Conférence prononcée à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Trois siècle d’économie française
Le thème de cet exposé paraît fort pessimiste puisqu’il est placé sous le signe du déclin relatif de la France et de ses causes. Mais j’évoquerai aussi les remèdes, ce qui est tourné vers l’optimisme. Qu’est-ce qui m’autorise à aborder — même avec prudence — un sujet aussi vaste ? Je dois vous avouer que je n’y suis pas entièrement habilité. Qui le serait d’ailleurs ? Ma spécialité est centrée sur des problèmes de gestion et d’organisation des entreprises, d’économie. C’est important, mais cela n’englobe pas tout et il n’y a rien de pire qu’un spécialiste qui ne parle que de sa spécialité, sinon un spécialiste qui sort de sa spécialité pour extrapoler dans d’autres domaines. Je m’efforcerai de vous éviter aujourd’hui le pire en gardant un point d’appui sur le domaine que je connais bien : celui de la gestion des entreprises, et si je sors parfois de ce domaine, ce sera avec une certaine prudence.
Le déclin relatif de la France de 1650 à 1950
Ce mot risque de choquer la plupart des Français, mais je crois que lorsqu’on se préoccupe, comme vous, du destin de la France, de sa défense et de sa grandeur, il faut commencer par partir des faits. Or c’est un fait — ce n’est pas une question d’opinion — que la France est en déclin continuel par rapport à d’autres pays depuis trois siècles. Ce n’est pas un phénomène épisodique, c’est un phénomène séculaire, profond et indiscutable. Je m’excuse d’être un peu sévère, mais comparons en effet la France telle qu’elle était en 1650 à celle de 1950.
Tout d’abord, sur le plan population. En 1650, la France avait 16 à 18 millions d’habitants, autant que l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie réunies, et plus que la Russie. C’était la puissance qui dominait le monde occidental par la masse de sa population. D’où la devise de Louis XIV : Nec pluribus impar. Aujourd’hui, la France représente un pourcentage assez faible de la population occidentale. Dans un ouvrage récent (1), j’ai présenté quelques statistiques comparant l’évolution des populations de la France et celles d’un certain nombre de pays d’Europe et d’Amérique entre 1800 et 1950. On constate qu’en 1800, la France représentait 25 % de la population totale de ces pays et qu’en 1950 elle n’en représente plus que 7,4 % : c’est bien un déclin très net.
Si l’on examine la production industrielle, les statistiques précises remontent moins loin, à peine à un siècle. Mais d’après différents indices, un de mes collègues très qualifié reconstituait que la part relative de la France dans la production industrielle occidentale avait fléchi d’un taux moyen cumulé, légèrement inférieur à 1 % par an depuis 1800. Ceci est lié à la décroissance de la population, mais aussi au fait qu’à population égale, la France, sans être la plus mal placée, n’a pas été la mieux placée dans le développement industriel.
Je pourrais évoquer également l’aspect intellectuel et culturel : la France en 1650 était la nation qui dominait non seulement par sa population, sa richesse, son industrie, ses artisans, mais également par sa culture. Presque tous les savants étaient Français ; en littérature, il y avait aussi les Anglais… mais au point de vue rayonnement culturel, sur le double plan littéraire et surtout scientifique, la France occupait une position prépondérante. Aujourd’hui, c’est bien différent.
L’extension territoriale de la France était également très développée puisque notre pays occupait la majeure partie de l’Amérique du Nord qui s’appelait alors la Nouvelle France. Il n’y avait pas encore d’Anglais en Amérique du Nord ; les premiers sont arrivés justement vers 1650. Le pays était tenu par des dizaines de milliers de Français, les Espagnols occupant l’Est et le Sud. Cette domination de l’Amérique du Nord datait de plus d’un siècle car c’est sous François Ier que ces positions ont été acquises. D’autre part, en Inde, la France tenait des positions importantes.
En Europe même, l’influence française était telle qu’on parlait français un peu partout. On pourrait dire qu’à cette époque — ce qui donne une idée de l’implantation culturelle et géographique — on parlait français du Pacifique à l’Oural.
Mais le trajet qui nous a amenés de la position de 1650 à aujourd’hui n’a été — il ne faut pas se le dissimuler — qu’un déclin continu pendant lequel on observait la montée de certains autres pays : l’Angleterre d’abord, qui étant l’élément moteur et révélateur de la révolution industrielle, a connu une croissance prodigieuse avec une sorte d’hégémonie mondiale pendant un certain temps ; puis les États-Unis qui n’existaient pas en 1650 et qui ont atteint le degré de population, de richesse et de puissance que nous leur connaissons maintenant. Ils l’ont atteint sans même le vouloir — ils n’avaient pas de plan — par une sorte de poussée spontanée de la sève, ce qui est un phénomène extraordinaire. Et puis aussi l’Allemagne, la Russie, le Japon.
Ce que je viens de dire sur le changement de la position relative de la France, les Français en sont bien un peu conscients ; mais comme ce n’est pas très agréable à s’entendre dire, on le dit peu et on finit par l’oublier. Les étrangers y pensent plus que nous : j’évoquerai le récent numéro spécial sur la France du journal italien bien connu Corriere della Sera, journal sérieux, dont les lecteurs appartiennent à l’industrie et aux professions libérales ; dans ce numéro spécial, un long article en première page disait un peu méchamment que les Français devaient se rendre compte que la France n’était plus à la tête de rien, qu’elle n’avait plus l’initiative sur le plan de la science, ni des techniques, ni de l’économie, ni de la guerre, ni de la paix, ni des arts, ni de la mode, ni de la littérature d’avant-garde, ni même, ajoutait-il, du vice ou du crime qu’incarnaient les célèbres « apaches » de l’ancien temps. C’est un article un peu méchant, mais qui reflète le point de vue de nombreux étrangers vis-à-vis de la position française.
Quelles sont les causes de ce déclin ? Elles sont multiples, bien entendu, et je voudrais n’évoquer que celles qui se rattachent directement ou indirectement à certains facteurs économiques ou de gestion des entreprises, parce que c’est celles que je connais et qu’elles sont, je crois, d’une importance particulièrement grande.
Je traiterai trois aspects :
— le premier, proprement économique : les méthodes de gestion de l’économie ;
— le second, plus centré sur la morale sociale ;
— et un troisième, plus intellectuel, se liant à la forme de raisonnement logique.
Économie fondée sur la concurrence, le profit et les décisions décentralisées
Ce premier point est plus spécialement économique : il a été dit maintes fois que la France n’avait abordé l’économie moderne qu’avec réticence. On lit encore dans les journaux aujourd’hui que la France n’a pas encore, psychologiquement et intellectuellement, assimilé la société industrielle moderne. Cette attitude n’est pas récente ; elle se manifestait avec encore plus de clarté il y a trois siècles, au moment où commençaient à germer, à l’état tout à fait embryonnaire, les premiers éléments qui allaient entraîner le développement de l’économie moderne. C’est l’économie industrielle qui a donné sa forme et sa nature au monde moderne. La révolution industrielle qui a eu ses germes en Angleterre à la fin du dix-septième siècle, qui y est restée localisée au dix-huitième et qui s’est généralisée de façon spectaculaire au dix-neuvième, est le phénomène qui a créé l’industrie, l’application de la science à l’industrie, la mondialisation des échanges, la création d’entreprises importantes et l’ensemble des développements que nous vivons encore.
Il est toujours utile d’observer à la loupe la naissance d’un phénomène lorsqu’on a la chance de pouvoir le faire. À sa naissance, l’économie industrielle n’a pas pris corps n’importe où, ni partout à la fois ; elle a pris racine dans une zone très spécifique du monde, l’Angleterre du Nord, et plus précisément dans la région de Manchester où débuta cette révolution industrielle qui devait avoir des impacts énormes sur l’évolution du monde. Les idées de base qui lui ont servi de point d’appui, autour desquelles se sont construites les techniques d’organisation de cette nouvelle économie, ces idées-clés ont été : la concurrence, le profit et la décentralisation des décisions de gestion dont la cohérence est assurée par le marché. Ces idées révolutionnaires, en contraste radical avec la tradition médiévale et corporatiste, ainsi qu’avec le dirigisme colbertien, sont celles précisément de l’« école de Manchester ». Elles constituent la base doctrinale explicite de la révolution industrielle et des développements qui ont suivi.
Ce système d’économie décentralisée n’est pas le seul système de développement mais l’expérience a prouvé qu’il était fort efficace, le plus efficace de beaucoup à l’époque, et sans doute encore maintenant. Il a pour objectif-clé de polariser l’ensemble des activités économiques humaines vers la création de richesses, chaque entreprise s’efforçant de créer un surplus des richesses produites par rapport aux richesses consommées. Ce surplus, ou profit, n’est une création de richesses que dans la mesure où il est calculé suivant un système de prix concurrentiels, d’où l’importance du principe de concurrence qui était renié traditionnellement et qui est absolument indispensable pour la cohérence du système.
La concurrence a pour première propriété de stimuler les énergies et de décentraliser les décisions des entreprises, les soumettant à une contestation permanente. Sa deuxième propriété est d’établir un système de prix de marché qui serve de base au calcul économique et qui soit tel qu’un profit réalisé en milieu concurrentiel — sauf distorsions, et il en existe toujours — soit vraiment une création de richesses et non pas un simple transfert. L’entreprise qui a utilisé des services à des prix de marché et qui fait des profits alors que d’autres producteurs utilisant ces mêmes facteurs n’en font pas, donne la preuve d’une meilleure gestion. Donc, dans un milieu concurrentiel, le profit a sa racine principale dans un progrès. Une troisième propriété de la concurrence est que ce profit né d’un progrès est constamment menacé, justement par la concurrence ; pour durer, il tend à s’employer en efforts constants d’investissements, de recherches ou d’expérimentations pour innovations et d’efforts de perfectionnement et de développement des hommes ; ces efforts ont pour but de rechercher de nouveaux progrès qui seront eux-mêmes la source de nouveaux profits qui permettront de financer de nouveaux progrès, eux-mêmes sources de nouveaux profits, etc… déclenchant la réaction en chaîne du développement rentable qui n’est pas seulement une formule abstraite : c’est le processus même que l’on observe dans les entreprises bien gérées, et que l’on observe également dans les nations bien gérées. D’ailleurs, l’économie soviétique, tout en rejetant traditionnellement le profit et le marché, a dû ses succès à la réaction en chaîne : surplus investi, donc facteur de progrès, qui permet de nouveaux surplus, etc… Les Soviétiques ont cultivé la création de richesses par d’autres modalités.
Sans entrer dans le développement de la cohérence économique de ce schéma, et sans en indiquer les vertus et les limites — ce qui n’est pas ici notre propos — je dois maintenant souligner que ce schéma a traditionnellement répugné à l’esprit français, plus précisément au moment où cette réaction en chaîne du développement rentable — stimulée par la concurrence, la décentralisation des décisions et le critère de profit — était en train de mettre l’Angleterre en avant : un tout petit pays, quatre fois moins peuplé que la France. Au moment donc où ce petit pays démarrait en flèche, la France — pour quelle raison, je n’en sais rien, mais c’est un fait — a pris le contre-pied de ces méthodes. Elle a adopté le colbertisme.
Le colbertisme, c’est l’économie dirigée d’un point central par une bureaucratie qui soumet les opérations de l’économie à un contrôle minutieux de la fonction publique. Les idées nouvelles, venues de Manchester, se sont opposées à la tradition césarienne de la France : le culte et l’amour du pouvoir central, la croyance dans l’infaillibilité des décisions de la haute hiérarchie et la méfiance dans les initiatives décentralisées. Ces méfiances ne se manifestent pas seulement à cette époque dans le domaine de l’économie, mais aussi dans le domaine administratif et politique (2) : par exemple, la monarchie française des derniers siècles s’est acharnée à retirer toute initiative aux collectivités locales : communes, provinces, comtés, etc. Alexis de Tocqueville (3) montre comment un effort séculaire a véritablement extirpé les traditions d’autonomie locale : les communes libres ont été mises au pas par la couronne. Cette même tradition française de centralisation forcenée appliquée à l’économie sous la forme que je symbolise par le colbertisme, est en contradiction directe avec ce qui — à tort ou à raison, pour longtemps ou pour peu de temps — a été le ferment du développement, à tel point que ce sont les pays qui ont appliqué cette formule décentralisée qui ont conquis la richesse, la puissance et l’hégémonie mondiale, tandis que celui qui appliquait le téléguidage, la réglementation centralisée et le colbertisme, connut le déclin ; ce n’est peut-être pas une relation de cause à effet, mais enfin c’est un fait.
Voilà donc un premier point : les fondements du système moderne de gestion de l’économie ont été traditionnellement rejetés par l’intelligentsia française. L’une de ses réactions a été le colbertisme. Colbert était un grand homme et, s’il n’y avait eu que lui, son génie l’aurait emporté sur les vices de son système. Mais il y a eu Louvois et les autres… Et l’histoire nous apprend que la fin du règne de Louis XIV a été marquée par une dizaine d’années de crises économiques atroces, avec un abaissement dramatique du niveau de vie de la population, qui a atteint son point culminant lors de la fameuse famine de l’hiver de 1709 au cours duquel plus de 10 % des Français sont morts de faim : 2 millions d’hommes. Ce cataclysme a marqué le sommet de l’échec de l’économie mise sous tutelle, alors qu’à la même époque le reste de l’Europe se portait à peu près bien. Il a été également le commencement du déclin démographique français ; on dit que ce déclin vient essentiellement de ce que les Français, plus malins, ont mieux su calculer et ont été les précurseurs du planning familial. Il n’y a pas uniquement cela : la mauvaise gestion de l’économie française a diminué la population par la famine ; c’est un fait historique.
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Nous avons vu l’importance de la concurrence dans les principes modernes de gestion de l’économie. Ajoutons-y deux commentaires.
D’abord, la concurrence économique n’est ni l’état de nature ni le résultat du seul laisser-faire : c’est une situation artificielle (excluant violence, fraude, monopole, etc…) qui doit être établie et maintenue par la loi et les mœurs.
D’autre part, le principe de concurrence est un principe économique, mais c’est également un principe moral qui dérive d’une certaine conception de l’homme ; il renferme — et cela fera ma transition avec le plan moral — la confiance dans l’homme. Car se fier à la concurrence, c’est-à-dire aux choix décentralisés des différents agents de la vie économique (des entreprises, également des consommateurs, etc…) cela implique le postulat que chaque homme, tout en étant faillible, est capable de juger ce qui lui convient ; il se trompera, mais son erreur même l’aidera à mieux comprendre et à se comporter plus efficacement la prochaine fois ; par conséquent, le principe de concurrence repose fondamentalement sur un « modèle » de l’homme au sens actuel du mot, sur le postulat de l’homme capable de prendre des décisions et d’assumer des choix, pour ce qui le concerne, qui, sans être infaillibles, sont tout de même raisonnablement bons. La tradition aristocratique qui est propre à la France est tout à fait opposée à cette confiance dans l’homme ; tous les gens qui critiquent, aujourd’hui comme sous Colbert, le système concurrentiel, affirment : aux braves gens qui achètent… à ces pauvres crétins, il suffit de leur mettre en tête un slogan publicitaire, ils se précipitent comme des imbéciles… Donc, le système concurrentiel ne marche pas. Effectivement, il ne peut pas marcher si les hommes sont imbéciles. Ce postulat de confiance dans l’homme est quelque chose de très profond : c’est le postulat même de l’organisation démocratique décentralisée. En France, pays à tradition aristocratique, il n’a jamais été admis qu’avec énormément de réticences ; et encore aujourd’hui, c’est une autre forme d’aristocratie de type mandarinal qui est considérée comme la plus apte à prendre les choix à la place des citoyens.
Morale puritaine de la bonne gestion
Pour éclairer un autre aspect des causes du déclin de la France pendant les trois derniers siècles, laissons de côté l’économie pour la morale sociale. Observons l’état d’esprit et le système de critères éthiques qui étaient en action dans des régions du monde — notamment en Angleterre du Nord puis en Amérique — dans lesquelles on a observé le développement économique et la concentration de puissance les plus virulents. J’ai indiqué dans mon livre « Morale de l’entreprise » qu’en schématisant beaucoup, on pouvait dire que le courant idéologique qui avait servi de support principal, pas exclusif, à ce développement gigantesque dont les conséquences pèsent et pèseront longtemps encore sur le monde, ce support idéologique avait été principalement la morale puritaine.
Bien que catholique moi-même, je constate que les puritains, ces sectes descendant des calvinistes et qui avaient une position très forte justement dans l’Angleterre du Nord des XVIIe et XVIIIe siècles, ont joué un rôle considérable dans le développement économique que j’ai rappelé tout à l’heure ; il est extrêmement intéressant de scruter l’idéologie qui animait ces hommes. Il y a des aspects religieux pour lesquels je ne suis pas compétent, mais je vous avoue qu’en tant que professionnel de la gestion et de l’organisation des entreprises, quand il y a quelques années j’ai lu, dans un ouvrage spécialisé, les préceptes que les prédicateurs puritains, dès le XVIIe siècle, enseignaient à leurs fidèles, j’ai été absolument sidéré, parce qu’à quelques nuances près, ce sont exactement les préceptes que nous, à la CEGOS, nous enseignons aujourd’hui aux cadres dirigeants des entreprises. Tout s’explique lorsqu’on a compris que l’idéologie des puritains était une morale de la bonne économie, une morale de la bonne gestion. Je vais en rappeler, par quelques traits caricaturés, certains points principaux en mettant en évidence que ces principaux points de la morale puritaine, de la morale de la bonne gestion, sont comme par hasard en contradiction avec la morale sociale traditionnelle — il ne s’agit pas de morale individuelle — française, et notamment celle incarnée par le grand siècle de Louis XIV.
Le premier point proclamé par les puritains est ce que j’appellerai : le sacerdoce du métier. L’activité professionnelle d’un homme est quelque chose de suprêmement important pour lui ; c’est l’une des occasions du plus haut accomplissement humain, à l’égal d’un sacerdoce. Voilà une idée en contradiction avec l’idéologie française du XVIIe siècle pour laquelle l’activité économique — bien entendu il faut des gens de métier, des boulangers, des forgerons… — n’est pas l’occasion d’un accomplissement humain très élevé ; elle est réservée aux petites gens.
Autre idée exprimée et appliquée avec force par les puritains : le bon exercice de la profession et la bonne gestion des affaires sont extrêmement importants mais, pour être bien réalisés, impliquent un effort extrême ; la bonne gestion n’est pas le résultat d’une spontanéité instinctive, mais d’une austère discipline, et je dirai même d’une ascèse ; les puritains ont enseigné et pratiqué ce qu’ils ont appelé l’ascèse de la bonne gestion. Pour bien gérer, il faut se soumettre à des disciplines sévères et aller contre ses instincts. Quels sont les points principaux de cette ascèse de la bonne gestion ?
— Bien entendu, le dévouement au travail, qui consiste à réserver le meilleur de ses énergies au travail professionnel.
— Puis la restriction de la consommation, point sur lequel les puritains sont restés célèbres : vie austère, frugalité de la consommation sur le plan personnel et également sur le plan des frais généraux de l’entreprise, etc… Ceci — notons-le — est opposé à la tradition française du XVIIe siècle, pour laquelle le moyen le plus naturel de montrer qu’on était quelqu’un était de vivre noblement, c’est-à-dire sur un grand pied. Pour les puritains, c’est exactement le contraire.
Autre point de leur éthique et de cette ascèse de la bonne gestion : la recherche du profit. Vous pensez que la recherche du profit n’a rien d’ascétique ; c’est l’instinct naturel de tout homme. Mais pour un dirigeant d’entreprise, ou même pour un particulier en ce qui concerne son activité professionnelle — et ici je ne parle pas de morale personnelle — astreindre ses décisions à la règle du profit et de la rentabilité du capital investi représente une discipline sévère. Quelle est l’attitude instinctive d’un dirigeant ? Bien entendu, c’est de chercher à gagner de l’argent plutôt qu’à en perdre ; mais s’astreindre à la discipline du profit oblige à renoncer à toute action que l’on aurait envie de faire mais qui après calcul apparaît comme non rentable, et au contraire à accomplir toute action qui apparaît rentable après calcul, même si on n’a pas envie de la faire : justement parce que les actes de l’homme spontané sont guidés par le critère de profit, mais aussi par celui de la sécurité et de la vanité, par désir de caser ses enfants, par le souci du « qu’en-dira-t-on », et le besoin de se faire une réputation, etc… ; il y a mille choses… Les décisions économiques, lorsqu’elles sont soumises à ces mille critères particularistes et égocentriques, cessent d’obéir à une rationalité globale et ne servent plus l’intérêt général du développement économique : l’effet de création de richesses dont je parlais tout à l’heure qui, en milieu concurrentiel est conforme à l’intérêt général, n’est plus poursuivi avec la même rigueur ; on tombe un peu dans l’arbitraire. Cette règle de la recherche du profit, je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle est altruiste, mais presque ; parce que s’astreindre à la règle du profit concurrentiel, cela signifie ne faire que des choses qui sont appréciées par les autres, tandis que les activités non rentables, on ne les fait que pour faire plaisir à soi-même. La règle du profit concurrentiel est tournée vers la satisfaction des autres et impose une discipline sur soi-même, si bien que c’est une vraie discipline au nom de l’intérêt général. Allant au bout de leur logique, les prédicateurs puritains dès le xviie siècle disaient : « Si on vous offre une position ou une occasion où vous puissiez gagner davantage, loyalement bien entendu, vous avez le devoir devant Dieu de plier bagage et d’y aller, car c’est une occasion de créer des richesses qui seront utiles pour le développement des hommes et pour le service de Dieu ». Cette astreinte à la discipline de création de richesses a été profondément inculquée à ces gens, alors qu’à la même époque dans la plupart des pays, et notamment dans tous les pays sous-développés (c’est pour cela qu’ils sont sous-développés d’ailleurs), le profit est méprisé. Le profit a été condamné par toutes les civilisations, sauf une, celle qui a réussi.
Si l’on pratique simultanément la restriction de la consommation et la recherche du profit, où va la différence ? Dans l’épargne et l’investissement. C’est un autre point de l’ascèse de la bonne gestion : épargne forcenée, investissement frénétique, c’est ce qu’ont fait les puritains ; c’est comme cela qu’ils ont construit l’industrie mondiale qui, encore aujourd’hui, leur appartient pour une bonne part. Les grandes firmes internationales, celles qui menacent les nôtres, sont souvent des firmes dirigées par des puritains.
Autre point de l’ascèse de la bonne gestion : c’est non seulement l’acceptation de la concurrence, mais l’esprit de concurrence et d’innovation par opposition à l’esprit corporatif : respectons les habitudes de notre métier, on pourrait peut-être gagner plus en s’y prenant autrement, en innovant, mais enfin, cela bousculerait l’état de choses établi et poserait tant de problèmes… Au contraire, pour les puritains, respecter l’état de choses établi est suspect. Ce qui est moral, c’est d’innover et de saper s’il y a lieu les structures existantes. Et c’est ainsi qu’ils ont complètement bousculé, à l’époque, les structures corporatives. Cela a fait beaucoup de bruit, même provoqué des guerres, mais a fini par l’emporter.
Autre aspect de cette éthique puritaine : c’est l’attitude de préparation méthodique et de recours à la rationalité. C’est là qu’on voit tous les principes d’organisation des entreprises déjà préfigurés : le calcul économique est un devoir ; avant l’action, c’est un devoir de calculer si on va gagner ou perdre ; une action improvisée est un péché ; une action non calculée est coupable ; il faut donc pratiquer la préparation du travail, les prévisions, l’étude des marchés, etc… C’est tellement vrai que l’une des plus importantes sectes puritaines s’appelle : les méthodistes, dont la religion est de conduire leur vie avec méthode. Ceci s’oppose radicalement à ce qui a été dans la tradition aristocratique française : il est vulgaire et mesquin de trop compter ; le noble propriétaire prend ses décisions sur le champ, parce que c’est son plaisir ; ce domaine m’appartient, je suis le maître, eh bien ce sera comme cela !
Autre point fort important dans l’ascèse de la bonne gestion chez les puritains : l’acceptation de la spécialisation ; ce principe est logique, puisque pour bien exercer un métier, d’une façon efficace et profitable, il faut se spécialiser. Ce point, comme les autres, est en contraste total avec l’idéologie traditionnelle française — notamment du XVIIIe siècle — où un homme ne mérite vraiment, dans sa plénitude, le nom d’homme que s’il est « l’honnête homme » qui a des lumières sur tout, mais n’est spécialisé en rien.
Enfin, dernier point, l’acceptation de la mobilité. Dans un monde évolutif, rendu évolutif justement par ce système (le monde est évolutif depuis que cette idéologie le forge), dans un milieu qui change pour créer de la richesse et pour exercer efficacement son activité professionnelle, il est évident qu’il ne faut pas rester toujours au même lieu, accomplir les mêmes gestes, c’est incompatible. Par conséquent, pour être efficace dans un milieu mobile, il faut soi-même être mobile ; les puritains ont prêché la mobilité ; ils ont été de grands migrants ; beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs émigré en Amérique où ils n’ont pas cessé de se déplacer d’un point à un autre, se portant là où ils pouvaient être les plus utiles, c’est-à-dire les plus rentables.
Mon intention n’est pas de faire l’apologie de ce système qui présente bien des défauts. Je pourrais dresser une liste des défauts graves des puritains et de certains défauts du système qu’ils ont engendré ; mais mon but est d’être objectif : de même que les principes d’organisation économique (concurrence, rentabilité et décentralisation des décisions) qui avaient été à la base du développement de l’économie moderne étaient contraires à la tradition française et avaient été en partie rejetés par elle ; de même en regardant un peu plus le comportement intime de l’homme, ses motivations et ses disciplines personnelles, nous constatons, par l’exemple des puritains, que les principales disciplines de l’ascèse de la bonne gestion, qui ont été le nerf de ce développement économique mondial, se trouvent ainsi presque sur chaque point en contradiction — non pas avec tout ce que font les Français, grâce à Dieu — mais avec au moins ce qui est la doctrine officielle, celle qu’on enseigne, celle de nos grands littérateurs, celle pour laquelle on fait de la publicité en France et autour de laquelle se développe notamment l’éducation supérieure. Il y a une sorte de contraste assez caricatural entre l’idéologie du Grand siècle de Louis XIV et celle des puritains ; elles sont diamétralement opposées. Louis XIV a conduit à la famine et au déclin relatif, les puritains au développement économique et à l’hégémonie mondiale ; c’est un aspect qui mérite d’être noté.
Je voudrais aussi vous présenter une réflexion sur le développement de l’Amérique. Je trouve que la naissance et le développement de la nation américaine sont des phénomènes extraordinairement importants, qui évoquent des réalités fondamentales. J’ai été vivement frappé par la lecture — que je vous recommande — du célèbre ouvrage d’Alexis de Tocqueville : « De la Démocratie en Amérique ». Il est absolument saisissant de voir que cet homme avait parfaitement compris les ressorts du dynamisme américain et qu’à une époque où les États-Unis avec neuf millions d’habitants étaient quatre fois plus petits que la France et représentaient une petite nation au milieu des Peaux-Rouges, il a prédit qu’ils seraient avec la Russie la nation dominante du monde.
Mais le plus intéressant, c’est la façon dont il a démonté le processus de la conquête de l’Ouest. J’en arrive ainsi à un phénomène militaire et je m’aventure pendant quelques secondes sur un terrain qui n’est pas le mien ; cette conquête de l’Ouest qui fait l’objet de tant de films, de westerns, cela a été, à mon sens, un des phénomènes les plus extraordinaires de tous les temps ; c’est un phénomène militaire, mais l’aspect militaire n’était qu’accessoire et d’ailleurs inorganisé. Il y avait d’une part des puritains, ou des gens plus ou moins influencés par cette idéologie, qui créaient des richesses par une vie industrieuse et extrêmement productive ; puis il y avait les Indiens peu nombreux et sous-développés qui auraient pu normalement, comme on l’a vu dans beaucoup de cas, s’intégrer à cette population. De fait, il y eut bien des Indiens qui venaient travailler dans les ateliers ou dans les fermes et qui gagnaient un bon salaire ; mais pour ces Indiens, gagner une bonne paye en travaillant à la manière puritaine était tellement contraire à leur échelle de valeurs (mépris du travail, valorisation du coup de lasso, etc…) qu’après une journée, une semaine ou un mois de travail, ils se sentaient des sous-hommes humiliés devant leurs camarades, leurs femmes, et ils ne pensaient qu’à une chose : s’enivrer pour oublier cette humiliation et vendre leurs terres pour vivre sans travail. Ils n’ont pas pu s’intégrer par refus d’accepter un système idéologique qui prenait le contre-pied de la plupart des valeurs de leur idéologie traditionnelle. Le résultat : c’est qu’ils travaillaient le moins possible, vendaient leurs terres pour aller un peu plus loin. L’essentiel de la conquête a donc été un phénomène plus économique et idéologique que militaire. Il y eut évidemment quelques escarmouches et quelques guérillas qui sont les épisodes dont on parle, mais le processus fondamental était un refoulement économique et idéologique, sans direction centralisée, sans état-major, sans plan.
Cette conquête — la plus importante et la plus définitive des temps modernes — s’est faite spontanément, sans y penser, comme sous-produit d’activités individuelles. C’est quelque chose de très curieux. À la fois sur le plan de sa conquête militaire et sur le plan de sa grandeur économique, l’Amérique s’est faite sans plan d’ensemble, par résultante d’innombrables micro-plans individuels et locaux, par la poussée d’énergies spontanées dans un système qui stimulait l’exubérance de ces énergies.
Ceci est d’autant plus intéressant que c’est un des rares phénomènes historiques dont on possède la contre-épreuve. Je vous incite à consulter les quelques pages que Michel Crozier, dans sa célèbre thèse récente, « Le phénomène bureaucratique », consacre au processus de liquéfaction de l’occupation française d’Amérique du Nord. Ce phénomène mériterait une étude ultérieure. Au XVIIe siècle, les principes d’organisation bureaucratique et de téléguidage centralisé étaient considérés comme les plus efficaces, et le gouvernement s’efforçait de les appliquer partout. Mais en France métropolitaine, pays ayant des structures, des traditions, des gens installés, etc… on ne pouvait pas vraiment faire tout à fait ce qu’on voulait, même sous un régime de pouvoir absolu. Tandis qu’au Canada, où il n’y avait rien, l’Administration a instauré un régime parfait de centralisation bureaucratique absolue qui — comme l’indique Michel Crozier — a eu entre autres résultats :
1° de scléroser l’économie et d’en empêcher le développement ;
2° d’écœurer les hommes les plus dynamiques. Dans un milieu entièrement encadré par une pyramide hiérarchique, dépendant du vice-roi, des attachés du vice-roi, de la cour… les hommes dynamiques ne pouvant rien faire sans une première autorisation, puis une deuxième autorisation, etc… sont devenus ce qu’on appelle des coureurs de bois, ils ont pris le large ; ils ont quitté la zone réglementée pour devenir trappeurs, ou quelquefois chefs de certaines tribus indiennes ; bref, ils ont quitté le système.
Ce système se sclérosant par l’intérieur et s’appauvrissant de ses meilleurs éléments par une sorte d’émigration interne, s’est effondré ; il n’a pas tenu le coup devant la germination intense du système concurrent qui se trouvait justement juxtaposé à lui en Amérique du Nord où il était venu plus tard. La défaite militaire du XVIIIe siècle n’a été que le constat d’un pourrissement interne.
Dans leurs grandes lignes, ces remarques ont une valeur historique peu contestable. Ce qu’on pourrait toutefois leur objecter, c’est l’observation d’Alfred Sauvy commentant mon livre « Morale de l’Entreprise » et disant : « On peut se demander si cela ne doit pas nous inspirer plus de regrets que d’espoirs »… Regrets parce que, incontestablement, il y a l’histoire des occasions manquées et des positions saccagées en appliquant des principes faux. Mais plus de regrets que d’espoirs car est-il encore temps d’appliquer les mêmes principes ? Sont-ils encore valables pour l’avenir ? À cette deuxième question, je vous laisse le soin de répondre.
Fondements intellectuels de la bonne gestion
Le dernier point de mon exposé concerne l’aspect intellectuel de la gestion économique et notamment le raisonnement logique.
La gestion économique moderne repose à mon sens sur un certain nombre de principes fondamentaux dont le premier est la recherche des faits. Sur ce premier point, tout le monde est d’accord, mais les autres sont plus ou moins discutés et appliqués.
Deux autres principes qui sont de nature économique et que j’ai déjà commentés : ce sont les principes de concurrence et de rentabilité qui ont une valeur indépendamment de toute question d’intérêt particulier, parce qu’ils concourent au service de l’intérêt général. On commence à le comprendre en Russie où, en dehors de toute appropriation privée, on restaure les principes de rentabilité et de concurrence parce qu’ils sont nécessaires pour que l’économie joue son rôle de création de richesses.
Sur le plan de la morale sociale, il y a d’abord le principe de confiance dans l’homme, de droit à l’erreur et de responsabilité que j’ai déjà cité comme fondement de la concurrence et qui est également le fondement de la gestion décentralisée et de toutes les méthodes d’organisation décentralisée dans les entreprises.
Un principe voisin — toujours dans le domaine de la morale sociale — est en quelque sorte le principe existentiel de jugement par les résultats, plutôt que par d’autres critères plus essentialistes. Dans les sociétés primitives, il y a des systèmes de castes qui donnent aux personnes des statuts qui sont liés à leur essence. Dans le système nouveau de l’économie moderne, si l’on veut lui donner son dynamisme et sa virulence, le statut des hommes repose sur le jugement par les résultats, mesurés à l’aide des critères de concurrence et de rentabilité. Ceci s’applique aux entreprises et aux hommes dans les entreprises, à tous les niveaux, par le moyen d’un système de sanctions (positives ou négatives) qui sont les bénéfices et les pertes, les promotions et les rétrogradations, l’intéressement aux résultats, etc… Ce système de sanctions met sous tension les structures et les individus ; il les soumet à la mobilité — cette fameuse mobilité dont nous parlions tout à l’heure.
Nous touchons à un point fondamental : l’option pour une philosophie existentielle de la vie professionnelle, par opposition à un statut essentialiste qui se traduit généralement par des phénomènes de castes. Je dois dire que la tradition française est assez essentialiste ; on observe qu’après la suppression des anciennes castes, notre bureaucratie administrative a restauré une sorte d’aristocratie mandarinale d’hommes qui ne sont pas les descendants des puissants, mais ont passé à l’âge de 22 ans certains tests « initiatiques » qui leur donnent pour toujours la prééminence — quels que soient leurs résultats — sur tout homme n’ayant pas passé ces mêmes tests, quels que soient ses résultats.
Certes, c’est un progrès par rapport à l’aristocratie du sang mais il introduit des rigidités et des cloisons qui sont des caractéristiques de l’optique bureaucratique française. Tous les pays ont leur bureaucratie ; la bureaucratie à la française a des caractères particulièrement accusés qui sont notamment sa tendance au monopole plutôt qu’à la concurrence, son peu de considération pour le critère de rentabilité, etc… Ceci est grave lorsqu’on l’applique à la gestion d’activités économiques.
D’autre part, cette bureaucratie à la française prend le contre-pied du principe de confiance dans l’homme et du droit à l’erreur, puisqu’elle pratique le système du téléguidage minutieux, de la réglementation jusqu’aux moindres détails, la confiscation par le haut appareil de l’ensemble des pouvoirs de décisions, tout le reste de la machine bureaucratique étant faite d’exécutants téléguidés. Appliqués à la gestion économique, ces pratiques bureaucratiques sont contraires à l’efficacité et à la compétitivité dans le monde moderne. Par opposition aux principes de jugement par les résultats, la bureaucratie à la française repose sur le système de castes avec étanchéité parfaite d’une caste à l’autre. Je prends l’exemple cité par Michel Crozier : pour diriger une manufacture de tabacs, il n’y a pas besoin de connaître quoi que ce soit aux tabacs ; il faut être entré dans une certaine caste ; le recrutement dans cette caste comporte des tests qui n’ont rien à voir avec le tabac et la réussite ou l’échec dans la fabrication des tabacs n’a rien à voir avec la nomination : c’est un monde purement essentialiste.
Ce système n’est pas compétitif : si on le généralisait, on pourrait avoir des inquiétudes pour l’avenir.
J’ai beaucoup critiqué la tradition française, mais il faudrait également mettre en évidence tous ses aspects positifs ; il y en a énormément. La preuve que la tradition française a des points très forts, c’est que malgré les aspects négatifs que j’ai signalés, la France se maintient assez bien ; qu’elle reste objectivement une grande nation, au sixième rang dans le monde par sa puissance économique, ce qui représente un rang favorable. Malgré ses erreurs, elle s’est maintenue ; elle ne s’est pas effondrée jusqu’à presque zéro comme l’Espagne ou l’Italie d’autrefois ou jusqu’à la médiocrité comme l’Angleterre d’aujourd’hui. Elle a défendu sa position pied à pied. Par conséquent, nous n’avons pas à avoir trop de complexes d’infériorité. Nous pouvons simplement dire : qu’elle n’aurait pas été notre réussite s’il n’y avait pas ces quelques tares qui nous ralentissent ; elle serait formidable puisque, malgré elles, nous avançons quand même presque honorablement.
Logique de l’évolution
Un autre fondement de la bonne gestion se situe sur le plan de la logique ; il est esquissé dans mon dernier livre : « Le secret des structures compétitives » (4). Notre système de logique s’est formé à l’époque de Platon, d’Aristote ou même de Descartes, où il n’y avait pas d’évolution économique perceptible. Notre logique formelle ne tient pas assez compte du phénomène d’évolution. Vous me direz : mais il y avait bien, même en ce temps-là, la succession du jour et de la nuit, du froid et du chaud, de la guerre et de la paix, etc… ; cela n’est pas l’évolution, ce sont les péripéties d’un état de choses statique. Le phénomène d’évolution se caractérise par l’émergence de phénomènes nouveaux et peu prévisibles ; de techniques nouvelles, de besoins nouveaux, de relations nouvelles entre les choses anciennes… L’évolution était très lente du temps où s’est formée la logique que nous connaissons ; maintenant elle est beaucoup plus rapide. La logique formelle qui raisonne sur la base d’un certain nombre de concepts stables, du sujet qui a des attributs stables, etc… n’est pas adaptée au raisonnement économique dans un monde en évolution, où apparaissent continuellement des phénomènes nouveaux. Les règles mêmes, suivant lesquelles les phénomènes s’articulent entre eux, se modifient dans le temps, et l’évolution est souvent déterminée par la prise de conscience que prend le milieu du processus dont il est le siège. Le système de logique, qui pour la première fois a tenu compte de ces phénomènes d’évolution, est la logique hégélienne, qui prend comme postulat l’existence de l’évolution et qui sait qu’il y aura vraisemblablement émergence de phénomènes nouveaux et inconnus ; qu’en conséquence, il y a une certaine incertitude, une opposition dialectique entre les formes et les forces contradictoires qui détermineront le futur ; que ce n’est qu’après la « bataille » — au sens propre et au sens figuré — que l’on pourra être sûr de la force qui l’aura emporté et qu’on pourra déterminer avec certitude les facteurs-clés du succès ou de l’échec. Ceci est particulièrement valable dans le domaine de l’économie.
Le processus dialectique s’applique exactement à la concurrence en milieu économique. Au milieu de la bataille concurrentielle par laquelle deux techniques s’affrontent pour satisfaire un besoin, il n’est pas possible généralement de savoir en vérité qui va l’emporter ; si on le savait, même celui qui joue l’autre carte changerait de technique. Il y a des facteurs incertains : est-ce que telle technique donnera des résultats ? Est-ce que telle approche plaira ? Est-ce que tel inconvénient se révélera mineur ou décisif ? De même des avantages, etc… Tant que la bataille est en cours, il y a incertitude. C’est seulement au terme du déroulement des phénomènes qu’apparaissent clairement les facteurs de réussite ou d’échec ; c’est ce qu’Hegel exprimait dans la phrase célèbre : « L’oiseau de Minerve ne s’envole qu’à la tombée du jour », c’est-à-dire : la connaissance ne prend une vue complète des choses qu’une fois la bataille terminée.
Ceci a comme conséquence qu’une fois la bataille terminée, les points-clés de la victoire sont vus avec clarté ; on en prend conscience, mais cette prise de conscience déplace le point-clé. À partir du moment où un point-clé est connu, il cesse d’être point-clé : dans une technique, dans un appareil dont le fonctionnement n’est pas encore sûr et après une évolution confuse, on a finalement compris qu’en y ajoutant telle ou telle chose, cela marchait ; à partir du moment où c’est bien vu, où c’est certain, cela cesse d’être point-clé. Le point-clé de demain, celui qui donnera la victoire de demain, quel est-il ? Par définition on ne le sait pas, et ce sera peut-être C ou D, en tout cas un facteur de développement encore incertain.
Ce type de raisonnement s’oppose d’une façon très nette à ce que j’appellerai le raisonnement cartésien, qui est une caractéristique bien française et qui n’est que la continuation du raisonnement platonicien qui suppose un monde statique. Je vais caricaturer méchamment. Je vois autour de moi procéder de la façon suivante, pour des raisonnements et des plans économiques :
— Premièrement, on remarque qu’il y a eu, notamment à l’étranger, certains développements industriels ou techniques importants et certaines réussites.
— Deuxièmement, on observe ces réussites, on les décortique minutieusement et on les met en équations.
— Troisièmement, on établit d’une façon précise, presque arrogante, le plan parfait pour réaliser un succès analogue dans ce domaine. Ainsi, on prépare jusqu’au dernier bouton de guêtre le plan parfait pour gagner… la bataille précédente puisque toute cette analyse repose sur les facteurs-clés du passé, alors que les points-clés de la bataille de demain ne seront pas les mêmes. Croire que c’est simplement l’imitation des tactiques du passé qui donnera le secret de la compétitivité dans l’avenir, cela me paraît une erreur qui a été répétée en France — mais pas seulement en France car le cartésianisme sévit aussi ailleurs — d’une façon extrêmement fréquente.
On a pu observer que ce cartésianisme statique est fréquemment un mode de raisonnement caractéristique de la bureaucratie — notamment de la bureaucratie française — et qu’assez régulièrement les prévisions faites à ce niveau sont erronées : on s’affole du manque de charbon à la veille du jour où il y en a trop, on s’affole du manque d’acier et de tubes à la veille de la pléthore, et simultanément on refuse de voir des besoins nouveaux (téléphones, etc.).
Les investissements auxquels il est procédé sont parfois orchestrés de façon rigide, reposant sur une analyse du passé, mais pas assez sur une adaptation souple à l’évolution, laquelle évolution comporte des incertitudes, donc nécessairement des risques. Chaque investissement ou développement est un pari qu’on n’est pas sûr de gagner, ce qui justifie in fine la décentralisation des décisions. Le téléguidage par une autorité supposée infaillible, dans un monde statique à logique cartésienne, donnerait des résultats, mais dans un monde évolutif obéissant à une logique hégélienne, cela marche un peu moins bien !
Je termine donc en signalant qu’à mon avis l’une des causes du déclin français a été cette logique statique qui s’est incarnée dans une organisation bureaucratique extrêmement pesante, reposant sur les principes de téléguidage et de castes ; or ceci n’e