Conférence prononcée à l'Institut des hautes études de défense nationale le 6 mai 1967.
Le Marché commun et la construction de l’Europe
À l’heure actuelle on voit se manifester dans le monde un vaste mouvement de régionalisation, qui tend à constituer dans tous les continents des « groupes intégrés de nations ». La Communauté Économique Européenne issue du Traité de Rome de 1957 occupe incontestablement dans ce mouvement une place de choix. Elle est la manifestation la plus nette de ce regroupement de nations qui s’affirme également en Amérique latine avec l’A.L.A.L.C. et le Marché Commun Centre Américain ; en Asie du Sud-Est avec de multiples projets dont aucun n’a encore abouti jusqu’ici, dans les pays arabes où des unions économiques partielles ont vu le jour, notamment entre la Syrie et l’Égypte, plus récemment entre la Syrie et le Liban, et en 1964, entre la Jordanie, l’Irak, la Syrie, la République Arabe Unie et Koweit. Dans ce mouvement de regroupement des nations, la Communauté Économique Européenne fait donc en quelque sorte figure de pionnier.
À vrai dire ce sont surtout des considérations d’ordre politique qui, à la fin de la dernière guerre, ont incité les peuples d’Europe à s’unir dans une organisation limitée : la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (C.E.C.A.) issue du Plan Schuman (du Traité de Paris de 1951). Ainsi était créé entre les six pays de la Communauté : France, Italie, Allemagne et les trois pays du Benelux (Hollande, Belgique, Luxembourg), un Marché Commun limité au charbon et à l’acier. L’idée de son fondateur, Robert Schuman, était de lutter contre le morcellement de l’Europe en nations trop petites, devenues des proies faciles pour les plus grandes ; il s’agissait surtout de faire cesser l’antagonisme traditionnel entre la France et l’Allemagne qui avait pendant si longtemps empoisonné l’atmosphère internationale en associant, dans une organisation supra-nationale, les charbonniers et les sidérurgistes allemands et français qui, quoi qu’on fasse, sont étroitement solidaires, sont liés par des intérêts communs ; ainsi pouvait-on espérer extirper l’un des principaux germes du conflit traditionnel qui avait opposé la France et l’Allemagne.
Mais sous ces raisons politiques on voyait poindre déjà un certain nombre de raisons économiques poussant au groupement des nations d’Europe. Il s’agissait avant tout de remédier à l’étroitesse de chaque marché national, eu égard à la technique moderne des industries de pointe les plus progressives, c’est-à-dire de celles qui suscitent le plus l’expansion économique et qui sont véritablement à la source de la croissance. Même si chaque marché national — il en est ainsi du marché français et du marché allemand par exemple — a une taille suffisante pour permettre à l’une de ces industries de pointe de fonctionner et de progresser dans des conditions satisfaisantes, il n’en reste pas moins que ces marchés nationaux se révèlent trop exigus pour permettre à deux, trois, voire à un plus grand nombre de ces industries de pointe, de s’installer et de se faire concurrence ; dans la mesure où l’on prétend maintenir une saine compétition entre quelques-unes de ces industries, il fallait, de toute évidence, élargir le marché national à une dimension plus vaste.
C’est ce que réalise la Communauté Économique Européenne (C.E.E.) qui a créé un Marché Commun avec six économies autrefois séparées, six économies cloisonnées qui s’étaient développées chacune pour elle-même isolément. Toutefois la seule suppression des droits de douane entre ces économies, en dépit de l’opinion de certains qui préconisaient alors la création d’une simple zone de libre échange, n’aurait pas suffi. On a voulu aller plus loin et réaliser une véritable intégration des économies ; bref, on a voulu faire avec les six économies nationales en présence un ensemble économique nouveau, une nouvelle grande nation, une nouvelle entité économico-politique.
Mais une nation ce n’est pas seulement un organisme économique, c’est également un organisme politique. C’est pourquoi les problèmes extrêmement nombreux que pose la construction de l’Europe, et qu’il ne peut être question de passer tous en revue, peuvent, semble-t-il être tous étudiés, dans une vision d’ensemble, sous deux perspectives, deux démarches successives ou plus exactement parallèles :
— d’abord comment passer de la simple ouverture des marchés à l’intégration proprement dite des économies,
— ensuite, dans un même mouvement, comment passer de l’intégration des économies à l’union politique.
De l’intégration des marchés à l’intégration des économies
Dès l’origine, presque tout le monde s’est déclaré résolument favorable à la construction européenne. Une telle quasi-unanimité avait de quoi surprendre. Elle s’explique pourtant très aisément. Si tout le monde était d’accord pour construire l’Europe, on était bien loin de s’entendre sur le type d’Europe qu’il fallait construire. La principale divergence, source de toutes les autres d’ailleurs, opposait les « libéraux » qui voyaient dans l’Europe à construire une simple intégration des marchés, aux « structuralistes » qui voyaient dans l’Europe à construire une véritable intégration, une fusion progressive des économies. Cette opposition entre deux familles d’esprit tend à se résoudre aujourd’hui parce que, d’une part on se rend compte de mieux en mieux de l’insuffisance et finalement des dangers d’une simple ouverture des marchés, non préparés, non aménagés ; et d’autre part on comprend mieux la nécessité d’une intégration, d’une fusion progressive des économies.
A. — L’insuffisance, voire les dangers d’une simple ouverture des frontières. Le raisonnement classique libéral est clair : le marché national, désormais trop étroit étant donné la technique moderne, est incapable de fournir aux industries les plus progressives (industrie électronique, aviation, séparation chimique ou isotopique…) les débouchés et les capitaux qui leur sont nécessaires. S’il en est ainsi, le remède est simple : ouvrons les frontières d’abord aux dimensions de l’Europe Occidentale, et puis, lorsque les circonstances s’y prêteront — circonstances politiques notamment — élargissons le marché aux dimensions du monde. Ce qui signifie que l’union européenne n’est, dans cette vision classique libérale, qu’un pis-aller, un « second best », comme on dit aujourd’hui, elle n’est qu’une étape pour arriver, le plus rapidement possible, à la mondialisation des échanges, à la constitution d’un véritable marché mondial. Si l’on ne peut pas parvenir dès aujourd’hui à la mondialisation des échanges, c’est essentiellement pour des raisons politiques et non pas pour des raisons économiques. Sur ce marché élargi, d’abord marché européen puis marché mondial, s’instaurera une division internationale du travail, véritable spécialisation territoriale des nations, dont la science économique classique a, depuis longtemps, montré les bienfaits.
Malheureusement les choses ne sont pas aussi simples et la seule ouverture des frontières risque de déclencher, comme des économistes — Nurkse notamment et le Suédois Gunnar Myrdal — l’ont montré, un double processus à caractère cumulatif : un processus d’enrichissement des pays riches et un processus d’appauvrissement des pays pauvres, qui conduisent finalement à l’accentuation progressive des inégalités économiques et sociales entre les nations.
Autrement dit, bien loin de favoriser l’entente et la collaboration pacifique, la simple ouverture des marchés constituerait un germe de mésentente et de conflits. Or dans le Marché Commun, ainsi que l’a révélé le très important rapport de 1958 sur la situation économique de la Communauté, il existe d’importantes disparités à l’intérieur même de chaque nation, même des plus petites : au Luxembourg il y a disparité entre le sud industriel et le nord qui est couvert de forêts ; en Belgique, disparité entre la région du Borinage et les Flandres ; aux Pays-Bas, entre les Provinces Maritimes et les Provinces Occidentales ; en Allemagne, certaines régions, comme la région Rhéno-Westphalienne, bénéficient d’une exceptionnelle concentration industrielle ; la France se caractérise par la concentration parisienne, véritablement démentielle ; le revenu par tête varie, en prenant la base 100 comme moyenne, de 162 pour la Seine à 60 et même 30 pour la Corse. L’Italie se compose du Mezzogiorno, région sous-développée, et de la région du nord qui est au même niveau que les autres régions industrielles développées de l’Europe.
Or le Marché Commun, résultant de la suppression des barrières douanières, risque de rendre finalement ces écarts de développement cumulatifs. En effet, et c’est le raisonnement de G. Myrdal, dans les régions pauvres les ressources naturelles et les capitaux — par définition — font défaut ; les conditions de vie sont dures, le pouvoir d’achat est insuffisant ; l’activité économique étant très réduite, il en résulte que les salaires sont bas, et la faiblesse même des salaires empêche que les travailleurs soient attirés des autres régions. Il en est de même des taux d’intérêt qui sont peu élevés et ne peuvent susciter l’afflux des capitaux. Un point peut paraître favorable aux régions pauvres : leurs coûts en main-d’œuvre sont faibles, du fait de leurs bas salaires. Ainsi les capitaux pourraient-ils être attirés par l’abondance de main-d’œuvre à bas prix et leurs rendements pourraient-ils être élevés ; seulement, cette main-d’œuvre n’a aucune qualification, sa formation professionnelle n’a pas pu être prise en charge par les Pouvoirs Publics, qui ne sont pas assez riches ; aussi les rendements sont-ils médiocres. Par ailleurs tous les autres frais sont considérables, en raison notamment du caractère sommaire de l’infrastructure économique, de la médiocrité du réseau commercial, de la faiblesse des services fournis par les autorités locales et par les collectivités publiques (voirie, adduction d’eau, d’électricité, hôpitaux, centres sociaux, etc…, insuffisante diffusion dans la masse de la population de l’instruction et de l’éducation ainsi que de la formation professionnelle).
Découragée, la population active de ces régions pauvres émigre vers les régions riches et les rares capitaux dégagés par l’épargne des plus favorisés sont aspirés littéralement par ces régions riches. Les revenus étant très faibles ne dégagent qu’une épargne insuffisante et ne contribuent pas à l’augmentation des recettes fiscales qui seraient nécessaires pour développer les services publics et pour mettre en place l’infrastructure, en l’absence de laquelle toute croissance économique est impensable.
Inversement, et pour des raisons exactement parallèles, les régions riches fournissent, dans un régime de liberté totale des échanges, un milieu particulièrement favorable à la croissance économique ; en effet, par suite de l’afflux des capitaux et des travailleurs, attirés dans les régions riches et développées par les fortes rémunérations qui leur sont offertes, salaires élevés pour les travailleurs, intérêts élevés pour les capitaux, l’activité économique se développe et le pouvoir d’achat des différents groupes sociaux augmente. L’intense activité économique qui est à la source de gros revenus est un facteur d’accroissement de l’épargne, qui peut alors être utilisée à l’équipement industriel de la région, condition indispensable d’un développement ultérieur. L’accroissement des recettes fiscales qui résulte de la hausse des revenus permet alors des investissements d’intérêt public, des améliorations sociales ainsi qu’une meilleure formation professionnelle de la main-d’œuvre, condition, là encore, d’une nouvelle croissance.
Ce double processus cumulatif, d’appauvrissement des régions pauvres et d’enrichissement des régions riches, conduit à un double résultat : sur le plan régional, de très fortes disparités apparaissent, des tensions, résultant de l’agglomération des activités dans des centres qui deviennent rapidement pléthoriques, avec leur contrepartie : de vastes régions désertiques d’où la population s’enfuit.
D’autre part, sur le plan technique ou professionnel, on assiste à la formation de complexes industriels qui exercent ou qui peuvent exercer des effets de domination sur l’ensemble de l’économie.
Pour faire obstacle à un tel processus plusieurs conditions sont nécessaires :
— mettre en place dans les régions sous-développées une solide infrastructure qui soit capable d’accueillir les capitaux et de leur fournir un emploi utile et productif : on parle alors couramment de structures d’accueil entendant par-là l’accueil des capitaux et des travailleurs.
— et puis assurer à la population des pays retardés, par l’éducation et par l’instruction, les qualités d’ordre, de discipline, d’énergie, indispensables à la mise en œuvre des capitaux investis.
Des politiques communes, ou au moins des politiques coordonnées, sont donc nécessaires ; c’est dire que l’intégration proprement dite des économies doit doubler, renforcer, la simple intégration des marchés, laquelle n’est en somme qu’une juxtaposition de marchés différents sans aménagement préalable. L’idée s’impose alors qu’il est nécessaire de procéder à une intégration proprement dite des économies.
B. — Les rédacteurs du Traité de Rome l’ont parfaitement compris. Ils n’ont pas seulement voulu mettre en place un « marché commun européen ». Et ici, une confusion doit être dénoncée, confusion plus ou moins volontairement entretenue par l’utilisation indifférenciée des termes : Marché Commun et Communauté Économique ; on utilise couramment le terme « Marché Commun » pour désigner ce qui est, d’après les termes mêmes du Traité de Rome, une « Communauté », laissant entendre par là que cette « Communauté » se réalisera par la simple mise en place d’un marché commun, c’est-à-dire par la simple libération des échanges. Or, les rédacteurs du Traité de Rome ont voulu mettre en place une « Communauté européenne ». À cette fin le Traité prévoit une harmonisation des politiques nationales et l’établissement de politiques communes. En bref, la C.E.E. doit être davantage qu’un Marché Commun, elle doit être aussi une zone de politique économique commune.
Un calendrier précis d’abaissement des droits de douane entre les pays membres avait été établi qui devrait aboutir, le 1er janvier 1970, à la totale suppression des obstacles douaniers entre les six pays de la Communauté. En fait ce sera avec un an et demi d’avance que ce résultat sera atteint puisque, selon toute vraisemblance (la décision en a été prise), les droits de douane intracommunautaires seront abolis le 1er juillet 1968. Mais, à cette abolition des droits de douane, doivent se joindre des mesures de restructuration de l’ensemble européen selon un programme défini, en vue de réaliser une croissance équilibrée régionalement, en vue d’empêcher la domination des trusts industriels, et en fin de compte en vue de réaliser la véritable intégration sociale telle qu’elle a été définie par Gunnar Myrdal, comme étant la « réalisation de l’égalité des chances ». Comment aboutir à ce résultat ?
D’abord on doit et on peut compter sur l’action des groupes privés. La constitution par-dessus les frontières nationales de groupes industriels puissants ou de groupes fusionnant un certain nombre de firmes de nationalités différentes, la création d’ententes ou de concentrations qui débordent les frontières nationales, créent des liens étroits de solidarité entre les différentes économies, dont on ne peut, à mon sens, méconnaître l’importance. Il convient donc — on s’en rend compte aujourd’hui mieux qu’il y a quelques années où on s’efforçait avant tout de lutter contre ces regroupements — d’encourager de tels regroupements sur le plan des entreprises privées, non seulement en vue de promouvoir la croissance, mais aussi pour permettre à l’Europe qui se forme de lutter sur un pied d’approximative égalité avec les trusts géants américains. Il y a là un problème essentiel. On n’avait pas compris à l’époque que dans la mesure où l’Europe répugne à devenir un bloc autarcique, dans la mesure où l’Europe aspire à être largement ouverte sur l’extérieur, il faut lui donner les moyens d’affronter la concurrence de nations ou de groupes privés appartenant à des nations qui sont déjà structurées et fortes comme le sont les États-Unis et les grands trusts américains ; ou bien l’Europe sera protectionniste, ou bien elle devra abriter des firmes ayant la « dimension atlantique ». Il n’y a pas d’autre solution pour elle si elle ne veut pas disparaître en tant qu’unité économico-politique.
Un danger, pourtant, apparaît : la domination de l’économie par les groupes industriels. Pour l’éviter, il faut prévoir, grâce à des accords entre États nationaux et sous l’impulsion des autorités communautaires, soit une harmonisation progressive des politiques nationales, notamment des politiques monétaires, des politiques fiscales, des politiques sociales, soit l’établissement d’une politique commune. Il y a là, en effet, deux méthodes d’unification économique de la Communauté :
— ou bien on s’efforce, en partant des politiques nationales, de les infléchir, de les rapprocher progressivement, d’où débouche finalement une seule politique ;
— ou bien, autre méthode, qui suit la démarche inverse, imposer une politique commune qui rende finalement inutiles les différentes politiques nationales, la politique commune se surimposant aux politiques nationales et se substituant progressivement à elles : c’est ce qu’on s’efforce de réaliser, aujourd’hui avec la politique agricole commune.
Toutefois il faut bien reconnaître que dans cette direction peu de progrès ont été accomplis. Lors du vote sur le passage de la Communauté Économique Européenne à la deuxième étape — trois étapes ont été prévues par le Traité de Rome — qui devait être décidé par le Conseil des Ministres à l’unanimité, après constatation que les buts essentiels de la première étape avaient été effectivement atteints, le représentant français usa de son droit de veto en prétendant — ce qui était incontestable et ne fut d’ailleurs pas contesté — que les buts essentiels de la première étape n’avaient pas été atteints puisqu’on n’avait rien fait en matière d’harmonisation des politiques. À la suite de ce veto, les autorités communautaires s’efforcèrent en toute hâte de définir les principes d’une politique agricole commune, ainsi que ceux d’une politique européenne de concurrence, réglementant les ententes et les concentrations. Par la suite, le problème du financement de cette politique agricole commune a donné beaucoup de tracas aux experts de Bruxelles. Il a déclenché une crise européenne dont nous sommes sortis il y a quelques mois seulement. Ce problème de financement est aujourd’hui résolu. Mais il faut poursuivre l’œuvre entreprise parce que si l’union économique, c’est-à-dire l’établissement de politique commune ou l’harmonisation des politiques, ne progresse pas parallèlement à l’union douanière (qui réalise la simple liberté des échanges sans organisation préalable) c’est à un « libre échange fictif » que l’on aboutira, c’est-à-dire en fait à la domination des forts sur les faibles, et non pas à un « libre échange réel », c’est-à-dire à ce que doit être un véritable libre-échange, libre-échange réalisé dans un marché organisé qui ne permet pas l’écrasement des faibles par les forts.
Or le but — il ne faut jamais l’oublier — c’est de faire de l’Europe une grande nation, c’est-à-dire une nouvelle entité économico-politique. Mais comment passer de l’intégration de l’économie à l’union politique ? C’est ce qu’il s’agit maintenant d’examiner.
De l’intégration des économies à l’union politique
Beaucoup ont pensé, et pensent encore, que la construction de l’Europe pose le problème — formulé à la façon d’un dilemme — de la primauté du politique ou de la primauté de l’économique. La question est celle-ci : convient-il d’abord de créer des institutions politiques supra-nationales capables d’imposer aux différentes nations-membres une politique économique et une organisation économique ; ou convient-il d’abord d’aménager l’économique, de renforcer les liens économiques entre les nations, la construction politique venant ensuite tout naturellement comme le couronnement de la construction économique ?
Ainsi formulé sous forme de dilemme, c’est là, à mon avis, un « faux problème ». Sans doute, une construction politique, sans base économique solide, est extrêmement fragile. Seulement — et ce sera le deuxième point — en construisant l’économique on construit en même temps le politique. Quoi qu’il en soit, et c’est par là que je terminerai, il semble que l’édification d’une véritable fédération politique européenne n’est pas pour demain parce qu’elle implique finalement l’accord complet sur les buts de la politique extérieure, et que cet accord aujourd’hui est très loin d’être encore réalisé.
A. — D’abord une construction politique sans base économique solide s’avère extrêmement fragile. Qu’entend-on, en effet, par construction politique ? Cette construction politique qui serait le préalable nécessaire, indispensable à toute construction économique ? Il s’agit essentiellement dans l’esprit de ses partisans de créer d’un commun accord un organisme supra-national, ayant donc le pouvoir d’imposer aux différentes nations-membres des décisions de politique économique. Or ces pouvoirs, qui seraient détenus par l’organe supra-national, d’où peuvent-ils provenir, sinon des pouvoirs que les nations possèdent traditionnellement et dont elles acceptent de se dessaisir au profit de l’organisme commun ? Les objections et les difficultés d’une telle création apparaissent immédiatement : d’abord les nations étant ce qu’elles sont, n’accepteront de se dessaisir d’une partie de leur souveraineté que si, à cet abandon, elles trouvent un intérêt pour elles-mêmes ; or elles ne peuvent y trouver un intérêt pour elles-mêmes que si elles sont entre elles économiquement solidaires, la solidarité signifiant très exactement que ce qui profite à l’une profite également à l’autre, et que ce qui nuit à l’une nuit également à l’autre. C’est en somme la communauté à la fois dans la prospérité et dans l’adversité qui est la condition même de cet abandon de pouvoirs nationaux à un organisme supra-national. Car les nations, qui dans le monde actuel, sont de plus en plus interdépendantes, c’est-à-dire qu’elles ressentent fatalement le contre-coup des événements qui surgissent chez les voisines, mais pas nécessairement dans le même sens (et c’est bien là la différence entre l’interdépendance et la solidarité), ne sont solidaires que dans la mesure où, ensemble, elles ont procédé à la restructuration de leurs économies et où cette restructuration est assez profonde pour que toutes ensemble elles aient finalement plus d’intérêts communs que d’intérêts divergents ; ce n’est qu’à cette condition-là que les nations accepteront, non seulement de consentir des abandons de souveraineté à un organisme supra-national, mais surtout de se soumettre de plein gré à une décision communautaire pouvant aller temporairement à l’encontre de leurs intérêts propres.
En d’autres termes, si une décision est prise par l’organisme supranational, c’est-à-dire en fait par la majorité des nations participantes à l’encontre de la minorité, la nation à qui on impose cette décision va immédiatement établir la balance entre : d’une part, ce qu’elle perdrait à appliquer purement et simplement la décision qui vient d’être prise et qu’on lui impose, et d’autre part les inconvénients et les risques qu’il y aurait pour elle à se soustraire à l’obligation d’appliquer la décision en se retirant par exemple de l’organisation commune. Lorsque la nation en question conclura qu’il est préférable pour elle de demeurer, quoi qu’il arrive, membre de l’organisation dans laquelle elle s’est engagée et d’exécuter de bon gré la décision prise, c’est qu’elle aura pleinement conscience des liens de solidarité qui la relient aux autres nations. À ce moment-là, la supra-nationalité pourra s’instaurer et fonctionner normalement, mais à cette condition-là seulement.
B. — Monsieur Robert Marjolin, vice-président de la Commission Européenne, a maintes fois rappelé, d’autre part, qu’en construisant l’économique on construit en même temps le politique. C’est dire qu’il n’est nullement nécessaire de procéder à un véritable coup de force pour imposer la supra-nationalité. La supra-nationalité s’établit d’elle-même d’autant mieux qu’on procède plus discrètement. En effet, l’application de politiques purement économiques conduit à des abandons quasi automatiques des pouvoirs souverains des nations, d’une manière discrète et dissimulée, mais non moins efficace. De ce fait on peut donner plusieurs exemples qui semblent particulièrement convaincants :
— D’abord l’exemple de la politique agricole commune. La politique agricole commune adoptée par les six pays de la Communauté a pour base la fixation d’un prix unique européen du blé en unité de compte, dont la valeur est celle du dollar américain. Les six pays d’Europe se sont engagés à respecter le prix ainsi fixé. Ce simple fait, qui est une décision économique, rend pratiquement inutile sinon impossible, en tout cas sans intérêt, toute mesure unilatérale de dévaluation de sa propre monnaie par l’une des six nations. Si une nation décide de dévaluer sa monnaie pour une raison ou pour une autre, cette dévaluation signifierait que, pour elle, le prix européen du blé, exprimé dans sa propre monnaie dévaluée, se serait élevé d’un taux égal au taux de dévaluation de sa monnaie. D’où des répercussions sur les salaires, à la suite de revendications syndicales, et sur le coût de la vie. L’avantage attendu d’une telle mesure de dévaluation unilatérale serait donc automatiquement compensé par la hausse du prix dans la nation considérée. Voilà donc l’un des attributs essentiels de la souveraineté nationale, celui de fixer et éventuellement de faire varier la valeur de la monnaie, qui se trouve pratiquement enlevé aux États membres. Bien plus, si une dévaluation unilatérale est devenue, sinon totalement impossible, du moins sans intérêt, donc improbable, cela signifie en fait qu’un taux de change fixe se trouve désormais établi entre les différentes monnaies européennes. Donc, une monnaie unique européenne est en voie de s’établir, du fait de la simple fixation d’un prix européen du blé en monnaie de compte. De la même manière, l’établissement de la libre circulation des capitaux entre les « Six », empêche pratiquement l’un d’entre eux de procéder à des mesures de nationalisation de certaines industries ou de certains secteurs : la nationalisation décrétée par un seul pays provoquerait immédiatement la fuite des capitaux privés dans un autre pays membre ; également, l’établissement de la libre circulation des biens entre les six pays de la Communauté rend inefficace toute mesure nationale de défense contre l’emprise des capitaux américains sur les firmes européennes en difficulté. Si les capitaux américains sont refoulés par des mesures nationales, (le cas s’est produit en France où une usine Ford n’a pas eu l’autorisation de s’installer à Strasbourg) ils iront s’investir… en Belgique par exemple ; de Belgique, les produits de cette industrie, à la faveur de la suppression des obstacles aux échanges de marchandises entre les pays de la C.E.E., viendront concurrencer sur le marché français les biens produits par les industries similaires françaises. La seule défense efficace contre l’emprise des capitaux américains sur les firmes européennes, est une défense collective : il ne peut y avoir de défense purement nationale.
— Autre exemple : le tarif extérieur commun établi au pourtour de l’espace de l’Europe des Six va procurer des recettes qui tôt ou tard seront versées dans un budget commun. En effet, du jour où le tarif extérieur commun prendra la place — le 1er juillet 1968 — des tarifs nationaux, les recettes douanières devront logiquement cesser d’être des recettes nationales. Il n’y a en effet aucune raison pour qu’une marchandise importée d’Angleterre, par exemple, à destination de l’Italie par le port hollandais de Rotterdam, procure des recettes douanières à la Hollande, recettes qui viendraient grossir l’actif de son budget. Logiquement, (le Traité de Rome a prévu cette éventualité), il s’agira de recettes communautaires. Le problème se posera de savoir comment utiliser ces recettes communautaires ? Comment utiliser ces fonds qui seront, selon les évaluations, considérables ?
Ceci implique des décisions sur l’orientation à donner aux structures européennes, notamment aux structures agricoles demeurées archaïques, et en fin de compte une programmation en vue de la restructuration de l’ensemble européen. Or une programmation est une œuvre en grande partie politique.
S’il est exact que des décisions économiques grignotent peu à peu les pouvoirs souverains des nations au profit des organismes communautaires, peut-on conclure que l’Europe tend insensiblement à devenir un véritable État fédéral ?
C. — À cette question on peut répondre oui et non. Oui en ce que les pouvoirs des autorités communautaires tendent à s’accroître et les pouvoirs des États nationaux à se réduire, du fait de la construction économique de l’Europe. Une sorte d’État fédéral européen tend à s’instaurer, les nations membres devenant progressivement les États fédérés de la future Fédération européenne. Mais il convient de préciser que cette sorte de fédération européenne se réalise dans un sens exactement opposé aux fédérations politiques existantes : jusqu’à maintenant, toutes les fédérations politiques que nous connaissons, par exemple la Suisse et même les États-Unis, sont devenus États fédéraux par remise à l’autorité commune de tous les pouvoirs des États membres concernant la politique extérieure, c’est-à-dire la conclusion d’accords diplomatiques, les guerres, la signature de traités de paix, etc… La véritable fédération politique classique fait de l’État fédéral une personne de droit international, qui peut engager des négociations diplomatiques, signer des traités, assurer la défense extérieure, etc… Or la Fédération européenne qui se réalise chaque jour sous nos yeux comme conséquence de la construction progressive de l’économie est d’un type nouveau : c’est la politique économique et l’organisation interne qui sont progressivement du ressort des autorités européennes, tout ce qui touche à la politique extérieure demeurant, jusqu’à maintenant, le domaine réservé des nations. Il s’agit donc — et le terme a été employé par Robert Marjolin — d’une « fédération politique à rebours ». Pour que l’Europe devienne une véritable fédération politique, prenant des décisions de politique étrangère, il faudra sans doute beaucoup de temps encore. Il apparaît bien que l’Europe n’est pas mûre aujourd’hui pour cela car les États ne consentiront jamais à remettre à un organisme commun, statuant à la majorité, le droit de prendre des décisions de politique extérieure ; ils ne l’accepteront que s’ils sont d’accord sur les buts essentiels de cette politique extérieure. Or nous devons bien constater qu’à l’heure actuelle les six pays de la Communauté ne sont d’accord sur à peu près aucun des problèmes essentiels de politique extérieure :
— il y a divergence d’abord au sujet de la question de la réunification de l’Allemagne dont dépend — il faut bien le dire — le sort de l’Europe ;
— divergence également au sujet des relations de l’Europe avec les États-Unis : alors que l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas sont en faveur d’un alignement sur les États-Unis, la France prétend conserver à l’Europe son entière indépendance. Pourquoi ?
C’est que l’Allemagne s’imagine — s’imaginait plutôt du temps du Chancelier Erhard — à tort ou à raison, qu’en s’alignant totalement sur Washington, elle obtiendrait, en raison du rapprochement qui s’esquisse, à la faveur de la montée de la Chine, entre les États-Unis et la Russie, qu’elle obtiendrait finalement sa réunification.
Les Pays-Bas pensent surtout à leur commerce. Ils possèdent — seul pays d’Europe dans cette situation — des trusts comme Shell, Unilever, Philips, etc… qui sont à la taille des géants américains. L’Italie, qui sort à peine d’une crise, a besoin, pour restaurer son économie, des capitaux américains.
Alors, presque seule, la France veut conserver son indépendance et l’indépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis.
Comment dans ces conditions-là s’imaginer que des nations, encore si divisées sur les buts essentiels d’une politique extérieure commune, puissent s’en remettre à un vote majoritaire pour décider de cette politique ? Il ne faut donc pas être pressé. Il convient d’avancer progressivement, pas à pas, dans la voie de l’intégration économique qui, renforçant la solidarité entre les « Six », fera apparaître finalement bien plus d’intérêts communs que d’intérêts divergents. Et un jour viendra alors où cette solidarité sera tellement profonde que tout naturellement une institutionnalisation s’effectuera, consacrant simplement une situation de fait, et ce sera alors la Fédération politique européenne. ♦