen de subsistance devait le défendre pour ne pas en être privé par celui qui n’en avait pas. La survie a ainsi conditionné – et conditionne toujours selon les aires géographiques – le quotidien des groupes humains pendant plusieurs dizaines de milliers d’années.
Les premières alliances se sont ainsi structurées à partir de ce rapport au maintien en vie de l’être humain. L’accumulation de ressources, l’essor des échanges, le progrès technologique et le développement des territoires ont peu à peu modifié la nature des conflits. Si la conquête de territoires a constitué un point déterminant dans la naissance des conflits, le discours sur la guerre a pris l’ascendant militaire sous l’effet déterminant du mode d’affrontement. Le moyen (la guerre) supplante l’enjeu (le contrôle d’un territoire ou des voies d’échange maritime ou terrestre). Au point qu’en apparence la guerre devient l’enjeu, le moyen et la fin ; croissant sans cesse en besoins humains et matériels, de même qu’en durée et en dimension, pour la constitution de royaumes, d’empires et enfin d’États-nations.
La prédominance de l’enjeu économique va ainsi s’estomper au fil du temps. Originellement, Rome veut détruire Carthage pour dominer le commerce en Méditerranée occidentale mais l’Histoire romaine se focalise par la suite sur l’épopée militaire d’Hannibal Barca puis de Scipion l’Africain. Cette tendance s’accentue jusqu’aux guerres napoléoniennes qui sont souvent présentées comme une « guerre pour la guerre ». En 1802 (1), l’Empire napoléonien est devenu une puissance mondiale à la fois militaire, politique et commerciale. Le Royaume-Uni remet en cause ce statut en s’assurant la maîtrise des océans par ses victoires militaires sur mer (Trafalgar). L’affrontement se déplace alors sur le terrain économique par le biais des blocus – blocus maritime britannique contre blocus continental français – mais par le système économique continental français. À l’image de Louis XI (2) qui n’arrivait pas à vaincre Charles le Téméraire militairement, Napoléon recourt à la guerre économique qui pèse désormais d’un poids déterminant dans la configuration et l’équilibre des alliances militaires comme en témoignent les campagnes du Portugal (1807) et de Russie (1812), en partie entreprises pour verrouiller un peu plus le dispositif de blocus continental. L’impact de la défaite de Waterloo redonne au discours militaire une prépondérance quasi-totale sur la définition des alliances que les guerres mondiales et la guerre froide sacraliseront pendant plus d’un siècle.
Néanmoins, la disparition de l’URSS et du Pacte de Varsovie ouvre la voie à de nouvelles formes d’expression de conflit. Il y a quelques années, des officiers de l’Armée populaire de libération chinoise ont ainsi élargi le champ de l’affrontement en parlant ouvertement de « guerre hors limites » (3). Tirant le bilan de l’échec de l’URSS dans sa course aux armements avec le monde occidental – véritable guerre économique menée par les États-Unis sur le point faible de l’URSS avec son incapacité à soutenir sur le long terme les investissements nécessaires à une course aux armements de plus en plus technologiques – ils soulignent la nécessité de prendre en compte des modes d’affrontement qui sortent du cadre strictement militaire dont la guerre économique offensive destinée à détruire directement l’économie adverse qui est de plus en plus souvent son centre de gravité.
Cette notion est passée presque inaperçue et n’a pas révolutionné la grille de lecture de l’Otan. Plusieurs signaux faibles semblent cependant indiquer l’amorce d’un changement de paradigme. Lors d’un séminaire franco-américain qui s’est tenu en avril 2012 aux États-Unis, des représentants du Pentagone ont fait état de réflexions sur la manière de qualifier le pillage technologique qui s’exerçait à l’encontre des intérêts américains. Faut-il encore parler d’espionnage ou plutôt d’acte de guerre étant donné l’amplitude prise par le phénomène ? Un tel durcissement dans la réflexion américaine traduit-il la difficulté que les militaires occidentaux ont à intégrer les aspects offensifs de la guerre économique du temps de paix ? Cette interrogation renvoie à un autre constat : le bras armé de la guerre économique est aujourd’hui la guerre de l’information (4). Or, si l’Otan a pris en compte la cyberguerre notamment à la suite des opérations contre l’Estonie, l’organisation transatlantique a le plus grand mal à définir un champ opérationnel de la guerre de l’information par le contenu. Certes, les opérations de Psyops et d’Info-ops font partie de la matrice otanienne, toutefois la prise en compte de la dimension fort faible dans la guerre informationnelle reste limitée ; c’est pourtant l’un des champs où l’Approche Globale pourrait se révéler la plus utile et où, pour l’instant, elle fait défaut. Le théâtre d’opération afghan illustre bien cette situation d’enlisement informationnel face aux taliban. La communication standard diffusée par les forces américaines et leurs alliés est axée sur l’implantation de la démocratie dans un pays en construction. Force est de constater qu’elle n’a pas beaucoup d’effet sur les réalités culturelles d’une mosaïque de populations dont certaines appliquent les règles particulières de la survie depuis des millénaires et pour qui les notions d’« État » ou de « frontière » se révèlent inappropriées et même dangereusement « étrangères ». Le discours militaire sur la guerre atteint là ses propres limites car l’enjeu vital reprend ses droits par rapport au mode d’affrontement.
L’Otan est l’organisation d’une alliance militaire qui est le produit de son histoire (rôle prédominant des États-Unis dans la sécurité du monde occidental) et qu’elle ne peut transcender sous peine de disparaître sous l’effet d’une multitude de contradictions. Citons par exemple l’émergence de l’intérêt économique européen dont l’affirmation est inéluctable sous la pression des stratégies d’accroissement de puissance par l’économie que recherchent les pays de l’ancien bloc communiste comme la Chine et la Russie. Chacun voit que cet intérêt économique européen n’est plus automatiquement compatible avec l’intérêt économique américain ; le Plan Marshall qui avait permis au sortir de la Seconde Guerre mondiale la formation d’une Europe économique est aujourd’hui bien loin et ne serait, en l’état de l’économie américaine, plus envisageable. On le voit bien sur des dossiers majeurs comme la maîtrise, le stockage et la diffusion de la connaissance. Ces incompatibilités naissantes enferment l’Otan dans la recherche du plus petit dénominateur commun qui restreindra à terme ses capacités opérationnelles comme c’est déjà le cas en Afghanistan. Il en résulte que cette forme d’alliance militaire ne peut toucher de trop près à l’objet économique. Ce dernier reste à la fois trop disparate entre les différents États et touche de trop près à la souveraineté nationale pour être, en sus l’objet militaire – lui-même instrument de souveraineté – intégré dans une même alliance.
Alors que le concept de guerre économique aura rarement connu un tel engouement, l’Otan, principale alliance militaire du monde occidental et garante de sa sécurité est en train, à cause de ses propres limites structurelles, de passer à côté de ce qui pourrait bien devenir une des nouvelles formes prédominantes des conflits. La guerre économique qui permet, comme dans le cas de l’action britannique sur les actifs pétroliers libyens en 2011, une neutralisation des centres de gravité adverses – sans le fameux « choc de l’image » expérimenté au Vietnam et ravivé par l’Irak et l’Afghanistan – se révèle une véritable arme offensive qui a l’avantage d’épargner les infrastructures physiques nécessaires à la reconstruction post-conflit.
Les alliances traditionnelles touchent là une de leurs limites, celle qui les obligera, peut-être, à se réinventer ou à relativiser le champ militaire.
(1) À la suite de la paix d’Amiens qui permet à la France de récupérer ses colonies, d’annexer la Belgique et d’acquérir la position stratégique du port d’Anvers.
(2) Écrits de l’historien J. Favier : Louis XI ; Paris, Fayard, 2001.
(3) Liang Qiao et Xiangsui Wang : La Guerre hors limites ; Rivages, 2006 ; 310 pages.
(4) Christian Harbulot : « De la guerre de l’information aux cyberconflits » in cahier Horizons stratégiques du CSFRS, mars 2012.