Paul VI aux Nations unies
C’est une tradition déjà ancienne de la Papauté de souhaiter l’organisation d’un ordre international qui supprime, ou du moins raréfie entre les peuples le danger de la guerre. Au milieu du XIXe siècle un Jésuite de haut rang, le P. Taparelli d’Azeglio, frère du premier chef de gouvernement constitutionnel du royaume de Sardaigne, s’en était fait le théoricien dans un traité de droit naturel dont devait plus tard s’inspirer beaucoup Léon XIII. Non seulement celui-ci adhérait de grand cœur vers la fin du siècle à l’initiative du tsar en faveur d’une Conférence du désarmement qui étudierait les moyens de mettre fin aux luttes entre États, mais dès 1894, dans l’encyclique Prœclara Gratulationis, le Pape prenait nettement position contre le service militaire obligatoire — sans hommes qui acceptent de la faire, les gouvernants belliqueux devraient bien renoncer à la guerre — et marquait en toutes circonstances sa préférence pour diminuer les conflits par la négociation.
Pie X, pontife plus religieux que politique, parut se désintéresser de la question, mais peu de jours avant sa mort il ne répondit à l’empereur d’Autriche, qui lui demandait de bénir ses armées, que par ce mot : « Je bénis la paix ». De Benoît XV on n’a pas oublié le geste audacieux, et alors très mal compris, voire honni par beaucoup, qui le porta le 1er août 1917 à s’adresser aux chefs des États belligérants pour préconiser la fin immédiate des combats, moyennant certains aménagements et restitutions de territoires contestés, donc pratiquement une paix blanche qui eût laissé survivre les Empires centraux mais rétabli la Belgique dans sa pleine souveraineté et donné satisfaction à la France et à l’Italie, espérait-on à Rome, quant à la remise totale ou partielle à la première de l’Alsace-Lorraine et à la seconde des terres « irrédente » de langue italienne : Trente et Trieste.
Pie XI dans sa première encyclique, Ubi arcano Dei, devait se poser en adversaire du « nationalisme exagéré » et en 1923 blâmer l’occupation de la Ruhr décidée par M. Poincaré avec les résultats que l’on sait, sans parler d’autres prises de position moins voyantes. De Pie XII les exhortations au retour de la paix pendant et après la Seconde Guerre mondiale furent innombrables. Mais avec Jean XXIII et son encyclique Pacem in terris, nous entendrons des accents réellement nouveaux, quoique conformes à une tradition déjà bien établie, en ce sens que pour la première fois, au lieu de se poser par elle-même en maîtresse de vérité, l’Église, dans un document officiel de bien plus grande portée que l’accord de Léon XIII en 1896 avec le gouvernement russe, rend un solennel hommage à une initiative profane, en l’espèce la Déclaration universelle des Droits de l’Homme approuvée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948.
La venue de Paul VI devant ces mêmes Nations Unies en la fête de Saint François d’Assise, le plus populaire des prêcheurs de paix et d’amour qu’eut l’Italie du Moyen Âge, s’inscrit dans le même courant d’idées comme une suite directe de Pacem in terris. La jeunesse relative (pour un Pape) du Pontife actuel, son intelligence des aspirations du temps présent, son goût de traduire en manifestations significatives les tendances nouvelles qu’il lui plaît d’incarner pour redonner à l’Église catholique un lustre et une audience qu’elle avait perdus aux yeux de nombreux esprits expliquent sa décision d’accepter l’invitation que lui avait adressée le Secrétaire général des Nations Unies, sinon le langage qu’il a tenu à New York. Car l’éloge appuyé, sans limitation ni réserves, que presque d’un bout à l’autre de son discours il a fait des différentes tâches qu’assume ou entend assumer cette seconde incarnation de la Société des Nations, qui renouvelle en l’amplifiant le grand dessein du président Wilson, surprend un peu par sa chaleur en face des succès, malgré tout modestes et souvent contestés, déjà obtenus par les diplomates du palais de verre.
C’est surtout par de courtes incises, quelques notations précises glissées sans paraître y appuyer dans une phrase d’allure générale, que Paul VI, en maître du langage parlé comme du geste expressif, a conféré à son discours volontairement économe de références religieuses, puisqu’il parlait à des hommes en majorité non catholiques, les accents les plus neufs et les plus gros de conséquence : ainsi l’éloge accordé à « la magnanimité » de l’O.N.U. pour « avoir eu la sagesse d’ouvrir (son) accès aux peuples jeunes, aux États parvenus depuis peu à l’indépendance et à la liberté nationales », ce qui ne saurait laisser indifférentes les populations du tiers monde ; et le vœu que soient accueillis « ceux qui, encore au-dehors, désirent et méritent la confiance commune » (les commentateurs ont pensé tout de suite à la Chine, mais désire-t-elle (1) et mérite-t-elle la confiance unanime ?) ; et aussi cette allusion au « contrôle artificiel des naissances », à quoi les États représentés à l’O.N.U. doivent préférer que « le pain soit suffisamment abondant à la table de l’humanité », ce qui leur laisse le soin d’en trouver les moyens par une meilleure exploitation de la terre.
On aura remarqué l’hommage implicite au président Kennedy grâce à une citation de lui ; et aux « illustres victimes d’une sainte cause », celle de la paix, dont aucune n’est nommée, mais en était-il besoin pour penser au comte Bernadotte et au secrétaire général Dag Hammarshœld ? Et surtout l’émouvante adjuration terminale où l’orateur s’autorise d’une citation de Saint Paul dans l’Épître aux Éphésiens pour dire : « Voici arrivée l’heure où s’imposent une halte, un moment de recueillement, de réflexion, quasi de prière : repenser à notre commune origine, à notre histoire, à notre destin commun. Jamais comme aujourd’hui, dans une époque marquée par un tel progrès humain, n’a été aussi nécessaire l’appel à la conscience morale de l’homme ».
Ainsi ce discours qui avait commencé presque en s’excusant de retenir l’attention d’une assemblée aussi auguste (petitesse de la Cité du Vatican, investie d’une « minuscule et symbolique souveraineté temporelle » ; simple désir en venant à vous « de pouvoir vous servir, dans ce qui est de notre compétence, avec désintéressement, humilité et amour ») s’achevait sur une note de la plus haute gravité, où le caractère du Pontife retrouvait toute l’ampleur de sa mission spirituelle dans une sollicitude étendue à l’humanité entière, cette humanité à laquelle Jean XXIII avait, lui aussi, voulu s’adresser par-delà les divergences confessionnelles en signant Pacem in terris.
Le geste de Paul VI influera-t-il sur les Pères du Concile qui vont avoir à statuer sur la partie du schéma 13 relative aux conflits entre peuples ? C’est probable. Qu’il ait contribué à accroître l’estime de la religion catholique aux États-Unis et à l’intérieur de cet aréopage composite que représente l’Assemblée des Nations Unies, c’est certain. ♦
(1) On peut douter qu’elle le désire, s’il est exact qu’elle entend poser comme condition préalable le désaveu que l’Assemblée se donnerait à elle-même si elle ne reconnaissait plus comme agresseur la Corée du Nord lorsqu’éclata la guerre de Corée.