L'auteur vient de publier le premier volume de son autobiographie sous le titre de Mémoires d'une Européenne. Elle prépare le second volume qui paraîtra en octobre prochain (Éditions Payot) et portera sur la période 1919-1934. Au cours de cette période, l'un des nombreux voyages de l'auteur à travers l'Europe l'amena à Moscou où elle fut reçue par Georges Tchitcherine, Commissaire du peuple aux Affaires étrangères. Signalons que ces entretiens eurent lieu en septembre 1921, c'est-à-dire au moment où les dirigeants du Kremlin s'interrogeaient sur le maintien de la NEP (Nouvelle politique économique) et supputaient ses résultats. Un an plus tard, Tchitcherine devait négocier avec l'Allemagne l'accord de Rappallo.
À travers les livres - Mémoires d’une Européenne : « Entretiens avec Georges Tchitcherine en 1921 »
Hésitante, je me rendis aux audiences que m’avait fixées Georges Tchitcherine. Le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères recevait au Narcomindiel entre 8 h du soir et 4 h du matin. Encore un camarade chez lequel les prisons avaient distordu l’univers du temps.
– C’est un analyste minutieux des situations politiques, mais tout à coup son instinct le domine et il se passionne comme un fou, disaient, de Tchitcherine, ses proches.
Au fond du repaire tapissé de paperasses qui lui servait de bureau, je vis, aussi laid que distingué, un petit homme roux me dévisager de ses yeux marrons. Il était mal fait, sarcastique, et semblait suprêmement intelligent.
Rübezahl, l’astucieux génie de la Lorelei, ne devait pas être bâti autrement. D’abord, Georges Tchitcherine voulut me prouver son érudition en me posant sur l’histoire de France une question qui me laissa coite et prit ensuite beaucoup de plaisir à me signifier :
– Vous n’en saurez autant qu’après 15 ans « d’université ».
Les Bolcheviks, entre eux, appelaient ainsi leurs années de prison. Je sentis que, cette fois, l’heure avait sonné pour moi de quitter Moscou. Mais l’ironie de mon Rübezahl était assaisonnée d’une si bonne éducation que je me permis de lui répondre :
– À choisir, c’est plutôt l’histoire de la Russie que j’apprendrais dans vos cachots. Auriez-vous l’obligeance de m’en donner par avance une petite leçon, s’il-vous-plaît ?
– S’il-me-plaît ? enchaîna-t-il. Mais certainement. Louis XIV m’y aidera, ne vous en déplaise. Vous souvenez-vous de Lebrun, peignant l’accueil que le « Roi Soleil » avait réservé aux ambassadeurs de la République de Zurich ? Le contraste voulu par l’artiste entre la splendeur de la Cour et la rusticité des Suisses m’a toujours saisi. Sans se départir un instant de leur dignité, les frustes Zurichois sollicitaient l’aide du plus luxueux monarque d’Europe. Nous sommes dans le même cas que ces ambassadeurs, nous les révolutionnaires, pauvres et fiers qui, sans abandonner nos doctrines, sollicitons la collaboration du monde moderne afin de donner à la Russie un renouveau d’éclat.
Rallié à la NEP (la Nouvelle politique économique de Lénine), Tchitcherine me décrivit comme suit la situation intérieure du pays :
– Il est désirable que vous expliquiez à l’Europe la nouvelle politique économique de la RSFSR (République socialiste fédérative soviétique de Russie), laquelle prévoit le rétablissement du commerce privé, des banques, l’octroi de concessions. Pendant la période assez longue qui nous sépare encore de la révolution mondiale, il nous faut expérimenter des modèles de coopération entre l’économie communiste et l’économie capitaliste. Expliquez-lui aussi que les mesures agraires que nous avons prises constituent un phénomène historique de premier plan. Les paysans forment la grande majorité de notre population. Impossible de gouverner contre eux. Mais c’est le prolétariat urbain qui dirige la révolution. C’est lui qui trace la ligne à suivre, diagonale résultant d’un compromis entre les forces antagonistes actuellement en présence. Si les paysans se montrent suffisamment intéressés au maintien de nos dispositions, les résultats acquis par la révolution se consolideront. Les cités sont incapables de créer seules la forme de notre économie. De plus, un État moderne ne peut pas se développer dans l’isolement. La NEP veut que le prolétariat reste au pouvoir et continue sa politique de classe, mais elle sait que pour le moment ces intérêts de classe exigent les compromis dont je vous parle. À la première période révolutionnaire, caractérisée par des attaques violentes contre la bourgeoisie mondiale, succède maintenant une deuxième période d’organisation pacifique. Le capitalisme étranger doit comprendre que ce n’est ni fantaisie, ni machiavélisme de notre part que de l’inviter à notre table, mais la logique même de la révolution. Nous avons dressé le couvert. Si l’invité tarde à venir, il faut croire qu’il n’a pas compris les causes profondes de notre évolution.
– Non. S’il ne se précipite pas vers votre table, c’est que les mets qui y fument ne sentent pas assez bons.
Tchitcherine ne s’attarda point à ma réticence. Il continua :
– Notre politique extérieure est l’expression de notre nouvelle politique économique que je considère comme un « Thermidor prolétarien ». Notez, je vous prie, qu’à aucun moment nous n’avons été menacés. Notre situation n’a jamais été précaire.
– Alors pourquoi ces essentiels changements ?
– Nous ne voulons pas végéter. Nous voulons nous développer, comme la ville de Zurich.
Tchitcherine ne me dissimula pas que les discussions faisaient rage dans les cénacles du parti et même entre protagonistes de la NEP sur l’opportunité d’assouplir le monopole du commerce extérieur. C’est que l’introduction par accords commerciaux privés, de quelques milliers de paires de chaussures ou de boîtes de lait pouvaient, en effet, provoquer un choc social tel que la révolution n’y aurait pas résisté. Cela, mon Rübezahl ne me l’avoua point, mais telle était la vérité. La propagande communiste avait beau prétendre que le blocus de la Russie par les États bourgeois était responsable du malheur général, rien n’était plus faux. C’était le régime lui-même, trop faible pour supporter la moindre injection de bien-être capitaliste qui veillait à la fermeture des frontières. Lénine, inventeur de la NEP, voulait à tout prix maintenir ce monopole. Il était bien trop dangereux que l’amélioration éperdument souhaitée par la masse pût venir de l’étranger. C’était à la révolution d’assurer l’élévation du niveau de vie. Tant pis s’il lui fallait du temps, beaucoup de temps !
– Rappelez-vous, enchaîna Tchitcherine soucieux, les causes de la grandeur de Richelieu. En contractant alliance avec les États protestants pour combattre l’Autriche, il inaugurait une politique extérieure fondée sur des convenances matérielles et renégates à la foi catholique. Nous jouons la même partie. Nous tentons de nouer avec l’étranger des relations à base d’intérêts et non pas de doctrine.
– Vous abandonnez donc la IIIe Internationale ?
– Après s’être identifiée à la sienne, notre politique en diffère aujourd’hui. Alors qu’en 1919, Litvinof et Karakhan appartenaient au bureau du Comité exécutif de l’Internationale communiste (Comintern [Komitern]) et que moi-même, j’en préparais le premier Congrès, aujourd’hui, le personnel du Narcomindiel n’a plus rien de commun avec celui du Comintern. La séparation est consommée. Il fallait un conservatoire de la doctrine. Les ministères d’action quotidienne sont contraints à trop de variantes.
– Selon vous, quels sont les étrangers les plus compréhensifs ?
– J’hésite entre les Anglais et les Allemands. L’Angleterre espère apprivoiser le communisme et l’Allemagne l’exploiter.
– Et l’Orient ?
Nous étions à la veille de la Conférence de Washington où, sous la houlette du président américain Warren Harding, devaient se discuter, en l’absence de la Russie, les problèmes du Pacifique, y compris celui de l’emprise japonaise en Sibérie et en Chine.
Le Commissaire du Peuple aux Affaires étrangères de la RSFSR m’expliqua :
– Alors que nous désirons collaborer avec le monde antagoniste d’Occident, la Troisième Internationale continuant, elle, à travailler pour la révolution mondiale, nous estimons qu’en Orient notre politique doit être autre. Là-bas, la libération des peuples par la création d’États nationaux bourgeois est le problème du moment. Voyez la Turquie, la Perse, l’Afghanistan, les Indes. Impossible de compter sur leurs partis communistes comme sur des groupes d’action immédiate. Tout au plus forment-ils de petits noyaux révolutionnaires d’avenir. Amitié et désintéressement économique résument notre attitude vis-à-vis de ces États. Leurs richesses sont immenses, mais nous dédaignons les bénéfices qui pourraient découler de leur domination pour prêter tout notre appui à leur développement intellectuel et technique.
– Vous y constituez des réserves d’énergies communistes pour plus tard ?
– Parlons plutôt de la Mongolie, me proposa Tchitcherine. Nous n’y avons pas rencontré l’Angleterre. Nos méthodes ont pu s’y déployer librement.
Et mon Rübezahl se lança dans la plus étrange histoire du monde :
– À Ourga, capitale de la Mongolie, règne, sous la suzeraineté chinoise, un Bouddha vivant, sorte de second dalaï-lama. Des prêtres dirigent la contrée que des princes nomades parcourent. Près de la moitié de la population est claustrée et ne s’occupe que d’atteindre le nirvana. Lorsque les derniers soldats d’[Alexandre] Koltchak [un des leaders des forces antibolchéviques], conduits par le baron Ungern-Sternberg, occupèrent la Mongolie, ils y rencontrèrent des émissaires et des instructeurs militaires japonais qui, bouddhistes eux-mêmes, gagnaient assez facilement la confiance des lamas. Se gardant de contrarier les Mongols, le baron [Roman von] Ungern-Sternberg se fit même le champion de l’idée panmongole et comme tel, combattit le bolchevisme qui progressait dans ces confins. Il occupa Ourga et détint le Bouddha vivant dans une semi-captivité. Il publia même des décrets en son nom et se fit passer pour un saint. Mais déjà, encadrés par ses gardes blancs, les soldats mongols gémissaient sous sa domination. Le Bouddha vivant, s’agitait, impatient. La compagne du Bouddha surtout, dame fort énergique, supportait mal l’asservissement au baron. Prêtres et princes réagirent. Des moines écrivirent des traités pour décrire l’identité du vrai bouddhisme et du vrai communisme. À la frontière de la Sibérie se concentra le Parti révolutionnaire mongol qui, dirigé par des intellectuels, poussa bientôt ses ramifications dans tout le pays.
Quand les hommes d’Ungern-Sternberg attrapaient un membre du parti ils lui infligeaient les pires tortures. L’été dernier, au cours de la nouvelle poussée des Japonais en Extrême-Orient, Ungern-Sternberg nous attaqua. Il projetait de couper le chemin de fer qui reliait la République d’Extrême-Orient à l’arrière-pays sibérien. Nous ripostâmes par un raid de cavalerie et nous prîmes Ourga. La cavalerie russe soviétique, les troupes de la République populaire d’Extrême-Orient et les troupes rouges mongoliennes occupèrent les principaux centres de la région. Les forces d’Ungern-Sternberg furent anéanties et lui-même fusillé en vertu d’une sentence du tribunal populaire russe d’Irkoutsk. Le pouvoir appartient maintenant en Mongolie au Parti populaire révolutionnaire. Il ne ferme pas les cloîtres et entretient, à la satisfaction des populations, d’excellents rapports avec le Bouddha vivant. Les résultats de cette politique sont considérables. Au Sud de notre immense frontière asiatique existe un gouvernement que nous considérons comme notre allié naturel.
Telle était la version que mon Rübezahl me présenta d’événements dont je n’avais aucune idée. Les récits de [l’écrivain et aventurier Ferdynand] Ossendovski la démentirent. Par la suite, le Bouddha vivant et les lamas furent liquidés par les Soviets avec la férocité que l’on sait.
– Que dit Pékin ? m’enquis-je.
– Vous n’ignorez pas comment les choses se passent dans le « Céleste Empire ». Le général chinois qui s’intéressait à la Mongolie, le célèbre Tchan Tso-Iing, en avait été nommé gouverneur par Pékin. Ungern-Sternberg ayant quitté la Mongolie, Tchan voulut y entrer. Nous lui proposâmes notre médiation sur la base de l’autonomie de la Mongolie, sous la suzeraineté de la Chine. Mais le général Ou Pei-fou [Wu Peifu] ayant commencé d’opérer dans la Chine centrale, Tchan Tso-ling dut y expédier son armée pour le combattre. Notre offre de médiation reste en vigueur.
Mao Tsé Toung [Zedong] ne s’était encore manifesté qu’auprès de quelques intimes. Georges Tchitcherine ne le connaissait pas.
Lorsque nous nous quittâmes, le Commissaire aux Affaires étrangères de la RSFSR savait que je plaiderais pour l’aide immédiate aux régions sinistrées. Il savait aussi que j’estimais l’état actuel du pays trop précaire pour conseiller aux étrangers de s’y engager dans des entreprises de longue haleine. Il savait encore qu’objective, je décrirais les événements avec exactitude. Il savait enfin que j’avais retenu, comme important entre tous, le passage de son discours relatif à la Troisième Internationale. Ses affirmations sur la répartition des tâches entre communistes étaient certes trop catégoriques. L’Internationale ne se scindait pas encore du gouvernement et le gouvernement continuait, à l’étranger, sa politique de classe. Les instructions secrètes reçues par les diplomates soviétiques, à l’occasion du 7 novembre, jour anniversaire de la Révolution, m’en donnèrent ensuite la preuve.
Mon enquête eût exigé encore des conversations avec les délégués des partis communistes afghan, hindou, persan, mongolien, chinois, coréen, japonais, avec les propagandistes russes qui se préparaient à porter la nouvelle parole au-delà de l’Oural et de la mer Caspienne. J’aurais su les dénicher, mais du coup j’aurais été fourrée à l’« université » pour une curiosité dite contre-révolutionnaire. L’heure du retour avait sonné vraiment. ♦