« L’Alliance est vitale pour chacun de ses quinze membres, et chacun d’eux est indispensable à l’alliance. Qu’une nation soit aussi loin de l’Union Soviétique que les États-Unis, ou à ses portes comme la Turquie, la même menace nous vise tous ». Ces mots du Général Lauris Norstad, commandant suprême des Forces alliées en Europe, précisent à quel point cet homme est arrivé, sans rien renier de son « moi » américain, à penser en tant qu’officier international — cette mutation psychologique étant en elle-même un symbole. C’est parce que nous savions que le Général Norstad a réalisé en lui cette mutation que nous avons tenu à lui demander son opinion sur quelques-uns des problèmes auxquels il s’est affronté.
Le mois dernier, nous présentions ici même une interview de M. Paul-Henri Spaak, secrétaire général de l’OTAN, sur les conditions et les possibilités d’une extension hors du domaine militaire des préoccupations et des prérogatives de cet organisme. En interrogeant le Général Norstad, nous avons voulu donner un « symétrique » aux déclarations de M. Spaak. Il n’était évidemment pas question de rechercher des indiscrétions, d’abord parce que le Général Norstad nous a honoré de sa confiance, ensuite parce que les problèmes en cause nous paraissent moins importants par leurs données purement techniques que par la manière dont ils sont posés par ceux qui doivent les résoudre. Le Général Norstad les envisage en songeant à un mot d’Abraham Lincoln : « Le monde sait que nous savons comment le sauver. Nous — nous qui sommes ici — nous en avons le pouvoir et nous en portons la responsabilité ».
Comment, alors que le « Spoutnik » poursuit sa ronde hallucinante, le Général Norstad a-t-il compris notre curiosité ? Nous lui laissons la parole.
— Dans quelle mesure pensez-vous, mon général, que les dernières réalisations soviétiques — fusées et satellite artificiel — modifient les données fondamentales des rapports des forces entre l’Est et l’Ouest, et par conséquent les données de la stratégie occidentale ?
— Vous ne partagez donc pas l’opinion de M. Nikita Khrouchtchev qui affirme que les progrès soviétiques rendent caduques les aviations stratégiques et tactiques ?
— Ne craignez-vous pas que les répercussions psychologiques de ces événements scientifiques n’affectent, en créant une sorte de complexe d’infériorité, la volonté des peuples occidentaux de rester unis dans l’Alliance atlantique ?
— Mais les économies des pays atlantiques vous paraissent-elles capables de supporter la charge de l’effort militaire nécessité par leur défense contre l’impérialisme soviétique ?
— Comment se pose pour vous le problème de la mise en commun des ressources de tous les pays membres de l’Alliance, dans le domaine atomique ?
— Qu’en est-il des moyens militaires de l’OTAN ?
— Or vous pouvez certifier que cette volonté existe ?
— Malgré l’existence de ces forces de représailles, n’existe-t-il pas une possibilité que la guerre éclate ?
— Comment se présente l’idée du « bouclier » dans cette stratégie préventive ?
— Mais cette force matérielle repose sur des bases morales, psychologiques, politiques, bref sur une communauté humaine dont la solidité conditionne celle de l’alliance militaire. Comment voyez-vous ce problème ?
— Il est en effet certain que le monde atlantique a pris conscience de son existence parce qu’il risquait de disparaître, qu’il s’est découvert dans le besoin de se défendre, et qu’il s’affirme parce qu’il s’est découvert. Ce qui, au départ, traduisait un réflexe collectif de défense devant les menaces contenues dans l’impérialisme soviétique, traduit maintenant la prise de conscience d’un système de solidarités enracinées dans l’espace et dans le temps : la légitimité historique et éthique de l’Alliance ne peut ainsi être niée. Mais cette Alliance, pour exprimer le « moi » commun des pays atlantiques, tout en continuant à exprimer leur commune volonté de défense, doit être aménagée politiquement. Que pensez-vous à cet égard des suggestions tendant à étendre aux domaines non militaires les objectifs et les prérogatives de l’OTAN, par exemple de celles contenues dans le rapport de MM. Lester Pearson, Halvard Lange et Gaetano Martino ?