Outre-mer - La crise fédérale au Nigeria - L'évolution politique au Congo-Kinshasa - L'africanisation inopinée du Clergé en Guinée
La crise fédérale au Nigeria
Alors que l’on pouvait espérer un compromis entre les principaux dirigeants du Nigeria, sauvegardant l’unité du pays, la menace de dissociation de la Fédération s’est concrétisée le 30 mai avec la proclamation unilatérale d’indépendance de la région orientale par son Gouverneur, le lieutenant-colonel Ojukwu. Le nouvel État prend l’appellation de République de Biafra, du nom de la partie la plus orientale du golfe de Guinée.
L’événement qui a précipité cette décision est l’annonce par le lt-col Goowon, Chef du Gouvernement fédéral, du partage du territoire nigérien en douze États fédérés, qui se substituaient aux quatre régions antérieures : la région Nord étant scindée en six États, la région Est en trois, la région Ouest en deux (le territoire fédéral de la ville de Lagos devenant un État) et la région Centre-Ouest étant maintenue. Par cette mesure, le lt-col Ojukwu se voyait retirer toute autorité sur deux provinces de son ancienne région, celle de Calabar-Okodja et celle des Rivers. Il ne conservait comme domaine que le territoire des Ibos avec sa capitale Enugu. La région Nord, qui compte à elle seule plus de la moitié de la population de la Fédération était favorable à sa partition car celle-ci n’affectait guère sa réelle cohésion ethnique. Par contre, dans l’Est, les deux nouveaux États séparés d’Enugu et peuplés d’ethnies non apparentées aux Ibos ne risquaient guère d’accepter le maintien de la domination de ceux-ci. Le partage apparaissait ainsi comme une mesure destinée essentiellement à ruiner la position du lt-col Ojukwu et à le faire entrer dans le rang. Sur l’échiquier nigérien, sa part théorique d’influence politique se trouvait en effet ramenée d’un quart à un douzième. Quant à son « poids » économique, il se voyait réduit dans une proportion encore plus forte.
Le 26 mai, l’Assemblée régionale d’Enugu réagissait aussitôt en votant une recommandation à son Gouverneur, l’invitant à proclamer la République de Biafra, État entièrement souverain, disposant en propre de sa diplomatie, de son armée, de ses finances et de ses ressources économiques. C’est ainsi que le lt-col Ojukwu donnait le 30 une consécration officielle à ce vote.
Le Gouvernement fédéral de Lagos dénonçait aussitôt cette « rébellion », décrétait l’état d’urgence, puis la mobilisation sur l’ensemble du territoire de la Fédération et décidait le blocus économique du Biafra.
Ainsi se trouve reproduite à quelques années d’intervalle une crise comparable à celle qu’a connue le Congo lors de la sécession du Katanga. Comme dans ce cas, d’importants intérêts économiques sont en jeu puisque le Biafra recèle entre autres la majorité des centres de production et la quasi-totalité des moyens d’évacuation du pétrole nigérien. En revanche, sur le plan politique, la situation se présente d’une façon assez différente. D’une part, il ne semble pas y avoir de différend idéologique entre Enugu et Lagos alors qu’il en existait un entre Elisabethville et Léopoldville. D’autre part, bien que le Biafra ait déclaré vouloir appartenir à l’OUA, il est peu concevable que les États africains acceptent de l’y admettre. La reconnaissance officielle du nouvel État sécessionniste serait pour eux un reniement du principe fondamental qui a présidé à la création de l’Organisation de l’unité africaine et l’aveu de l’échec de leurs efforts de regroupement et de renforcement de la cohésion du continent.
Quant aux grandes puissances, à défaut de préférences idéologiques entre Lagos et Enugu, ce sont surtout des considérations d’ordre économique qui peuvent influencer leur attitude. Officiellement l’URSS soutient le gouvernement fédéral et dénonce les manœuvres « capitalistes » des entreprises pétrolières qui auraient favorisé, à leurs dires, les entreprises sécessionnistes du Biafra. Elle conserve néanmoins des contacts avec ce dernier et pourrait profiler de la position inconfortable dans laquelle se trouve le lt-col Ojukwu pour ranimer l’activité des éléments progressistes biafrais (parti extrémiste et fractions syndicales) jusqu’ici étroitement contenus. Les puissances occidentales ont à préserver à la fois à Lagos leurs intérêts généraux politiques et stratégiques et, dans le Biafra, leurs investissements dans les industries et les exploitations pétrolières. Elles peuvent craindre que l’actuelle confusion ne favorise à leur détriment la pénétration du monde soviétique.
En conclusion, il ressort que l’initiative du lt-col Ojukwu va à l’encontre des intérêts aussi bien du Nigeria et du continent africain que des grandes puissances occidentales. Seuls les pêcheurs en eaux troubles du camp révolutionnaire peuvent en tirer parti.
L’évolution politique au Congo-Kinshasa
La prise du pouvoir par le Haut-Commandement militaire, le 25 novembre 1965, n’avait pas entraîné l’abolition de la seconde Constitution congolaise promulguée le 1er août 1964. Seules, certaines de ses dispositions avaient été amendées dans le sens d’une centralisation accrue du pouvoir. En effet, le caractère fédéral de l’État congolais, qui reposait sur le partage des responsabilités politiques entre les institutions de niveau national (Exécutif et Parlement) et provincial (Gouvernement et Assemblées) avait été très atténué par la réduction en deux étapes de 21 à 8 du nombre des Provinces, par la modification du rôle et du mode de désignation de leurs Gouverneurs, assimilés désormais à des hauts fonctionnaires et par le renforcement progressif des attributions du Gouvernement central. En revanche, le Sénat et la Chambre des Députés étaient demeurés en fonction. Leurs membres avaient été élus en 1965 sur diverses listes qui se rattachaient à deux groupes : la Convention nationale congolaise de M. Tshombé et le Front démocratique congolais de M. Nendaka. Enfin, le Haut-Commandement avait fixé lui-même la date de 1970 comme terme de la mission politique qu’il s’était assignée, soit un délai de cinq années pour restaurer les conditions d’une situation normale.
L’élaboration d’une nouvelle Constitution, dont le texte a été rendu public début avril, s’inscrit dans cette dernière perspective. Le régime militaire entend de la sorte doter le Congo d’institutions mieux appropriées aux conditions actuelles et légaliser les réformes mentionnées plus haut. Cette démarche entre dans le cadre plus large d’un ensemble de mesures dont les effets sont déjà apparus dans les domaines social, économique et militaire. Encore que l’action entreprise et poursuivie par le général Mobutu n’ait pu remédier aux multiples carences qui affectent le Congo, ni lever toutes les hypothèques qui pèsent sur son avenir, il est incontestable que l’assainissement souhaité est effectivement amorcé. Sur le plan politique, alors que l’autorité du Gouvernement avait été constamment mise en échec, depuis l’indépendance, par deux puissants groupes de pression, le clan conservateur katangais d’une part, la tendance progressiste lumumbiste d’autre part, l’un et l’autre s’étant manifestés à plusieurs reprises par la rébellion ouverte, le régime militaire est parvenu à désagréger le premier et à priver le second de substance. Ainsi, l’éviction puis la condamnation de M. Tshombé, la dissolution des unités katangaises après leur mutinerie de juillet 1966 et la réforme du statut de l’Union minière du Haut-Katanga ont affaibli la menace katangaise. De même, le démantèlement de l’appareil militaire de la rébellion, les démarches diplomatiques pour priver celle-ci de soutien et l’inclusion des thèses lumumbistes dans la doctrine gouvernementale ont privé les radicaux de moyen d’action et d’arguments de propagande.
Les nouveaux textes constitutionnels visent à empêcher la résurgence de nouveaux fractionnements idéologiques et régionaux. Seuls, deux partis seront dorénavant autorisés. Les partis et groupements actuels sont donc condamnés à disparaître. Pour sa part, le général Mobutu a pris la tête du Mouvement populaire de la révolution (MPR) dont il a annoncé la création le 18 avril, mis sur pied les structures et publié la liste des principaux dirigeants. La dénomination de cette formation, sa doctrine, le prompt ralliement de formations syndicales et de mouvements de jeunesse ne laissent aucun doute sur la volonté du général Mobutu de présenter le Mouvement comme le pôle de regroupement de toutes les forces de progrès. Face au MPR, les opposants éventuels pourront difficilement créer une formation rivale. Selon l’esprit des nouvelles dispositions, les deux partis autorisés ne pourront guère se différencier par une opposition de doctrine. D’ailleurs, les dirigeants du Mouvement national congolais, fraction Lumumba (MNCL), qui avaient émis l’intention de fonder le second parti, n’ont pu y donner suite. Dans ces conditions, la clause du bipartisme qui sauvegarde les principes démocratiques pourrait rester nominale au moins pour un temps. Quoi qu’il en soit, le général Mobutu disposera désormais d’un appareil politique propre à soutenir son action et à lui permettre, le cas échéant, de la prolonger au-delà du terme qu’il s’est assigné. En effet, le calendrier prévu, qui fixe au 4 juin 1967 la date du référendum constitutionnel, envisage des élections législatives au début de 1968 et un scrutin présidentiel dans les trois mois suivant le 24 novembre 1970, date à laquelle le général Mobutu remplira lui-même les conditions d’âge requises pour l’éligibilité à la présidence de la République, soit 40 ans.
À maints égards d’ailleurs, le projet proposé tend à instaurer un régime fort et centralisé à caractère présidentiel. Il dispose en effet que le Congo est un État unitaire où les Provinces ne sont que des collectivités locales dont les attributions sont fixées par la loi, alors que l’actuelle Constitution leur reconnaissait de larges prérogatives. Le président de la République nomme et révoque leurs Gouverneurs. Élu pour sept ans au suffrage universel (l’âge électoral a été abaissé à 18 ans), le Président possède l’initiative des lois, conjointement avec le Parlement, nomme les membres du Gouvernement, responsables devant lui, et peut user de la procédure des ordonnances-lois notamment lorsqu’il proclame l’état d’urgence, disposition prévue pour une durée maximale de six mois. Le mono-camérisme est institué : les députés à l’Assemblée Nationale sont élus pour cinq ans au suffrage universel, soit, à raison d’un député pour 50 000 habitants ou fraction de 50 000 : environ 300 à 325 parlementaires. Le pouvoir judiciaire est indépendant des autres pouvoirs, mais l’action des Cours et Tribunaux peut être suspendue lorsqu’est proclamé l’état d’urgence, des juridictions militaires pouvant alors leur être substituées. Les traités et accords internationaux doivent être ratifiés par la loi. Enfin, cette Constitution renferme une clause originale : la possibilité d’abandons de souveraineté en vue de promouvoir l’unité africaine.
L’adoption de ce projet est considérée comme probable. Ainsi s’ouvrira une nouvelle phase de la vie politique congolaise, fondée, selon le souhait du législateur, sur des errements neufs. Quels que soient les progrès accomplis dans la voie de l’assainissement des mœurs politiques, les passions longtemps assoupies risquent néanmoins de surgir à nouveau dans un pays longtemps et profondément divisé, soumis de surcroît à des pressions étrangères divergentes ou rivales. Certains contestent en effet le caractère démocratique de la Constitution et dénient au MPR la qualité de parti véritablement révolutionnaire et progressiste. La République populaire de Chine a pris en tout cas une position nette et présente l’une et l’autre comme des instruments réactionnaires. Toutes les incertitudes à propos du Congo ne seront donc pas pour autant levées.
L’africanisation inopinée du clergé en Guinée
Le 1er mai, le président Sékou Touré a décidé que tout le clergé catholique et protestant de Guinée devait être africanisé avant le 1er juin. Cette mesure est bientôt apparue comme dirigée non seulement contre les prêtres et religieux étrangers mais contre les religions chrétiennes elles-mêmes. En effet, il existait en Guinée un archevêque, 9 prêtres autochtones et 3 ou 4 sœurs voltaïques pour 2 évêques suisses, 73 prêtres et 55 religieux d’origine étrangère pour la plupart français, ainsi que quelques pasteurs protestants : la Guinée comprend 3 diocèses pour environ 10 000 catholiques ; les protestants sont de l’ordre de 5 000. Leur départ imposé avant le 1er juin menace de laisser la plupart des paroisses guinéennes sans clergé pendant longtemps, étant donné le long délai que nécessite la formation de nouveaux prêtres.
Par l’intermédiaire du pro-nonce apostolique de l’Afrique de l’Ouest, du cardinal Zoungrana de Haute-Volta et de l’archevêque guinéen de Conakry, le Saint-Siège a vainement tenté d’obtenir du président Sékou Touré que l’africanisation du clergé soit échelonnée sur un ou deux ans. Ces négociations n’ont pas abouti et le 25 mai un communiqué officiel confirmait que tous les ecclésiastiques non africains devaient avoir quitté la Guinée à la date du 1er juin et que les autorités politiques et administratives du pays devaient prendre toutes mesures appropriées pour que ces départs soient assurés.
L’évacuation a été terminée à la date prévue. Seuls quelques pasteurs américains du corps enseignant auraient été autorisés à demeurer en Guinée.
La hiérarchie catholique espère pouvoir détacher en Guinée un certain nombre de prêtres originaires d’autres États africains (Haute-Volta – Dahomey – Togo) mais un communiqué du 31 mai des dirigeants du parti démocratique de Guinée rappelait qu’un étranger ne pouvait résider en Guinée qu’avec l’autorisation préalable du Gouvernement après avoir satisfait aux règles d’immigration.
Ce communiqué a valeur d’avertissement. Il est révélateur de la suspicion en laquelle les leaders politiques guinéens tiennent les membres du clergé catholique en général, fussent-ils africains. Cette attitude trahit l’inquiétude des dirigeants de Conakry devant le développement d’une opposition interne à laquelle il leur faut trouver des responsables. Dès la seconde quinzaine d’avril, tout le clergé catholique avait déjà fait l’objet d’une mesure d’assignation à résidence. Il lui était reproché de s’être fait l’écho de la population en dénonçant la précarité de la situation alimentaire, conséquence directe de la dégradation continue de la conjoncture économique. Au cours des derniers mois, celle-ci s’est en effet aggravée au point de susciter une agitation intérieure menaçant le régime et son président lui-même dont le prestige et l’autorité sont ouvertement contestés.
Sékou Touré n’avait trouvé jusqu’alors d’autres justifications à ses déboires qu’en dénonçant la coalition des « impérialistes » étrangers et des États africains non progressistes, qui s’acharneraient à provoquer sa chute. C’est aujourd’hui l’action des Églises qui est mise en cause. On voit mal comment cette attitude, qui accentue l’isolement de Conakry, peut créer les conditions favorables au redressement de la situation intérieure en Guinée.