L'auteur, dans cette lettre, montre son inquiétude quant à « notre carence dans le domaine des armements nucléaires ». La Revue de Défense Nationale n'a pas manqué, sous des signatures diverses, et plus particulièrement sous celle du général Ailleret, de souligner la puissance des armes nucléaires, leur prix relativement bas et la nécessité pour les grandes armées modernes d'en disposer. Mais l'auteur de cette lettre évoque aussi le problème politique que pose la fabrication de ces armes et lance un appel pressant aux responsables de notre politique militaire.
Correspondance
Je crois être l’interprète d’un certain nombre de vos lecteurs en vous exprimant les inquiétudes que suscite notre carence dans le domaine des armes nucléaires.
Les perspectives de la guerre atomique ne vous ont pas échappé et la Revue de Défense Nationale a publié sur ce sujet un certain nombre d’articles du plus vif intérêt — mais l’heure des discussions académiques est passée et nous ne pouvons pas continuer à contempler du point de vue de Sirius une révolution dans l’art militaire, qui est susceptible de mettre en jeu l’existence même de la France.
Aujourd’hui une question vitale se pose. La France aura-t-elle un armement nucléaire ou doit-elle se contenter des armes dites conventionnelles ? Quelque opinion qu’on ait sur cette question, il n’est pas possible de la laisser sans réponse. Nul doute que la Revue de Défense Nationale dirigée par des hommes particulièrement qualifiés, ne soit de nature à éclairer un public mal informé par des propagandes néfastes, un Parlement dont les membres sont pour la plupart étrangers à cette matière, et un Gouvernement absorbé par des soucis si multiples qu’il risque de sacrifier à des intérêts immédiats des mesures dont peut dépendre tout l’avenir de notre pays.
L’arme nucléaire peut être envisagée sous deux aspects : l’un militaire, l’autre politique.
Point de vue militaire
Il serait malséant à un profane d’avancer une opinion personnelle. Il lui est toutefois permis de retenir des études publiées dans la Revue, un certain nombre de vérités qui ne semblent pas discutables :
1° La bombe H (ou autre, s’il en est d’un modèle plus récent) est infiniment plus puissante que celle de Hiroshima. Elle peut détruire d’un seul coup Paris ou New York ou Moscou. Même dans les pays décentralisés, le désordre causé dans les services par un coup au but ainsi que la panique des populations seraient tels que la défense en serait sérieusement compromise ;
2° Aucune parade n’est possible. Le seul moyen de défense est la riposte. Rien ne peut arrêter l’assaillant pourvu de la bombe, sinon la perspective d’être exposé à la même attaque ;
3° Il ne suffit pas de posséder la bombe, il faut prévoir les moyens de l’expédier (avion, fusée, etc…) ;
4° L’armement nucléaire à distance moyenne ou courte (canon atomique, fusée…) sera capable de paralyser un adversaire pourvu d’armes conventionnelles, même si celui-ci possède dans ce domaine une écrasante supériorité. À tout le moins, il obligera cet adversaire à modifier profondément sa tactique et à perdre pour une large part le bénéfice de ses avantages ;
5° L’armement nucléaire (de près ou de loin) demande une longue préparation. Il ne suffit pas de posséder les engins. Il faut entraîner le personnel à s’en servir et prévoir, en considération de l’arme nouvelle, une transformation de la stratégie elle-même.
De ces considérations, il faut conclure qu’une nation qui ne possède pas l’arme nucléaire sera absolument impuissante contre un ennemi qui la possède, a fortiori si cet ennemi possède aussi la supériorité en armes conventionnelles, comme c’est le cas pour l’URSS.
Elle ne pourra donc attendre le salut que d’alliés pourvus de l’arme nouvelle. Elle sera ainsi à la merci de ses alliés. En admettant que ceux-ci veuillent bien lui prêter des armes nucléaires à courte portée, il faudra un long délai pour dresser les hommes appelés à s’en servir et pour adapter tactique et stratégie à cette transformation de l’armement.
Point de vue politique
Pendant longtemps, l’URSS et les USA ont eu le monopole des armes nucléaires, ce qui leur assurait la domination de la planète. Dans ces conditions ils n’avaient pas à prendre la peine de ménager leurs alliés. On l’a bien vu dans l’affaire de Suez où ils se sont trouvés unis contre la France et l’Angleterre.
Il y avait une leçon à tirer de ces événements — mais laquelle ? La France en a conclu qu’il y avait intérêt pour elle à se rapprocher des nations européennes, dont la plupart ne sont pas armées autant qu’elle ; et elle est entrée dans l’Euratom.
L’Angleterre, elle, a poussé son industrie nucléaire et quelque temps après, elle faisait éclater sa première bombe. L’avenir dira de quel côté était la sagesse.
Pendant ce temps une propagande intensive était menée pour interdire de nouveaux essais. On mobilisait des savants dans le monde entier, et des pétitions circulaient, réunissant, nous disait-on, des milliers de signatures, à seule fin de semer la terreur et de dresser l’opinion mondiale contre de nouvelles expériences.
Cette campagne était-elle désintéressée ? Pour être édifié, il suffit de constater qu’elle ne demandait pas la destruction des stocks de bombes déjà accumulés par l’URSS et les USA ni des engins destinés à les transporter. On réclamait seulement l’arrêt des expériences, c’est-à-dire l’interdiction pour les nations qui ne possédaient pas encore l’armement nucléaire de rattraper leur retard. Ce que l’on voulait, c’était consolider le monopole des « Deux Grands »… Une fois de plus, car ce phénomène n’est pas nouveau dans l’histoire contemporaine, la science s’est mise au service de la politique. Il a dû être d’autant plus facile de l’employer pour cette besogne que dans les milieux scientifiques, le communisme est largement répandu.
Un jour, M. Foster Dulles a jeté le masque. Par une de ces imprudences qui lui échappent quand il éprouve le besoin de moraliser, il a déclaré publiquement que la bombe atomique était un instrument trop dangereux pour qu’on pût le confier à des nations mineures qui seraient tentées de s’en servir mal à propos. On ne doit pas laisser les enfants jouer avec les boîtes d’allumettes. Merci pour la France.
Cependant la Grande-Bretagne, insensible à ces homélies, poursuivait ses fabrications nucléaires. Est-ce une simple coïncidence si, parallèlement, les États-Unis se remettaient à avoir des égards pour elle et s’efforçaient de lui faire oublier le désaveu de Suez ? Elle a envoyé ses parachutistes à Oman. À cette occasion, les Arabes ont essayé de renouveler la manœuvre qui avait réussi à l’Égypte, en saisissant le Conseil de Sécurité. Mais les États-Unis s’y sont nettement opposés. L’Angleterre aura les mains libres en Arabie, tandis que la France est mise en accusation pour s’être permis de lutter contre la rébellion qui ensanglante dans l’Afrique du Nord trois départements français.
Il y a quelques semaines, dans « France-soir », un article du journaliste Pertinax, qui est généralement bien informé de ce qui se passe aux USA, appelait l’attention sur ce qu’il appelait le « Club Atomique », un club à trois, d’où la France est exclue et qui entend se réserver le monopole des armes nucléaires (1). Cette situation, disait-il, a motivé une démarche de l’ambassadeur de France. Un peu plus tard nous apprenions avec stupeur que les puissances occidentales proposaient la suspension des expériences nucléaires pendant deux ans. On nous annonçait que M. Jules Moch, représentant la France, avait adhéré à cette proposition !
Sous quelle pression ? En échange de quelles garanties ? On ne nous le dit pas. Est-il admissible que le suicide s’accomplisse sans que l’opinion française ait été saisie ?
Contre l’extension des fabrications atomiques à des fins militaires on a avancé divers arguments, d’inégale valeur :
a) Ces fabrications dépasseraient nos moyens financiers.
L’argument est faux. D’une étude parue dans la Revue, il résulte que pour faire exploser la première bombe, il suffirait d’une soixantaine de milliards. Que représente cette dépense en regard d’un budget qui prévoit 400 milliards de plus que le précédent pour les seules dépenses des administrations civiles ? En transformant son armée, la Grande-Bretagne réalise une économie.
b) Notre armement nucléaire sera toujours inférieur à ceux de l’URSS et des USA.
Argument stupide. À ce compte, nous devrions renoncer à avoir des canons, parce que les Russes en ont plus que nous.
c) Nous avons à soutenir la guerre d’Algérie. Nous ne pouvons pas sacrifier, comme l’a fait l’Angleterre, notre armement traditionnel et transformer complètement notre armée.
La France a-t-elle le moyen d’entretenir et de préparer de front une guerre de contre-guérillas et une guerre atomique ? Il appartient aux spécialistes de répondre à cette question. Elle mériterait une étude dans la Revue de Défense Nationale.
d) N’y a-t-il pas incompatibilité entre l’armement nucléaire et la politique du marché commun ?
Le traité approuvé par le Parlement réserve expressément aux États signataires le droit de fabriquer des armes atomiques. Que cette initiative déplaise à certains États de la future Europe, c’est possible. Mais il est également possible de leur faire comprendre que le nouvel armement n’est pas dirigé contre eux et qu’il peut même servir à leur protection.
Une autre question est de savoir si l’obligation de livrer à l’Euratom tout l’uranium trouvé sur notre territoire ne mettra pas obstacle à nos fabrications. Ici encore la parole est aux techniciens.
Cette lettre est longue, et l’auteur s’en excuse. Mais la question qu’elle pose est si importante que rien ne doit être négligé pour alerter l’opinion. La question du marché commun a été largement débattue sur la place publique et le vote du Parlement n’a pas été obtenu par surprise. Il serait inadmissible qu’il en fût autrement en ce qui concerne l’armement nucléaire, et que le gouvernement contractât, à l’insu de la plupart des Français, des engagements qui pourraient non seulement ravaler la France au rang des puissances secondaires, mais mettre en péril notre indépendance elle-même.
Recevez, etc…
Jacques Charpentier,
Ancien Bâtonnier.
P. S. — Je venais de terminer cette lettre lorsque les journaux ont annoncé que l’URSS possédait une fusée intercontinentale, et en même temps que les pourparlers engagés en vue du désarmement étaient suspendus. Peu après, le lancement des deux satellites prouvait la supériorité de l’URSS dans la recherche de l’arme absolue.
Enfin les derniers échos qui nous parviennent de l’OTAN confirment que malgré les instances pressantes des nations continentales, les USA se refusent à les pourvoir d’armes nucléaires (on nous approvisionnerait en fusées, mais à l’exclusion de leur chargement, etc.). C’est toujours le club à trois qui se maintient.
Ces événements changent-ils les données du problème ?
La France, découragée, doit-elle renoncer à regagner son retard, c’est-à-dire à perdre toute influence dans les compétitions internationales et doit-elle se résigner à devenir le satellite de l’un des grands ? Mieux vaudrait peut-être proclamer notre neutralité et réduire l’armée à une force de police. L’exemple de l’Allemagne de Bonn pourrait être invoqué à l’appui de cette politique.
La France doit-elle, au contraire, essayer de conserver son rang en fabriquant des armes nucléaires ? Elle n’est pas intéressée au même titre que les USA par la fusée intercontinentale. Elle peut se contenter de fusées de portée moyenne que les USA possèdent. La nouvelle sensationnelle annoncée par l’URSS n’a donc pas la même portée pour elle que pour les USA.
Mais de toute façon, il faut prendre parti. La pire des politiques est ne pas avoir de politique.
J. C.
(1) Même allusion au Club Atomique dans un article de Raymond Aron (Le Figaro du 30 août 1957).