Entretien avec le général Challe, commandant des Forces alliées du secteur Centre-Europe
31 janvier 1961
Les problèmes de défense ont toujours été particulièrement complexes, notamment parce que leurs données techniques sont souvent en contradiction avec leurs données politiques. De ce point de vue, la difficulté qu’il y a à apprécier exactement la situation présente n’a rien de surprenant. D’autant qu’un élément nouveau est intervenu : la logique de l’âge nucléaire est complètement différente de celle de l’âge anti-nucléaire. Les explosions d’Hiroshima et de Nagasaki ont ouvert une ère nouvelle, non seulement dans les techniques, mais aussi dans les idées — et les concepts fondés sur cet événement étaient à peine élaborés qu’ils se trouvaient inadaptés à la situation créée par l’accession de l’Union Soviétique à la parité nucléaire avec les États-Unis. Nous en sommes actuellement à ce point-là. Depuis plusieurs années la stratégie occidentale était basée sur l’idée que la paix pouvait être sauvegardée par la menace de représailles nucléaires totales sur l’agresseur, celui-ci étant au surplus assuré que s’il déclenchait en Europe un conflit limité, celui-ci ne pourrait pas rester limité, et qu’il s’amplifierait en guerre totale. L’Union Soviétique ne possédait pas les moyens de frapper directement le territoire américain, et toute agression en Europe, même limitée, aurait constitué le point de départ d’une guerre totale. Cette idée s’est révélée juste : l’Union Soviétique a reculé devant le « risque total », la paix a été préservée.
Or le territoire américain est maintenant directement vulnérable, et, l’Union Soviétique ayant accédé à la parité nucléaire avec les États-Unis, certains se demandent si la théorie de la dissuasion, telle qu’elle était conçue jusqu’à maintenant, reste intégralement valable, et si le « seuil de nucléarisation » d’un conflit se situe toujours « à hauteur » de l’Europe. Ils se demandent si la parité nucléaire n’aboutit pas à une sorte de neutralisation mutuelle, chacun des deux « grands » rejetant la possibilité d’une guerre au terme de laquelle ils seraient tous deux détruits dans des proportions telles qu’ils se trouveraient rejetés plusieurs siècles en arrière. Si cette neutralisation n’est pas une vue de l’esprit, les risques de conflits limités en Europe s’en trouvent accrus — avec toutes les formes, qu’ils pourraient prendre, y compris la subversion.
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