Otan - L'Alliance et un « monde transformé » - Une réorganisation - Une révision stratégique ?
Avec la session ministérielle de décembre du Conseil Atlantique s’est close une phase de la vie de l’Otan. Ce n’est pas seulement parce que cette session s’est, pour la dernière fois, tenue à Paris – elle s’y tenait depuis 1952. C’est parce que le retrait de la France, le transfert hors de France des organismes militaires et du siège politique sont l’expression de changements considérables ayant affecté les relations internationales. Une organisation internationale, quelle qu’elle soit, n’est qu’un instrument au service des gouvernements qui l’ont créée et qui s’y trouvent réunis. Elle ne trouve pas sa fin en elle-même.
Lorsqu’en 1949 douze États occidentaux signèrent le Traité de Washington, ils donnaient la réponse qui leur semblait la meilleure à une situation internationale qui leur paraissait comporter pour eux de graves dangers. Lorsqu’en février 1952, à la Conférence de Lisbonne, ils décidèrent de doter leur alliance d’une structure politique (l’Otan) ils donnaient à leur volonté de défense l’expression qui leur paraissait la mieux adaptée aux exigences de cette défense. Aujourd’hui, alors que pour des raisons qui ont été suffisamment exposées pour qu’il ne soit pas nécessaire de les rappeler une nouvelle fois, la France s’est retiré des organismes militaires – mais en proclamant sa fidélité à l’Alliance, c’est-à-dire au préambule du Traité de Washington qui rappelait les solidarités tissées par les siècles entre les peuples du monde atlantique – l’Otan est contrainte à une réorganisation, et le Conseil Atlantique ne pouvait pas ne pas se préoccuper des changements survenus dans les relations internationales. Comme l’écrivait un quotidien français le 18 décembre : « Les diplomates étant par essence gens prudents et conservateurs, il aura fallu attendre ce mois de décembre 1966 pour que le Conseil Atlantique entérine officiellement cette vérité qui, perceptible dès la fin de la crise des fusées de Cuba, est devenue évidente avec la signature en 1963 du traité de Moscou sur l’arrêt des essais nucléaires, à savoir qu’un armistice de fait est intervenu dans la guerre froide. »
C’est ce qui explique que, dans le communiqué final de cette session, la notion de détente a pris le pas sur celle de défense.
L’Alliance et un « monde transformé »
Comme ils le faisaient chaque année, les ministres des Affaires étrangères des quinze gouvernements ont passé en revue ce qu’il est de tradition d’appeler « l’état de la menace », militaires et diplomates étant appelés à confronter leurs vues. Or, cette année, les opinions convergèrent sur l’improbabilité d’une agression venue de l’Est. Les experts furent unanimes à admettre que le potentiel américain en fusées balistiques excède largement celui de l’URSS, que l’effort principal de celle-ci porte sur le renforcement de ses engins antimissiles. M. Fontaine écrivait à ce sujet, traduisant l’opinion des experts : « Compte tenu de leur coût et de l’orientation de l’économie soviétique en direction de la production de biens de consommation, dont le contrat Fiat est le signe le plus éclatant, il est douteux que l’objectif de Moscou soit de neutraliser ainsi totalement le dispositif de représailles adverses pour pouvoir se livrer un jour à une attaque par surprise ; il s’agit plutôt soit de ne pas laisser les Américains qui travaillent eux-mêmes beaucoup ce problème, s’installer dans une position d’où ils pourraient dicter leur loi à l’univers, soit de faire face à la menace nucléaire chinoise, le jour peut-être pas très lointain où celle-ci sera devenue une réalité. »
Ainsi donc, alors qu’il y a encore un an beaucoup de diplomates occidentaux considéraient que la crise sino-soviétique n’éliminait pas le risque de voir les deux pays s’unir contre l’Occident, aujourd’hui tous sont frappés par la place que tient dans les préoccupations des dirigeants soviétiques la croissance du potentiel militaire chinois. Ceux qui étaient sceptiques sur la solidité de la « détente » ouverte par la mort de Staline en 1933 triomphèrent à l’automne 1956, lors de l’affaire hongroise et de l’expédition de Suez. Ceux (les mêmes, d’ailleurs) qui étaient sceptiques sur la solidité de la « détente » ouverte par le voyage de M. Khrouchtchev aux États-Unis en 1959 triomphèrent lors de l’incident de l’U-2 et de l’avortement de la Conférence de Paris en 1960. Aujourd’hui, ils ne craignent plus une « explosion » à Berlin, et si la guerre du Vietnam ne comportait pas des dangers pour la paix internationale, ils limiteraient les risques à des violences oratoires aux Nations unies.
Aussi le ministre belge des Affaires étrangères, M. Harmel, n’eut-il guère de peine à faire adopter son point de vue sur la nécessité d’adapter l’Alliance à « un monde transformé ». Il a longuement insisté sur la nécessité de procéder à une analyse approfondie des transformations intervenues dans le monde au cours des dernières années, notamment dans le camp « socialiste » – et il a souhaité que le Secrétaire général de l’Otan prenne l’initiative d’une telle étude, laquelle devrait se développer jusqu’aux conditions dans lesquelles pourrait s’instituer un véritable partnership Europe–États-Unis. MM. Brown (Grande-Bretagne), Luns (Pays-Bas), Fanfani (Italie), Lyng (Norvège) l’ont approuvé. Mais, dans une telle situation psychologique, il devient extrêmement difficile de prêcher l’effort et le réarmement à des nations qui ne se sentent pas en danger – et l’Otan se trouve ainsi menacée moins par les conséquences du retrait de la France que par celles de l’évolution des tensions internationales.
Une réorganisation
Jusqu’ici le général de Gaulle a été le seul à mettre en cause les structures de l’Otan, et il ne semble pas que son exemple doive être suivi par d’autres pays, dans un proche avenir tout au moins. Au contraire, les « 14 » ont créé un comité qui étudiera tous les problèmes que soulève le maintien entre eux de l’intégration, et qui devra proposer des formules pour renforcer cette intégration.
On se trouve ainsi devant une situation paradoxale. M. Couve de Murville n’a pas eu tort de souligner avec quelle rapidité les thèses de l’Élysée sur les rapports avec l’Est ont gagné du terrain. Depuis le 7 octobre, en outre, on savait que les États-Unis avaient décidé de faire de la détente la condition de la réunification allemande, alors que, jusqu’à maintenant, ils voyaient dans cette réunification une condition de la détente. Comme le souhaitait la France, il est entendu que les contacts bilatéraux seront poursuivis, sans que l’on envisage d’arriver à une discussion « Otan-Pacte de Varsovie ». Mais – et c’est là qu’apparaît le paradoxe – tout en adoptant à peu près les conclusions françaises sur les conditions et les perspectives d’une détente dans les rapports avec l’Est, les « 14 » s’efforcent dans le même temps de renforcer les structures contre lesquelles s’est dressé le Général de Gaulle et les organismes intégrés desquels la France s’est retirée.
Ce nouveau Comité n’est qu’un des trois qui ont été créés. Deux autres l’ont été. Le « Comité des affaires de défense nucléaire » est ouvert à tous les pays membres, mais, outre la France, l’Islande, la Norvège et le Luxembourg ont décidé de ne pas en faire partie : il aura la charge du déploiement des armes nucléaires mises à la disposition de l’alliance, du choix des cibles (targetting) et de l’examen des hypothèses d’emploi. Le « Groupe de planification nucléaire » procédera à des études plus détaillées sur les hypothèses d’emploi, l’accélération des liaisons et la coordination en cas de crise : en feront partie, à titre permanent, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie et, par rotation, trois autres pays – pour commencer la Turquie, le Danemark et les Pays-Bas.
Depuis que l’échec du projet de force nucléaire multilatérale ne faisait aucun doute – seule était en question la date à laquelle il ne pourrait plus être nié – plusieurs idées avaient été lancées, pour tenter d’associer plus étroitement les alliés des États-Unis à la stratégie fondée sur la puissance nucléaire américaine, étant entendu que cette puissance nucléaire demeurait sous autorité strictement nationale et que, si l’on s’efforçait de renforcer l’intégration des forces conventionnelles, il était exclu que l’on établisse l’intégration des forces nucléaires. Le dernier Comité créé dans cette perspective, qui vient d’être remplacé par les deux Comités ci-dessus, l’avait été fin novembre 1965. Il avait pour objet de faire participer les États-membres, non certes à la décision d’emploi de l’arme nucléaire elle-même, mais à son élaboration, autrement dit de donner à ces États les moyens de faire connaître leurs vues de manière plus rapide et plus sûre ce qui supposait une amélioration des procédures de consultation et l’accroissement des informations mises à leur disposition. Deux idées avaient été retenues : s’entendre à l’avance sur un certain nombre de cas qui seraient justiciables de l’emploi des armes nucléaires ; organiser à l’avance la coordination des opérations politiques et militaires en cas de crise.
Aussi longtemps que l’Alliance ne disposera pas d’un véritable pouvoir politique (et l’on voit mal comment elle pourrait être dotée d’un tel pouvoir, qui supposerait une intégration politique, c’est-à-dire des aliénations fondamentales de souveraineté auxquelles aucun des 14 États n’est prêt à souscrire) le problème du partage des responsabilités nucléaires sera posé sur des bases techniques, alors qu’il est de nature politique. Aucune solution ne pourra lui être apportée.
Le transfert hors de France des organismes militaires (SHAPE près de Bruxelles, Centre-Europe près de Maestricht) et du siège politique (Conseil et Secrétariat international à Bruxelles) pose des problèmes qui ont déjà été évoqués dans cette chronique, et sur lesquels nous ne reviendrons pas, aucun élément nouveau n’étant intervenu. Rappelons simplement que le Conseil a décidé d’entériner la décision du Comité ad hoc sur son transfert à Bruxelles, dans un immeuble neuf encore inoccupé, fin 1967. Pour des raisons financières, et pour des raisons tenant aux règles de sécurité qui n’auraient pu être respectées dans cet immeuble, une autre solution a été imaginée : fin 1967 le Conseil, le Secrétariat et le Comité Militaire s’installeront dans des bâtiments provisoires analogues à ceux dans lesquels l’Otan a vécu pendant dix ans au Palais de Chaillot, et, fin 1968, ils seront définitivement transférés dans des bâtiments construits à leur intention, au Heysel. Déjà capitale européenne, Bruxelles deviendra ainsi capitale atlantique.
Mais cette réorganisation sera dominée par le problème que nous évoquons plus haut, à savoir les réticences de tous les pays devant l’éventualité d’un effort dans le domaine conventionnel. La Grande-Bretagne a déjà fait savoir que, malgré les engagements solennels pris en 1955, elle serait amenée à retirer une partie importante de son armée du Rhin en 1967, si Bonn ou Washington ne trouvaient pas un moyen de compenser la perte de devises que lui cause son entretien. La Belgique réduit sensiblement ses effectifs, le Luxembourg supprime le service militaire obligatoire. De leur côté, les États-Unis cherchent de plus en plus un moyen de ramener à des proportions plus conformes à l’état de leur balance des comptes et de leurs besoins au Vietnam les effectifs entre l’Elbe et le Rhin. Quant aux Allemands, ils commencent à se poser des questions sur l’utilité d’entretenir une armée de 600 000 hommes parfaitement désœuvrés, et dont les récentes manœuvres ont montré qu’elle n’était pas parfaitement adaptée aux nécessités de la guerre moderne.
Une révision stratégique ?
Il se pourrait que ces réticences affectent les concepts stratégiques eux-mêmes. On sait que la « doctrine McNamara » repose sur l’idée qu’une riposte conventionnelle serait la première réaction à une agression conventionnelle, les armes nucléaires étant employées en cas d’échec de cette riposte. Cette attitude répond à certaines exigences psychologiques – la crédibilité de la menace depuis que le territoire américain est devenu vulnérable – et au souci d’assurer une « pause » pendant laquelle les États-Unis et l’URSS s’efforceraient de ne pas entrer conjointement dans le processus de l’« escalade », de « sortir » de ce « mauvais pas » dans lequel l’un ou l’autre, ou les deux, auraient été précipités peut-être par une « erreur de calcul ». Or ceci suppose un potentiel conventionnel suffisamment fort pour effectuer une riposte sérieuse, pour ne pas contraindre les États-Unis à recourir immédiatement aux armes nucléaires s’ils ne veulent pas laisser leurs alliés être submergés.
Si ce potentiel conventionnel n’est plus assez fort, la « doctrine McNamara » perd une grande part de sa valeur – et c’est pourquoi, à Londres et à Bonn, certaines voix s’élèvent en faveur sinon d’un retour à la doctrine des « représailles massives » formulée jadis par M. Foster Dulles, du moins d’un renoncement à l’idée de « pause » (idée contre laquelle, pour sa part, la France s’était toujours dressée).
Les deux Comités qui viennent d’être créés auront à se pencher sur ce problème, mais pourront-ils l’étudier sérieusement ; et même s’ils y parviennent, pourront-ils faire admettre leurs vues aux Américains, pour qui la « doctrine McNamara » est un véritable credo ? On retrouve la question politique.
Disposant de la puissance nucléaire, Washington dispose du pouvoir suprême au sein de l’Alliance, et pour sincères qu’ils soient, les appels en faveur d’une participation des alliés à l’élaboration de la stratégie commune ne peuvent que rester platoniques. L’Otan n’avait jamais été saisie de la « doctrine McNamara ». Il en sera probablement de même des changements qui pourraient éventuellement lui être apportés.
Dans quelle mesure les États-Unis sont-ils, eu égard notamment à leurs difficultés asiatiques, disposés à envisager actuellement une révision de leurs concepts stratégiques, quelque conscience qu’ils puissent avoir des difficultés britanniques et allemandes ? Il semble à beaucoup d’observateurs que cette mesure soit très faible.
Dès lors, il faut s’attendre à des difficultés entre Washington d’une part, Londres et Bonn de l’autre, difficultés qui gêneront peut-être l’évolution de l’Alliance après 1969, alors que, selon M. Couve de Murville, l’Alliance continuera après cette date : « Nous en sommes d’accord, car c’est un élément d’équilibre et de paix, donc la consultation continuera entre nous ».
Cette affirmation de M. Couve de Murville a produit une impression extrêmement favorable, et le New York Herald Tribune par exemple s’en félicitait. C’est au New York Times du 20 décembre 1966 que nous emprunterons la conclusion de cette chronique : « L’Alliance de l’Atlantique-Nord commence à regarder au-delà de la guerre froide. Une grande étape a été franchie quand la session ministérielle a approuvé la thèse selon laquelle la détente Est-Ouest facilitera la réunification de l’Allemagne au lieu de cristalliser la séparation comme on le pensait précédemment. Personne ne peut être sûr que les choses marcheront mieux ainsi. Mais vingt ans passés dans les tranchées de la guerre froide n’ont pas fait avancer un règlement politique en Europe, et maintenant on va essayer une politique de mouvement. » ♦