4 hommes et leurs peuples. Sur-pouvoir et sous-développement
Comme il arrive souvent, c’est le sous-titre et non le titre qui indique la véritable substance de l’ouvrage. La question traitée par l’auteur est des plus importantes, tant pour les relations actuelles entre les peuples que pour leur avenir. Les pays sous-développés devenus indépendants traversent, au moment où ils abandonnent les institutions coloniales pour adopter des structures nationales, une crise dont la gravité résulte à la fois de la brutalité du changement, de l’incapacité des masses à jouer leur rôle et, par suite, de la nécessité d’une autorité forte, indiscutée, dictatoriale. C’est alors que se produit la rencontre entre une situation sociologique complexe et la personnalité éminente d’un homme, capable d’assumer les charges du moment, ou tout au moins prétendant l’être. La tentation est grande, pour cet homme en quelque sorte providentiel, de se croire investi d’une mission et animé d’un souffle supérieur ; elle l’est aussi pour le peuple, volontiers crédule et transposant au domaine politique des croyances surnaturelles. D’où le caractère charismatique du pouvoir personnel qui s’impose et se trouve, non seulement reconnu, mais désiré et acclamé par les foules. D’où, à l’extrême, la « divinisation » du leader, à laquelle celui-ci se prête ou qu’il encourage.
Il est hors de doute que la personnification du pouvoir, dans ces États naissants, a un côté bénéfique. Il n’en est pas moins certain qu’elle ne peut jouer qu’un rôle d’amorçage d’institutions réellement démocratiques, dès que le peuple est capable de les comprendre et de les appliquer. Mais il arrive que le moyen à long terme se change en objectif immédiat ; toute opposition étant écartée, combattue ou réprimée, l’opinion ne fait nullement l’apprentissage de la dialectique indispensable parti-État. La dictature conduit donc à un résultat négatif, parce que privatif, parce que stérilisant, quelles que soient les intentions initiales et les qualités durables du leader.
L’étude de Jean Lacouture, qui s’illustre des quatre exemples de Gamal Nasser (Égypte), Habib Bourguiba (Tunisie), Norodom Sihanouk (Cambodge) et Kwame Nkrumah (Ghana), s’ordonne autour de ce thème, mais le déborde largement ; elle fourmille de formules heureuses et frappantes, d’aperçus intelligents, de thèses secondaires qui l’enrichissent. L’auteur connaît la question dont il traite, a vu personnellement les leaders dont il parle, dispose donc d’une large expérience qui lui permet de porter témoignage. Sa thèse, volontairement schématisée, est défendue « à chaud », c’est-à-dire en un temps où le phénomène qui la fait naître est encore très actuel. Son explication est donc une hypothèse, qu’il nous semble utile d’approfondir et de confronter aux faits du proche avenir. ♦