Institutions internationales - La candidature européenne de la Grande-Bretagne - Renforcement de l'Europe des « Six » - Reconversions à l'Otan - Assainissement financier de l'ONU
Dans La logique de l’Histoire, qu’il vient de publier, M. Charles Morazé s’attaque au problème des limites et de la portée de toute recherche historique. Il cherche à distinguer, en s’appuyant sur les méthodes de la logique, ce qui relève, dans l’histoire humaine, du possible, donc du hasard, de ce qui appartient à l’ordre des déterminations nécessaires. Selon lui, « l’histoire n’est une science que dans la mesure où elle est logique ». Si l’on admet que la politique est de l’histoire « en train de se faire » – de même que l’histoire est la politique réduite à ce qui en elle était essentiel – on peut se demander quelle logique explique l’évolution de quelques grands problèmes tels que les étudient et essaient de les résoudre les institutions internationales.
M. Morazé écrit : « L’histoire est le fait des hommes, elle agit en eux et par eux. Mais les hommes ne font pas l’histoire ; plutôt sont-ils destinés par elle et d’autant plus ses prisonniers qu’ils se situent aux altitudes où l’événement dépasse le plus l’individu. Périclès ou César, Napoléon ou Bismark revêtent bien moins d’importance que les conditions qui les suscitèrent ». Si l’on songe à la mort du Chancelier Adenauer ou aux décisions de M. Harold Wilson, on est donc en droit de se demander comment la mort de l’un et l’attitude de l’autre éclairent des problèmes politiques. Après MM. Alcide De Gasperi et Robert Schuman c’est, avec M. Konrad Adenauer, un des pères de l’Europe qui disparaît, une Europe conçue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et dont la construction a fait des progrès considérables même si l’on a dû renoncer au principe de l’intégration politique. Avec la décision de M. Harold Wilson de poser une nouvelle fois la candidature de la Grande-Bretagne au Marché commun, c’est cette même Europe qui se trouve devant des perspectives nouvelles, et si le problème est d’ordre politique, d’ores et déjà ce sont les institutions européennes qui se trouvent concernées.
La candidature européenne de la Grande-Bretagne
En franchissant les derniers obstacles placés autour de lui et en annonçant officiellement aux Communes la demande d’adhésion de son pays au Marché commun, M. Wilson a entamé un processus irréversible. Que sa tentative soit couronnée de succès ou qu’elle échoue, l’Europe, demain, n’aura plus le même visage.
Si le Premier britannique réussit dans son entreprise, d’autres États iront frapper à la porte du Marché commun, et toute la zone de libre-échange sera secouée par cette lame de fond. Même la Suisse, fort réticente au départ, deviendra plus réaliste. De leur côté, l’Irlande et l’Espagne feront mouvement – ou l’accentueront – vers la Grande Europe économique. Tout cela implique que les conditions posées, par les uns comme par les autres, à leur entrée dans la Communauté, n’auront pas été fondamentalement en contradiction avec l’esprit du Traité de Rome, les espoirs qu’il a fait naître, les réalisations qu’il a engendrées. C’est pourquoi la Grande-Bretagne est le « gros morceau » de l’affaire. Elle est la locomotive d’un vaste regroupement européen, elle en est en même temps l’obstacle le plus difficile à surmonter. Ce pays qui, ethniquement, géographiquement, intellectuellement, est européen, était, sur le plan commercial, monétaire et militaire, une grande puissance mondiale. Les temps ont changé, l’Europe des Six se renforce et l’Angleterre, face aux États-Unis, perd pied. Mais ses obligations internationales demeurent, tandis que la structure de son commerce et de son agriculture, orientés en fonction de l’extérieur, est un obstacle à une véritable intégration européenne. Bien des difficultés devront être surmontées, bien des délais prévus. Il faudra faire confiance en l’avenir de la livre sterling et dans son rôle périlleux de monnaie de compte, trop souvent soutenue par le dollar. Il faudra prévoir de nombreuses clauses de sauvegarde pour éviter que, à la faveur de la libre circulation des biens, les capitaux anglais ne fuient en Amérique via l’Europe. Etc.
Si M. Wilson échoue, la déception sera vive pour les pays qui souhaiteraient devenir membres de la Communauté, et sans doute cet échec engendrerait-il de nouvelles tensions entre les Six eux-mêmes.
Les pays membres de l’Association européenne de libre-échange (AELE) ont donné leur accord à M. Wilson. Tandis que l’Irlande, le Danemark et la Norvège ne tarderont pas à demander officiellement à leur tour leur admission au sein de la Communauté économique européenne (CEE), la Suisse, la Suède et le Portugal envisagent dès maintenant de solliciter un statut de membre associé. L’Autriche, pour sa part, a déjà entamé une procédure dans ce sens. Les institutions européennes sont ainsi peut-être à la veille de modifications fondamentales.
Renforcement de l’Europe des « Six »
Il est significatif que, dans le temps même ou M. Wilson préparait la candidature de la Grande-Bretagne au Marché commun, les « Six » agissaient comme s’ils ne voulaient pas ralentir leur effort en attendant cette candidature.
• Le 18 avril, les ministres des Finances des « Six » se sont mis d’accord pour présenter un projet commun de réforme du système monétaire international et du Fonds monétaire. Leur communiqué fut une véritable profession de foi européenne, « Les ministres des Finances des “Six” se sont entretenus à Munich des problèmes monétaires internationaux en se fondant sur l’idée que les pays membres de la CEE doivent occuper dans les institutions monétaires internationales une place plus en rapport avec leurs responsabilités réelles, leur solidarité économique croissante, le développement de leurs échanges, leur rayonnement économique et financier auprès des pays tiers. Ce fait ne peut pas ne pas conduire ces pays à rechercher une position commune dans les discussions actuelles sur la réforme du système monétaire international et à maintenir à l’avenir une étroite coopération afin d’être en mesure de sauvegarder solidairement leurs intérêts légitimes ».
Le premier pas dans cette direction avait été franchi en septembre dernier à Luxembourg : les « Six » avaient réaffirmé les conditions qu’ils posaient à toute création de nouvelles liquidités, à savoir le rétablissement de l’équilibre de la balance des paiements américaine et la constatation préalable d’une pénurie des moyens de paiement dans le monde. Le deuxième pas avait été fait à La Haye, en janvier 1967, lorsque les six ministres des Finances indiquèrent quelles devaient être, selon eux, les solutions à proposer pour la création éventuelle de nouvelles liquidités, à savoir le perfectionnement du crédit international. À Munich, ils sont allés plus loin, puisqu’ils ont défini les grandes lignes de la réforme qu’ils proposent, la création, sous certaines conditions, de nouveaux droits de tirage gérés par le Fonds monétaire international (FMI) – solution qui n’est pas admise par les États-Unis. Le ministre français des Finances (NDLR : Michel Debré) a pu déclarer : « Le problème monétaire soulèvera certes d’autres remous dans l’avenir, d’autant plus que le gouvernement américain estime nécessaire le maintien du déficit de sa balance des paiements. Deux choses positives sont toutefois à souligner : l’accord total pour la réorganisation du FMI, où les décisions devraient être prises à une majorité de 85 % ; dans toutes les discussions à venir, aucun des six pays européens ne pourra désormais faire cavalier seul ».
• Le lendemain, les « Six » donnaient une nouvelle preuve de leur solidarité en débloquant à Bruxelles les dossiers agricoles. La signification politique de cette décision se situe sur quatre plans.
– Lorsque le front franco-allemand est solide, la construction de l’Europe des « Six » avance assez rapidement. Mais il est un seuil à ne pas dépasser sous peine d’indisposer les autres partenaires, qui ont toujours vu sans plaisir se renforcer des rapports bilatéraux : une entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun leur paraîtrait une garantie contre ces « déviations » de la ligne prévue par le Traité de Rome.
– Les pressions américaines ont un résultat contraire aux souhaits de Washington. En s’opposant à certaines thèses d’outre-Atlantique, les « Six » prennent conscience de leur force.
– Les représentants français ont défendu leurs points de vue avec une conviction qui a fini par emporter l’adhésion de leurs partenaires, au départ très réticents.
– La machinerie Conseil-Commission, exécutif à deux têtes du Marché commun, ne pouvant réagir avec assez de souplesse sur le front agricole, à l’heure de la mise en place des règlements, un nouvel échelon institutionnel a été imaginé par M. Edgar Faure : un comité de liaison, composé de hauts fonctionnaires des États-membres, serait chargé de conduire avec la Commission la Politique agricole commune (PAC). Sans doute s’étonnera-t-on qu’en plus des comités de gestion et des représentants permanents des ministres à Bruxelles, il faille un nouvel organisme d’exécution pour les conseils et la Commission. Mais à mesure que les tâches pratiques se développeront au sein de l’« Europe verte », le besoin se fera de plus en plus sentir d’une collaboration permanente entre la Commission et les administrations agricoles des pays membres, les auteurs du Traité de Rome n’ayant pu prévoir toutes les manières de répondre au développement de l’entreprise qu’ils créaient.
• Dans le même temps il s’avérait que, vis-à-vis des États-Unis, le déficit commercial de la CEE se réduisait. Première puissance commerciale du monde, la CEE a vu ses échanges avec le reste du monde s’élever à 60 milliards de dollars en 1966 (en progression de 8 % par rapport à 1965) et les échanges entre les « Six » augmenter de 12 % pour atteindre 23 Mds de dollars. Selon les dernières statistiques de la Commission, les États-Unis restent le premier partenaire commercial du Marché commun, et les « Six » ont acheté l’an dernier pour 6 Mds de dollars de marchandises outre-Atlantique (+ 6 %). Les ventes aux États-Unis se sont élevées à 4,1 Mds de dollars (+ 20 %). Ainsi le déficit commercial de la CEE vis-à-vis des États-Unis s’est-il, en 1966, réduit de 346 millions de dollars. L’ampleur de ce chiffre met en relief l’importance du dialogue entre le Marché commun et les États-Unis au « Kennedy Round ».
• Un compromis a été réalisé quant à la fusion des exécutifs des trois communautés européennes, CEE, Communauté Charbon-Acier (CECA) et Euratom. La France s’opposait à ce que cette fusion fût réalisée avant un accord sur la personne du futur président de l’exécutif unique, et ne cachait pas son désir de voir partir M. Hallstein, président de la Commission de la CEE, héraut de l’intégration. L’Allemagne défendait la candidature de ce même M. Hallstein. Les deux gouvernements se sont mis d’accord le 5 mai : M. Hallstein prendrait le poste jusqu’au 31 décembre 1967, puis il céderait la place à un successeur nommé pour deux ans. Mais en dernière minute nous apprenons la démission de M. Hallstein, ce qui va nécessiter une décision immédiate des gouvernements.
Ainsi donc, solidarité face aux problèmes monétaires internationaux, nouvelle impulsion à la politique agricole commune, accord sur la fusion des exécutifs des trois communautés, ces trois faits montrent qu’après une période de tensions, les « Six » ont « relancé » leur effort. Ils ont négligé les discussions théoriques sur l’intégration politique, c’est par la voie fonctionnelle qu’ils réalisent des progrès politiques. Ceux-ci interviendront dans les discussions qui, vraisemblablement à l’automne, s’engageront à propos de la candidature britannique.
Reconversions à l’Otan
Le retrait de la France de l’Otan ne semble donc pas avoir affecté la construction européenne. D’autant que l’Otan se trouve aujourd’hui devant des problèmes qui ne sont pas nés du retrait français.
• Une révision stratégique a été entreprise, qui a déjà fait l’objet d’un rapport parvenu entre les mains de plusieurs personnalités diplomatiques et militaires. Selon ce rapport, le SHAPE envisage quatre dispositions pour une stratégie nouvelle.
– un dispositif « avancé » consisterait à disposer le long de la frontière orientale de la République fédérale allemande (RFA) la masse des troupes terrestres disponibles ;
– un dispositif de « réserve opérationnelle » tenant compte de la faiblesse possible de ce barrage terrestre, reposerait sur des unités blindées très mobiles et sur des unités d’hélicoptères qui pourraient se diriger très rapidement vers les points menacés ;
– un dispositif de « réserve stratégique » sciait destiné à amener sur place, dans les meilleurs délais, des troupes des États-Unis et d’autres pays, par air et par mer ;
– un dispositif de « frappe aérienne », basé sur un grand nombre de chasseurs-bombardiers équipés d’armes non nucléaires, pourrait décourager l’adversaire de développer une attaque de grande envergure.
Il ne semble pas qu’un choix puisse être fait entre ces quatre dispositions, qui se complètent mutuellement. L’essentiel est que l’Otan se préoccupe de réviser sa stratégie, qui date maintenant de dix ans – mais cette révision laisse en l’état les contradictions accumulées au long des négociations sur les problèmes nucléaires, et aucune de ces quatre dispositions ne fait état de l’utilisation éventuelle d’armes nucléaires.
• Cette révision interviendrait alors qu’un accord entre les gouvernements anglais, américain et allemand établit un « redéploiement » des forces américaines et britanniques en Allemagne.
– La Grande-Bretagne rapatriera une brigade de l’armée du Rhin (BAOR) et une escadrille de la deuxième force aérienne tactique, dans un délai d’un an. L’économie annuelle ainsi réalisée sera de 5 millions et demi de livres.
– Les forces américaines stationnées en Allemagne comprennent 225 000 hommes pour l’armée de terre et 50 000 pour l’armée de l’air. Les États-Unis retireront deux des trois brigades de leur 24e Division, soit 28 000 hommes. Pour ce qui est de leurs forces aériennes, composées de 9 escadrons de 24 chasseurs-bombardiers chacun, le plan américain consiste à laisser 5 escadrons en Allemagne avec 120 appareils, 4 escadrons avec 96 appareils seront rapatriés. Après ce retrait, les États-Unis maintiendront en Europe 240 000 hommes, au lieu de 275 000.
• Si le Conseil Atlantique a donné le « feu vert » à Washington pour la poursuite des négociations de Genève sur le traité de non-dissémination des armes nucléaires, il ne s’est pas prononcé sur le projet de traité. D’ailleurs, la délégation américaine ne demandait pas une approbation. L’essentiel est que la RFA – dont les réserves à l’égard de la négociation de Genève sont à la fois les plus fermes et les plus publiques – avait fait savoir qu’elle ne s’opposerait pas à la poursuite des discussions entre les États-Unis, l’URSS et les autres pays représentés au Comité des 18. Devant le Bundestag, M. Brandt a déclaré à propos de ce projet de traité : « Nous en approuvons le principe, mais il ne faut pas que les intérêts de l’Allemagne soient lésés ». Mais, au moment même – à l’occasion des obsèques de M. Adenauer – le chancelier Kiesinger insistait auprès du président Johnson pour de véritables consultations entre partenaires « égaux », et le fait que les consultations entre Bonn et Washington à propos de ce projet de traité soient restées superficielles et très insuffisantes, provoquait dans les milieux politiques de la capitale fédérale une certaine mauvaise humeur.
Ce projet de traité, qui rapproche plus les États-Unis de l’Union soviétique que de leurs alliés européens, ne va-t-il pas provoquer une nouvelle crise au sein de l’Otan ? Avant le retrait de la France (qui en tout état de cause ne signera pas ce traité) une crise eût été inévitable. Il n’en est plus de même maintenant, car il est probable que les États-Unis parviendront à imposer leurs vues à leurs alliés.
Assainissement financier de l’ONU
En se réunissant le 21 avril en session extraordinaire pour examiner l’avenir du Sud-Ouest africain, l’Assemblée générale des Nations unies a poursuivi un vieux débat. Depuis leur création en 1945, les Nations unies ont en effet adopté 73 résolutions pour s’efforcer d’obtenir de l’Afrique du Sud qu’elle accepte leur contrôle sur cette ancienne colonie allemande dont, au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’administration avait été confiée à la Grande-Bretagne par la Société des Nations. Héritière légale de la Grande-Bretagne, l’Afrique du Sud a recueilli ce mandat. Depuis lors, Pretoria a toujours affirmé que le mandat et les obligations qui en découlent avaient disparu avec la Société des Nations. Les Nations unies ont engagé leur prestige, mais quelles mesures de coercition pourraient-elles envisager ? Elles n’ont pas les moyens de se lancer dans une opération militaire dont l’envergure dépasserait de loin celle du Congo – d’autant que l’Afrique du Sud dispose de la plus grande puissance militaire du continent. Les puissances occidentales, en particulier la Grande-Bretagne, ne sont pas disposées à sacrifier leurs intérêts économiques dans une opération de sanctions économiques. Dans ces conditions, on voit mal comment les Nations unies peuvent agir sur l’Afrique du Sud…
En tout cas, c’est avec soulagement qu’elles ont appris que la France était prête à contribuer à leur assainissement financier par une contribution volontaire. Cette crise financière est née du refus d’un certain nombre de pays, essentiellement la France, l’URSS et les pays de l’Est, d’acquitter leur part des frais entraînés par les opérations des « Casques bleus » notamment au Congo : ces pays estimaient en effet qu’en prenant la responsabilité d’intervenir au Congo, l’Assemblée et le Secrétaire Général excédaient leurs pouvoirs et même violaient la Charte, car seul le Conseil de Sécurité est, par la Charte, autorisé à prendre de telles mesures. La France et l’URSS, sans modifier leur point de vue, se sont inquiétées de la prolongation de la crise, alors que l’anarchie s’accroît dans certaines parties du monde et que la politique chinoise pose un redoutable point d’interrogation. Pour éviter l’écroulement de l’institution, elles ont décidé de consentir une contribution volontaire en vue de combler le déficit qui la paralyse. Mais elles demandent que les États-Unis versent une contribution semblable à la leur. Les États-Unis, qui supportent le poids principal des dépenses de l’ONU, qui ont acquitté toutes leurs obligations au titre des opérations « Casques bleus » rejettent cette demande, d’autant qu’ils ne pardonnent pas à M. Thant ses positions dans la guerre du Vietnam. Mais M. Kouznetzov, premier vice-ministre des Affaires étrangères soviétique, s’est rendu à New York à l’occasion de cette session spéciale de l’Assemblée Générale. Voulait-il tenter de trouver un accord avec les États-Unis et la France sur cette question du déficit ? On retrouverait l’un des postulats initiaux de l’ONU, à savoir l’accord des « Grands ». Resterait le cas de la Chine : en 1945, la Chine de Tchang Kaï Tchek était le « 5e Grand », elle l’est encore juridiquement. On retrouve alors le problème de Pékin !