Conférence prononcée au Collège de l'Otan le 10 juin 1964. Le Collège de Défense de l’Otan, dont la création revient à l’initiative du général Eisenhower, a été inauguré le 19 novembre 1951. Un des bâtiments de l’École militaire à Paris lui est affecté. Il a pour tâche de former des officiers supérieurs et des fonctionnaires des pays de l’Otan destinés à occuper des postes importants dans les organisations du Pacte Atlantique. Les cours comprennent une cinquantaine de stagiaires par promotion ; la durée des cours est d’environ six mois. Vingt-cinq promotions comprenant au total plus de douze cents élèves sont maintenant sorties du Collège où règne une atmosphère très cordiale ; cette institution s’est révélée un instrument de coopération atlantique tout à fait remarquable.
Considération sur la structure de l’Alliance atlantique
Mes collègues du Groupe Permanent ont pensé que mon prochain départ — je vais en effet quitter à la fois le Groupe Permanent et le service actif — me désignait tout naturellement pour venir vous adresser quelques mots à l’occasion de la réunion à Paris du Comité Militaire en Session des Chefs d’État-Major.
J’ai accepté d’autant plus volontiers que je me suis toujours intéressé à la formation des officiers. J’attache certes beaucoup plus d’importance à cette part de la formation que l’on ne peut trouver que dans l’action, dans l’exercice du commandement et de la responsabilité, dans l’exemple de chefs en action, que ce soit de bons ou de mauvais exemples. Il n’en reste pas moins que la formation d’école est nécessaire. Il faut qu’elle ne prenne pas une trop grande place et qu’elle reste de nature à compléter l’autre formation plus importante et non à la contrarier, ce qui est souvent la tentation des Académies.
Je n’aime pas beaucoup ce que l’on appelle l’esprit académique. Peut-être est-ce un peu parce que les hasards de ma carrière ont fait que je n’ai guère fréquenté les Académies, ni comme élève, ni comme professeur. Mais lorsque j’examine les programmes ou les méthodes, c’est avec l’idée de voir à la lumière d’une expérience du Commandement, assez longue et variée, si ces programmes et ces méthodes sont bien adaptés à leur but.
Contrairement à ce qui est pensé et dit parfois, le but d’un Collège comme le vôtre n’est pas de former des chefs. Les chefs ne se forment pas dans les écoles. Les hommes qui ne sont pas des chefs en entrant ne le seront pas plus en sortant. Ceux qui sont des chefs en entrant le seront encore en sortant. La chose importante est de faire en sorte que les premiers deviennent de meilleurs auxiliaires du commandement et les seconds de meilleurs chefs, grâce à un enseignement qui, à la fois, élargisse leur champ de vision et précise leurs possibilités d’action.
Et il n’y a pas à se lamenter ou à se réjouir de faire partie d’une catégorie plutôt que d’une autre. Ce serait aussi ridicule que de se sentir déshonoré de n’être pas blond, ou d’être gaucher.
Il faut de tout pour faire un monde : il y a place dans la société pour toutes les vocations, pour tous les talents, et, dans l’organisation d’un appareil militaire, s’il faut des chefs à tous les échelons, il ne faut pas que des chefs. Une hiérarchie militaire qui ne serait composée que de chefs serait en fait une mauvaise hiérarchie ; il n’y a qu’aux postes de responsabilité que le chef soit nécessaire. Ailleurs il est inutile et il peut même être nocif. Ce sont d’autres qualités qui sont nécessaires. Et là est la vraie difficulté d’une bonne organisation de commandement.
On dit souvent : pour commander il faut d’abord apprendre à obéir. Rien n’est plus faux. La seule école de commandement est l’exercice du commandement lui-même. Vous savez tous qu’il y a d’excellents officiers d’état-major qui ne sont pas et ne seront jamais des chefs, au plein sens du mot, et d’excellents commandants qui sont de détestables officiers d’état-major. Les hommes qui combinent en eux-mêmes les deux formes de qualité représentent une exception, dont j’ai personnellement rarement rencontré des exemples. Il faut prendre cela comme un fait de la vie et donc agir en conséquence, sans complexe.
Bref, je suis certain qu’il y a parmi vous des chefs. Il en faut. Mais le but de votre Collège n’est pas, encore une fois, d’en former, cela n’a pas de sens. Le but est de faire de bons serviteurs de l’OTAN aux divers postes, aussi bien civils que militaires, qu’offre cette organisation. Le but est de faire en sorte que tous ces serviteurs aient une compréhension et une connaissance des problèmes de l’Alliance qui leur donnent le contexte général dans lequel s’inscriront les problèmes particuliers qui se poseront à chacun d’eux dans leurs postes respectifs, et aussi qu’ils acquièrent une bonne connaissance des méthodes et procédures qui ont été adoptées par l’Alliance.
Voilà le but essentiel.
Ce qu’il ne faut pas, et j’ai déjà eu l’occasion de mettre en garde votre Collège contre cette tentation commune à tout haut enseignement militaire, ce qu’il ne faut pas, c’est donner une place trop grande, trop exclusive, à l’étude des vastes problèmes, en ne se plaçant qu’au niveau le plus élevé, car l’on risque facilement de perdre un peu de vue les questions concrètes qui se posent dans la réalité.
L’excès peut ici être un grave défaut.
Ceci dit, il est bon que vous réfléchissiez ensemble sur l’Alliance elle-même, sur son objet, sur son avenir, sur son évolution, parce qu’il faut savoir pourquoi l’on travaille et où l’on va.
Mais j’apprécie moins que vous vous penchiez sur des problèmes de réorganisation ou d’amélioration de la structure de l’Alliance. Je ne pense pas que le temps que vous pouvez passer à cela soit pour vous du temps très bien employé, et je pense même que les études que vous pouvez faire ainsi ne peuvent pas être de grande utilité pour l’Alliance, car elles ne sont basées sur aucune expérience réelle et l’étude abstraite des organismes vivants ne conduit pas loin.
Mes collègues et moi avons été surpris par les résultats d’une étude, faite lors de la dernière session, sur l’organisation militaire de l’Alliance et la liaison des autorités civiles et militaires. Cette étude montre une assez grande méconnaissance de la nature des choses.
Et je voudrais ici, aujourd’hui, vous faire toucher du doigt, j’espère, le caractère un peu artificiel de certaines des idées qui ont cours actuellement sur cet important sujet, en essayant de vous faire voir les choses d’un peu plus haut. Les vues que je vais vous exprimer sont personnelles, mais venant d’un Amiral français elles ne peuvent manquer d’avoir un caractère français et je pense que vous ne sauriez vous en étonner.
*
Notre Alliance est une alliance de nations souveraines. Et c’est pour rester telles que nous nous sommes alliés dans l’Union Européenne d’abord, dans l’OTAN ensuite, face à la menace totalitaire communiste. C’est autrement dit pour rester des nations souveraines et ne pas être dissoutes dans un « bloc ».
Ce caractère multinational de notre Alliance se reflète donc dans son organisation et il ne peut en être autrement. Là aussi c’est un fait de la vie. Certes la grave menace des premières années a conduit à monter rapidement un appareil militaire allié prêt à entrer en action dans les plus brefs délais. Et la recherche de l’efficacité militaire a conduit à bâtir un système partiellement intégré, intégré aux échelons opérationnels, cette intégration partielle représentant le moyen le plus rapide et le plus facile pour organiser notre appareil de défense face à la menace pressante du moment.
Mais la haute autorité politique de l’Alliance, représentée par le Conseil est, et ne peut être, que multinationale et la haute autorité militaire, représentée par le Comité Militaire et son agent exécutif, le Groupe Permanent, est, elle aussi, et ne peut être que multinationale. Il est apparu à nos anciens, les fondateurs de l’Alliance, que ce caractère multinational dans la haute direction civile et militaire était inséparable de la nature même de l’Alliance et de son but profond. Et sagement, adoptant l’intégration aux échelons opérationnels pour obtenir rapidement, devant la menace pressante, un appareil militaire qui fasse réfléchir l’agresseur, nos anciens avaient limité cette intégration à ce qu’ils estimaient strictement indispensable dans les circonstances du moment en se gardant bien d’en pousser le principe trop loin.
Ils savaient très bien, ce que certains ont l’air de découvrir maintenant, que cette organisation ne représentait pas l’organisation de défense la plus efficace possible dans l’absolu. Ils savaient très bien que lorsque le seul but est la recherche d’un appareil efficace, la meilleure solution est l’intégration avec la centralisation qu’elle implique.
Ils savaient très bien qu’une haute autorité civile multinationale où sévit la règle de l’unanimité n’est pas un remarquable appareil de direction, et qu’une haute autorité militaire parallèlement multinationale ne représente pas l’organe de commandement idéal du point de vue de l’efficacité.
Mais ils savaient très bien aussi qu’aller plus loin dans le sens de l’intégration c’était en fait transformer l’Alliance en tout autre chose que ce qu’elle est et que, j’espère, elle restera. C’était la transformer peu à peu en un autre « bloc », c’est-à-dire au fond renier sa nature même d’Alliance de nations souveraines, de nations alliées les unes aux autres pour rester libres ; c’était finalement lui enlever sa raison d’être.
*
Durant ces dernières années l’on a assisté à un phénomène étrange. Deux tendances contradictoires se sont manifestées vis-à-vis de l’organisation actuelle.
D’une part, certains ont paru découvrir que cette organisation n’était pas d’une efficacité suffisante, alors que les limites de cette efficacité étaient inhérentes à la nature même de l’Alliance. Considérant l’Alliance comme un ensemble quelconque, ils ont proposé de remédier à ce manque d’efficacité en adoptant les méthodes bien connues basées sur une accentuation de l’intégration et de la centralisation. C’est bien ainsi que l’on procède dans l’organisation d’un ensemble industriel ou même d’un appareil de défense nationale. Mais il s’agit encore une fois ici de tout autre chose.
Et d’autre part, la France, qui est pour le moment seule à représenter cette autre tendance, estimant que, si la menace persistait, elle avait changé de nature et ne présentait plus ce caractère de danger imminent qui avait conduit à s’organiser précipitamment pour la guerre, considérait comme excessif, au contraire, le degré d’intégration adopté à l’aube de l’Alliance sous la pression des circonstances du moment ; elle demandait, en fait, tout en prenant en ce qui la concernait les mesures unilatérales que vous connaissez, un allégement, une réduction de l’intégration, même aux échelons opérationnels, de façon à redonner aussi pleinement que possible à l’Alliance son caractère d’Alliance de nations souveraines.
D’un côté donc, tendance vers un monolithisme occidental sous prétexte d’efficacité, par les voies bien connues de l’intégration et de la centralisation, de l’autre, non seulement refus de suivre cette tendance, mais même souci de remettre en question les quelques pas déjà faits dans ce sens sous la pression de circonstances qui ne sont plus ce qu’elles étaient.
Je ne m’attarderai pas dans des considérations d’ordre philosophique à propos de cette double tendance. Je voudrais simplement vous faire remarquer que l’entêtement français n’est en fait rien d’autre que le refus de voir se transformer en un système rigide, sous prétexte d’efficacité, une alliance de nations libres, forgée dans le but d’échapper précisément à la menace monolithique.
Nous ne voulons pas, nous Français, participer à des mesures qui n’auraient d’autre effet que de faire prendre à notre union de nations libres, insensiblement, mais inéluctablement, une forme de plus en plus voisine de celle dont le refus est à la base même de notre Alliance. C’est parce que nous ne voulions pas être absorbés dans un bloc, encore une fois, que nous nous sommes alliés. C’est, autrement dit, pour rester libres.
Nous voulons donner l’image de cette liberté que nous sommes supposés défendre et nous ne pouvons admettre que pour mieux défendre cette liberté il faille commencer par la perdre. Cela n’a pas de sens pour nous. Mais ce refus d’abdiquer notre liberté dans un système permanent, dans une machine militaire alliée rigidement intégrée, n’implique nullement que nous ne soyons pas prêts à restreindre cette liberté, le moment venu, pour combattre ensemble. Et cela n’implique pas davantage que nous ne reconnaissions pas l’interdépendance dans le monde. Nous sommes les premiers à reconnaître qu’à l’époque moderne une certaine planification centralisée est nécessaire à l’échelon national, et nous ne sommes pas plus que d’autres exempts des tentations et des dangers qu’elle comporte. Nous sommes les premiers à penser que les problèmes de divers ordres qui se posent à la surface de la terre exigent des moyens qui ne sont plus à l’échelle nationale d’antan, et qu’une meilleure manière de les résoudre implique le rassemblement en groupes régionaux de nations insuffisamment équipées individuellement, et qui peu à peu pourront transmettre à ces groupes, entités nouvelles, certaines des responsabilités naguère nationales. C’est ainsi que nous travaillons à construire l’Europe, mais de l’intérieur, suivant une évolution progressive aussi naturelle que possible, et non de l’extérieur, arbitrairement, donc d’une manière nécessairement artificielle.
C’est dans ce contexte général qu’il faut se situer si l’on veut aborder objectivement les problèmes de réorganisation de l’Alliance.
*
Or, ces problèmes sont généralement abordés indépendamment de ce contexte et traités dans l’absolu, comme s’il s’agissait d’une entreprise quelconque dont il faudrait simplement accroître l’efficacité.
Il est parfaitement normal et compréhensible que les hommes occupant dans l’organisation de l’Alliance des postes importants de responsabilité ou de direction soient tentés d’examiner le problème dans une telle perspective, car ils voient avant tout les obstacles qui gênent leur action.
Il est normal que les améliorations qui leur apparaissent souhaitables soient précisément celles qui, comme je vous le disais tout à l’heure, conduisent d’une manière bien connue à cet accroissement d’efficacité considéré comme le but à atteindre, à travers davantage d’intégration et de centralisation.
Mais la nature et le but profond de notre Alliance ne doivent jamais être perdus de vue et un léger accroissement d’efficacité ne doit pas se payer par une altération de cette nature et de ce but.
Les reproches qui sont faits à l’organisation actuelle portent en fait sur deux points :
— la liaison entre la haute autorité civile, le Conseil avec le Secrétaire Général et son Secrétariat international, d’une part ; et la haute autorité militaire responsable devant le Conseil, le Comité Militaire avec son agent d’exécution, le Groupe Permanent, d’autre part. Le reproche vise là essentiellement l’insuffisance de la liaison, qui se traduirait par un défaut d’efficacité ;
— l’organisation de la haute direction militaire elle-même et en particulier celle du Groupe Permanent. Le reproche est ici double et si je puis dire contradictoire, car il vise à la fois l’insuffisance d’efficacité et l’insuffisance de participation générale.
Essayons de considérer le premier point. C’est une question extrêmement complexe et je m’efforcerai d’être bref.
Les problèmes qui se posent à l’Alliance de par sa nature sont uniquement des problèmes politico-militaires et le régime de l’unanimité dans l’Alliance implique que les nations se mettent toutes d’accord sur les décisions finales.
Or, l’Alliance comporte essentiellement :
— d’une part, une haute autorité politique, le Conseil, qui seul a pouvoir de décision, mais qui ne peut prendre de décision concernant des problèmes politico-militaires sans l’aide des autorités militaires ;
— d’autre part, une haute autorité militaire qui, ayant à faire face à des problèmes militaires à peu près toujours teintés de politique, ne peut les résoudre sur le plan strictement militaire.
La nécessité d’une bonne liaison entre ces deux organismes multinationaux est donc évidente.
Comment est-elle théoriquement assurée dans l’organisation actuelle ?
D’abord, par le fait qu’en principe les directives nationales données aux membres du Conseil Permanent et aux membres du Comité Militaire permanent devraient être les mêmes et qu’il y a liaison nationale entre les uns et les autres.
Ensuite, par l’existence auprès du Conseil d’un organisme représentant le Groupe Permanent, agent exécutif du Comité Militaire, dont la mission est :
— d’une part, de tenir le Groupe Permanent et, par lui, le Comité Militaire au courant des débats politiques du Conseil de façon à ce que la haute direction militaire puisse travailler en pleine connaissance de cause ;
— d’autre part, de tenir le Conseil, et plus particulièrement le Secrétaire Général et son Secrétariat international, au courant des travaux du Comité Militaire et du Groupe Permanent.
Que reproche-t-on pratiquement à cette organisation ?
1. D’abord, de reposer en partie sur une harmonie nationale qui n’existe pas toujours — je veux dire que les consignes données par les Affaires Étrangères à leurs Ambassadeurs au Conseil et celles données par les Ministères de Défense à leurs représentants du Comité Militaire ne sont pas, en pratique, toujours les mêmes. Il n’y a de remède à cela sur le plan de l’Alliance qu’en atténuant le rôle de cette harmonie nationale, c’est-à-dire en adoptant un système où elle soit moins nécessaire, c’est-à-dire un système plus centralisé, plus monolithique.
2. Ensuite, d’accroître les difficultés de liaison par l’implantation du Conseil à Paris et du Comité Militaire à Washington. Le remède simple apparaîtrait de les implanter au même endroit, c’est-à-dire, là encore, d’accroître la centralisation.
3. Enfin, de comporter une liaison boiteuse, en ce sens que les autorités militaires sont bien tenues au courant de ce qui se passe au Conseil par leur représentant, mais que le Conseil n’est au courant de ce que font les autorités militaires que dans la mesure où celles-ci veulent bien l’en informer. Et ici nous touchons, en fait, au cœur du problème, car ce n’est plus exactement du Conseil qu’il s’agit, chaque membre du Conseil pouvant et devant être parfaitement renseigné par son représentant militaire, mais c’est du Secrétaire Général qu’il s’agit, qui risque de se trouver moins bien renseigné que certains ambassadeurs — particulièrement ceux des nations du Groupe Permanent. Le Secrétaire Général, cherchant à accroître l’efficacité de son action, a été conduit à considérer que, pour bien remplir son rôle de « Chairman », il devrait non seulement tout savoir, mais être à même d’intervenir dans les travaux des autorités militaires pour les orienter en fonction des circonstances et de l’état d’esprit politique du Conseil.
Pour mener cette action coordinatrice, le Secrétaire Général aurait aussi besoin d’avis militaires. Ce dernier problème est très controversé, mais c’est en partie un faux problème.
Lorsqu’il s’agit d’avis militaires techniques, simple travail d’expert, il n’y a pas de problème.
Mais, lorsqu’il s’agit d’avis militaires sur des questions politico-militaires, il en est tout autrement, pour la raison simple que ces avis militaires ne peuvent être que le fruit d’une confrontation multinationale de par la nature même de l’Alliance. Il n’y a, il ne peut y avoir une stratégie de l’Alliance pas plus qu’il n’y a une politique de l’Alliance, au sens où il y a une politique, une stratégie nationales. La politique, la stratégie de l’Alliance ne peuvent être l’une et l’autre que l’aboutissement d’une confrontation multinationale. Il en est de même des avis militaires qui ne sont pas de pure expertise.
Pour donner au Secrétaire Général les moyens d’une véritable coordination de l’action des hautes autorités civile et militaire, c’est donc pratiquement la nature même de l’Alliance qu’il s’agit d’altérer.
La centralisation qui résulterait de cet accroissement des pouvoirs du Secrétaire Général serait, en fait, un pas décisif vers un monolithisme fonctionnel de l’Alliance que les fondateurs ont, en pleine connaissance de cause, sagement voulu éviter.
*
Examinons un peu ensemble maintenant le deuxième point : l’organisation de la haute direction militaire elle-même et, en particulier, celle du Groupe Permanent.
Je vous ai indiqué que deux reproches étaient faits à l’organisation actuelle :
— manque d’efficacité ;
— insuffisante participation des nations par suite de la composition tripartite du Groupe Permanent.
Le premier reproche a conduit tout naturellement à proposer de prendre la voie qui conduit à l’efficacité, c’est-à-dire la voie de l’intégration et de la centralisation.
Le défaut d’efficacité paraissant provenir essentiellement de la nécessité d’avoir à accorder des points de vue souvent différents dans un organisme tripartite d’abord, dans un organisme multinational ensuite, pourquoi ne pas tout simplement supprimer cette nécessité, en mettant sur pied une haute direction militaire internationale, c’est-à-dire totalement intégrée ? Je pense avoir déjà fait justice de cette idée simpliste.
Car la nécessité de l’accord multinational subsiste quoi qu’il arrive et si, dans le domaine militaire, il ne pouvait être obtenu dans une haute direction militaire, qui ne serait plus multinationale mais internationale, c’est au Conseil qu’il devrait être recherché. Le Conseil serait alors amené à recréer pratiquement auprès de lui une nouvelle sorte de Comité Militaire pour l’aider dans cette partie de ses travaux.
Qu’en serait-il si l’on se contentait d’internationaliser l’agent exécutif du Comité Militaire, le Groupe Permanent ? Cela revient là aussi à déplacer le problème en reportant totalement sur le Comité Militaire le soin de rechercher l’accord multinational actuellement dégrossi dans une première approche tripartite.
En outre, un Groupe Permanent international ne serait plus qu’un organe d’exécution ; il ne pourrait plus être un véritable organe de direction.
Or, il est nécessaire qu’au-dessus des trois Commandants de théâtre se situe dans la haute direction, entre eux et le Comité Militaire, un organe qui puisse non seulement traduire en directives pour les Commandants Suprêmes les décisions du Comité Militaire, mais puisse aussi assurer une coordination des théâtres, qui ne peut l’être directement par le Comité Militaire.
Autrement dit, notre étude nous a conduits à la conclusion que le trait de séparation, de passage, entre l’international et le multinational, qui avait été tracé par les fondateurs entre le Groupe Permanent et ses subordonnés directs, les Commandants Suprêmes, premier échelon opérationnel, ne pouvait être pratiquement remonté dans la hiérarchie suivant les souhaits exprimés par certains que dans une mesure très limitée. Il ne pouvait se situer ni au-dessus du Comité Militaire ni même entre le Comité Militaire et le Groupe Permanent, qui devait rester un organe de direction et de gestation, donc présentant un certain caractère multinational.
Si l’on voulait absolument le remonter, il ne pouvait donc se situer que dans le Groupe Permanent lui-même et l’on ne voit pas bien le net surcroît d’efficacité à en attendre.
Mais nous rejoignons ici le deuxième reproche : insuffisante participation. Ce reproche est en contradiction avec le premier. L’accroissement d’efficacité ne peut s’obtenir que par une concentration qui réduit la participation. Une plus grande participation ne peut conduire qu’à une moindre efficacité.
Mais l’étude du manque d’efficacité ayant pratiquement conduit à ne pas retenir les solutions proposées pour y remédier, car elles ne font que déplacer un problème inévitable, l’accent a été porté sur la participation.
Puisqu’il apparaissait pratiquement impossible de mettre sur pied une organisation nettement plus efficace, qu’au moins ce soit une organisation qui satisfasse tout le monde.
Deux solutions ont été proposées :
— la première, élargissement du Groupe Permanent en portant le nombre de ses membres à 4, et au maximum à 5 ;
— la deuxième, internationalisation de l’État-Major du Groupe Permanent, la direction en restant tripartite.
La première solution n’a pas été acceptée par le Comité Militaire et c’est la deuxième qui vient d’être approuvée par le Conseil et entrera en vigueur à l’automne, après une période de transition.
Le trait de séparation entre l’international (coupé de l’alimentation nationale) et le multinational partage le Groupe Permanent en deux parties :
— une direction tripartite,
— un état-major international.
Cette nouvelle organisation n’a donc pas la prétention d’être une solution plus efficace que l’actuelle ; elle n’a d’autre but que d’assurer une plus large participation aux travaux du Groupe Permanent.
Vous pourriez être tentés de penser, à la suite de cet exposé un peu complexe, et je m’en excuse, qu’au fond c’est systématiquement que nous tournons le dos à l’efficacité au nom de la nature multinationale de l’Alliance.
Il n’en est rien, rassurez-vous.
Ce que nous disons, c’est que la nature de l’Alliance ne permet pas une organisation nettement plus efficace.
Ce dont il s’agit, par conséquent, c’est d’obtenir de l’organisation telle qu’elle est, telle qu’elle peut être, l’efficacité maxima.
C’est ce à quoi nous nous employons de notre mieux, à la fois au Groupe Permanent et au Comité Militaire, qui marchent la main dans la main.
Les difficultés que nous rencontrons, les lenteurs qui nous sont parfois reprochées, ont essentiellement leur source dans des divergences de vues politiques qu’il n’est pas en notre pouvoir d’accorder.
*
Voilà ce que je voulais vous dire sur ces importants et actuels problèmes de réorganisation. J’ai surtout voulu vous donner des sujets de réflexion et vous montrer que ces problèmes se situent dans un contexte extrêmement complexe et ne peuvent être étudiés, encore moins résolus, en dehors de ce contexte.
Il ne sert de rien par exemple de dire que les autorités civiles et militaires devraient être au même endroit et que cela résoudrait bien des difficultés.
Elles ne peuvent pas être au même endroit de par la nature de l’Alliance.
Les autorités militaires, si elles doivent être à même d’exercer une véritable direction en temps de guerre, ne peuvent être ailleurs qu’aux États-Unis.
Les autorités politiques ne peuvent être ailleurs qu’en Europe pour des raisons évidentes, à la fois politiques et psychologiques.
La co-location, comme l’on dit, ne ferait d’ailleurs que faciliter dans une certaine mesure, très limitée, le fonctionnement de la machinerie en temps de paix ; c’est une opération qu’un examen véritablement objectif de « cost effectiveness » ne peut pas justifier.
Encore une fois, il ne s’agit pas là d’une attitude négative de la part des autorités militaires. Nous ne nions pas la nécessité d’une liaison aussi étroite que possible entre autorités civiles et militaires, au contraire. Nous ne considérons pas l’organisation actuelle comme parfaite, et nous ne pensons pas qu’elle fonctionne parfaitement.
Mais nous pensons que la nature même de l’Alliance impose des limites étroites à l’amélioration de la machinerie et que c’est donc avant tout telle qu’elle est qu’il faut la faire fonctionner au mieux.
Je vous ai exprimé des vues générales personnelles mais, en ce qui concerne les problèmes d’organisation militaire de l’Alliance, c’est en gros la position du Groupe Permanent que je vous ai indiquée, assaisonnée avec un « French dressing » bien entendu.
Vous avez pu avoir l’impression que je n’avais pas personnellement pour l’efficacité un profond respect. C’est vrai, mais entendons-nous : c’est vrai de l’efficacité mécanique, si je puis dire, de l’efficacité matérielle, la seule dont il ait été question jusqu’à présent. Cette efficacité est jusqu’à un certain point nécessaire, mais elle ne saurait constituer un but en soi. C’est celle de la machine, c’est celle des insectes et à l’âge de la technocratie elle représente aussi, à mon sens, la grande tentation de l’humanité, qui domine l’époque où nous vivons, et que j’appelle souvent la tentation de la fourmilière.
Mais la vraie efficacité est tout autre chose. Elle repose sur les forces morales et sur la volonté des hommes, volonté qui se dissout précisément dans la complexité excessive des mécanismes. Quand un homme n’est plus considéré que comme un rouage, il se comporte comme un rouage.
La véritable efficacité de notre Alliance repose sur notre commune détermination, beaucoup plus que sur les vertus plus ou moins efficaces de notre organisation.
L’histoire de ces dernières années est une preuve de l’efficacité de l’Alliance telle qu’elle était conçue, reposant essentiellement sur le rassemblement de nos forces et de nos volontés, et sur la puissance des États-Unis.
La recherche systématique de plus d’efficacité ne peut conduire qu’à modifier la nature de l’Alliance, ce à quoi jusqu’à présent l’Alliance elle-même n’a pas consenti ; ce que vient pratiquement d’illustrer la conférence de La Haye, c’est précisément cette réticence de l’Alliance à changer de nature. Je serai le dernier, non seulement en tant que Français mais en tant qu’homme libre, à le lui reprocher.
Si l’organisation actuelle de l’Alliance doit être modifiée, ce n’est pas dans le sens d’une intégration et d’une centralisation accrue n’ayant en vue qu’un maigre gain d’efficacité matérielle, mais bien plutôt, je pense, avec le souci tout différent d’accroître sa force morale dans le sens d’une plus grande souplesse, d’une moindre rigidité.
Ce qui me paraît désirable, c’est que notre Alliance donne vraiment au monde l’image de cette liberté dont la défense est son but, que notre Alliance se présente de manière plus éclatante, plus convaincante, à la fois comme le champion et le symbole du monde libre.
Nous savons tous qu’en fait la meilleure organisation ne vaut que par les hommes qui la servent et que c’est l’esprit qui anime ces hommes qui importe.
C’est pourquoi, ce qui compte vraiment, au-dessus de ce qui peut vous être enseigné ici, c’est cette amitié, cette camaraderie, qui se forgent entre vous dans ce Collège, faites de la compréhension des problèmes particuliers de chacun. Là est le vrai ciment, la vraie force profonde de l’Alliance. Là est aussi le ferment, la graine.
En elle grandira et se propagera notre détermination de nous battre ensemble si c’est nécessaire pour défendre notre commune liberté, mais aussi, j’espère, notre commun souci de la protéger contre toutes les tentations ; faute de quoi elle risquerait, cette liberté, de ne plus être qu’une coquille vide. Et l’on ne se bat pas pour des coquilles vides.
Mais j’ai confiance, car la seule chose qui nous est au fond demandée, c’est d’être et de rester des hommes. ♦