Aucune puissance, si du moins elle entend continuer à exercer des responsabilités à l’échelle mondiale, ne peut ignorer les problèmes du développement du transport aérien dans les années qui viennent. Aussi la France se doit-elle d’avoir une politique conforme à l’évolution des choses en ce domaine dans le monde et même une politique d’avant-garde ; or cela est parfaitement possible étant donné ses qualifications et l’expérience qu’elle a acquise au cours des cinquante dernières années en cette matière.
Parmi les activités qui se sont développées dans le monde depuis 1945, le transport aérien est celle qui a connu le taux de croissance le plus spectaculaire. Alors que, d’une façon générale, celui-ci se situe, dans les industries en expansion, entre 3 et 5 % — des valeurs de 6 à 7 % apparaissant comme exceptionnelles sinon même dangereuses et de tendance inflationniste — le transport aérien dans le monde s’est développé au cours des 25 dernières années au rythme moyen de 12 à 14 % par an, ce qui est absolument extraordinaire.
La constatation de tels taux dans les années d’après-guerre a d’abord conduit à penser qu’il y avait peut-être là un phénomène dû à une certaine stagnation pendant les années de guerre mais que ce phénomène ne tarderait pas à s’amortir. Or, non seulement ces craintes se sont avérées injustifiées en ce qui concerne le taux de développement du transport passagers, mais encore le domaine du fret lui-même a subi un développement qui s’est traduit par des taux de croissance de l’ordre de 25 % par an.
Je n’hésite pas à affirmer que cette expansion n’est pas près de subir une baisse et ceci pour de nombreuses raisons :
— La première tient tout naturellement à l’accroissement explosif de la population du monde, d’où résulte un embouteillage croissant et de plus en plus inextricable des voies de surface. Or, quels que soient les efforts actuellement déployés ou à venir en vue d’améliorer les communications par les voies de surface, ces dernières ne seront pas en mesure de faire face aux besoins croissants du transport et des déplacements ; le recours à la voie aérienne sera de plus en plus impératif.
— La deuxième tient à l’accroissement très rapide des besoins de communications pour des raisons économiques, industrielles et politiques entre les hommes situés un peu partout dans le monde.
— Enfin, l’accroissement des revenus permet d’en appliquer une part croissante aux voyages et au tourisme et d’exiger une utilisation à plein rendement du temps disponible impliquant l’élimination des délais improductifs.
En bref, cet ensemble de facteurs importants tend à consolider la perspective d’un développement très rapide du transport aérien que les experts estiment de l’ordre de 11 à 13 % par an jusqu’en 1980. Ceci signifie qu’il sera nécessaire de disposer d’au moins 3 fois plus de sièges-kilomètre en 1980 qu’en 1970, et 5 fois plus en 1985.
Or ce développement — et c’est là ce qu’il faut souligner — il faut s’attendre à le voir se produire dans un certain nombre de domaines diversifiés comme c’est la règle pour tout moyen en développement.
Quatre voies lui sont ouvertes :
• l’accroissement des vitesses, autrement dit le domaine du transport supersonique,
• l’accroissement des capacités, c’est-à-dire l’entrée en service de véhicules aériens de dimensions beaucoup plus importantes, l’exemple récent le plus spectaculaire étant la mise en service du Boeing 747,
• le rapprochement de la voie aérienne des centres de population dense ainsi que des centres urbains, rendu possible par le développement de nouvelles familles de véhicules se contentant de plates-formes plus petites et connus généralement sous le nom de STOL (short take off and landing),
• le rapprochement de la voie aérienne (ou son accessibilité) de communautés plus petites et plus dispersées, problème connu aujourd’hui sous le nom de « transport de troisième niveau ».
Sur ces quatre voies ouvertes au développement, je voudrais apporter ici quelques indications et quelques réflexions.
* * *
1) Le transport supersonique.
Pour ce qui est du transport supersonique, on sait que la France est en bonne place et qu’elle s’est lancée résolument dans cette nouvelle aventure avec le Concorde, développé en coopération avec l’industrie britannique et une participation du Gouvernement britannique au financement de l’opération. En fait, la mutation du transport aérien en supersonique était, à mon sens, inéluctable. Rappelons-nous ce qui s’est passé depuis le début de l’aviation de transport : les vitesses ont sans cesse augmenté de façon continue jusqu’à cette butée que constituait la vitesse du son, c’est-à-dire une vitesse de croisière de l’ordre de 1 000 km à l’heure. À ce seuil, il y eut un temps d’arrêt.
Le franchissement du mur du son, en effet, s’il ne présente plus aujourd’hui de difficultés techniques insurmontables, n’en pose toujours pas moins un ensemble de problèmes très sérieux et il faut souligner combien le développement d’un appareil comme Concorde représente d’efforts sortant de l’ordinaire.
Quelques chiffres permettront de mesurer le caractère ardu de l’entreprise :
Le budget de développement va se situer autour de 10 milliards de francs actuels, soit à un niveau environ 5 fois supérieur à celui d’un type d’appareil de transport classique. Ce chiffre englobe l’ensemble des dépenses nécessaires à la sortie en série d’avions certifiés, c’est-à-dire acceptés pour le transport aérien : études, prototypes, essais, certification, outillages.
Quant aux délais nécessaires, rappelons les étapes de la réalisation :
— lancement du programme en 1962,
— signature de l’accord entre les gouvernements anglais et français en novembre 1962,
— certification et entrée en service prévues en 1974.
Le cycle de développement s’étend donc sur une douzaine d’années, soit plus du double du cycle normal de développement d’un avion subsonique classique.
Ceci vous situe l’ampleur et la difficulté des problèmes qui sont, répétons-le, parfaitement maîtrisables, mais qui ont nécessité la mise en œuvre de moyens considérables.
En contrepartie de tels efforts, se posait la question de la rentabilité d’une telle opération, aujourd’hui encore controversée. Mais il en est ainsi de toute entreprise moderne qui, à peine projetée, fait surgir les contestataires, dont certains avancent d’ailleurs parfois des arguments valables. Il est en effet toujours possible d’estimer que les mêmes dépenses, les mêmes ressources pourraient être affectées avec de meilleurs rendements ou avec une plus grande utilité sociale ou politique à des développements d’autre nature.
Mais de toute façon, l’ouverture du domaine supersonique s’imposait, tôt ou tard. Tout d’abord c’est une loi humaine qu’à partir du moment où une chose apparaît réalisable, l’homme n’envisage pas de ne pas la faire et qu’il tente même « l’impossible pour la rendre possible ». Or, en l’occurrence, il s’agissait d’un projet offrant de telles possibilités de diminution de durées de déplacement sur des parcours à longue distance, qu’un jour ou l’autre il se serait imposé. Je pense donc que c’est une bonne chose pour l’Europe d’avoir pris l’initiative dans ce domaine. D’ailleurs la Russie soviétique aussi a pris une initiative de même nature avec le Tupolev 144 et c’est pour nous un très grand réconfort et un très grand appui dans le développement de Concorde de savoir que nous ne sommes pas les seuls à nous engager dans cette voie.
Du côté américain apparaît une certaine hésitation, d’autant plus compréhensible que les États-Unis ont affecté un énorme budget aux développements spatiaux, ce qui les empêche de poursuivre tous les efforts en même temps. Aussi, à partir du moment où les États-Unis se sont rendu compte que l’opération Concorde d’une part et l’opération Tupolev d’autre part étaient bien lancées, il leur est apparu préférable de prendre un peu de distance et de lancer un programme de supersonique qui constituera la deuxième génération.
Examinons un instant, si vous le voulez bien, les critiques entendues à propos du Concorde.
En premier lieu viennent le bruit et le bang. Il est certain qu’en raison de la puissance considérable nécessaire pour le décollage de tels appareils, on ne peut affirmer actuellement que l’on n’obtiendra pas un niveau de bruit supérieur à celui des appareils classiques. Mais d’une part, les grandes plates-formes pour les vols supersoniques sont situées assez loin des villes, d’autre part, les vols seront sensiblement moins fréquents et ne représenteront qu’un pourcentage limité de l’ensemble des vols long-courrier. Je ne pense donc pas que cet argument puisse être sérieusement retenu.
Pour le bang par contre, nous ne pouvons pas estimer actuellement d’une façon précise le degré de nuisance, mesurable à l’usage seulement. Mais nous pouvons affirmer en toute certitude qu’il existe un domaine d’exploitation long courrier au-dessus des océans tel que nous en avons pour des années à exploiter ces parcours et que par conséquent l’interdiction de vol supersonique au-dessus des zones habitées ne représente en rien un inconvénient. Il faut savoir, en effet, qu’avant d’atteindre la vitesse supersonique il faut un certain temps d’accélération : c’est ainsi que l’appareil décollant de Paris, n’aura pas atteint la vitesse supersonique avant d’être déjà au-dessus de la mer. Inversement, il faut un temps de décélération à l’arrivée ; sur un parcours tel que Paris - New York, le problème du bang ne se pose donc pas.
Quant aux parcours comportant un franchissement de zones habitées plus long, il est parfaitement possible de les survoler en subsonique ; aussi, le jour où le Concorde aura vu son rayon d’action augmenté pour lui permettre la liaison directe Rome - New York, il est parfaitement concevable que la première partie du parcours soit faite en subsonique et que l’accélération supersonique ne soit donnée qu’ultérieurement. En effet, la conception aérodynamique de l’appareil est telle que sa consommation spécifique (la consommation au kilomètre) n’est pas plus grande en vol à Mach 0,9 qu’en vol à Mach 2 ; ceci permet donc de choisir la vitesse appropriée et notamment de mettre un peu plus de temps sans pour autant réduire le rayon d’action.
Je n’ai mentionné jusqu’ici que les parcours atlantiques, mais le Pacifique est un domaine immense, largement ouvert à l’exploitation des vols supersoniques et où le transport aérien connaît une extension plus rapide.
Quelques précisions s’imposent concernant l’aspect économique de l’exploitation. Je ne crois pas qu’il soit raisonnable d’envisager l’utilisation d’un appareil comme le Concorde avec un aménagement en deux classes. La capacité de l’appareil étant limitée aujourd’hui à environ 120 places, il doit être consacré exclusivement à des vols dits de première classe ; ce que l’on vend en effet comme « supplément » dans un appareil ayant de telles performances c’est une réduction appréciable du temps de parcours. La durée du trajet transatlantique sera réduite de l’ordre de trois à quatre heures par rapport au parcours en subsonique et le parcours transpacifique le sera de six heures environ : un tel gain de temps est d’une importance très appréciable pour toute la clientèle des hommes d’affaires et des personnalités qui sont en déplacement professionnel. Ceci justifie à mon sens de considérer que les services du Concorde en font un transport de 1re classe avec les tarifs correspondants. S’il en est ainsi l’exploitation de l’appareil doit être rentable.
Où en est le développement du programme (1) ?
Les prototypes ont commencé à voler en Angleterre et en France au début de l’année 1969. On a maintenant exploré le domaine des vitesses jusqu’à un peu plus de Mach 1,5. Actuellement les appareils subissent des transformations, d’ailleurs prévues, en particulier pour rendre variable la section de l’entrée de l’air nécessaire au-delà d’une certaine vitesse supersonique. Dans la deuxième partie de cette année, nous finirons l’exploration du domaine jusqu’à Mach 2.
Les appareils de présérie doivent voler en 1971 : leur masse maximale sera plus élevée ; en effet le développement des moteurs, qui sont des prototypes, se fait parallèlement à celui de la cellule. La sortie des premiers avions de série s’effectuera en 1972 et le programme complet de certification en vol nécessitera un an environ. Ainsi l’exploitation supersonique sera réalisée d’abord sur l’Atlantique au début de 1974, puis sur le Pacifique la même année ou au plus tard l’année suivante.
Les prévisions de sortie de l’appareil américain, deuxième génération du supersonique, se situant autour de 1980, nous aurons donc un créneau de l’ordre de six ans pendant lequel nous serons seuls sur le marché. Ceci nous donne de bonnes perspectives de commercialisation d’appareils et par conséquent de rentabilité des investissements qui sont de l’ordre de 2 milliards de dollars (c’est en effet au dollar que se réfèrent les prix de vente des appareils aux compagnies). Le prix de vente se situera autour de 24 millions de dollars par appareil, ce qui devrait représenter un chiffre d’affaires global, compte tenu des moteurs et des rechanges sur une dizaine d’années, de l’ordre de 7,5 milliards à 8 milliards de dollars. Il y a donc un rapport de 3,5 entre le chiffre d’affaires et les investissements : en ce sens il s’agit vraiment d’une opération d’avant-garde.
La deuxième génération, américaine, est caractérisée par l’augmentation de la masse maximale dans un rapport 2 environ et de la capacité qui passe de 120 à 310 environ en 1980. Ceci nous amène à considérer le deuxième aspect du développement du transport aérien.
2) Le transport de grande capacité.
C’est en 1966 que Boeing a déclenché cette nouvelle étape lorsqu’il a annoncé le lancement du Boeing 747. Cet avion devait être le premier d’une nouvelle génération, caractérisée essentiellement par l’augmentation considérable du diamètre du fuselage : 6 mètres environ contre 3 mètres environ auparavant. Ce doublement permet alors la réalisation à l’intérieur de l’avion d’une véritable salle avec un plafond, un plancher et des parois verticales, ce qui donne une impression plus confortable que celle offerte par un cylindre.
L’espace offert permet la réalisation d’un aménagement à deux allées sur une longueur proportionnelle à celle de l’appareil, qui va jusqu’à 50 mètres pour le Boeing 747. Il n’en résulte pas seulement une augmentation de dimensions, mais plus fondamentalement un changement complet d’environnement. L’impact psychologique sur les passagers était certes prévisible, mais pas son importance : dès les premiers mois d’exploitation du 747 c’est un véritable raz-de-marée qui transfère la clientèle des appareils classiques vers ces nouveaux appareils.
La deuxième caractéristique de ces appareils leur vient d’une nouvelle génération de moteurs que l’on appelle moteur à haut taux de dilution. Chacun a en mémoire ces photographies où pour donner une idée du diamètre de tels moteurs, on présente une gracieuse hôtesse debout dans l’entrée de diamètre largement supérieur à la taille humaine. Ces moteurs à haut taux de dilution représentent un bond en avant dans la technologie, ce qui se traduit par une réduction de l’ordre de 25 % des consommations spécifiques et une diminution du bruit.
Le troisième progrès accompli par cette évolution vient de l’aérodynamique de ces appareils. Si le gain de vitesse est faible à cause du plafond du subsonique, l’augmentation de la masse maximale et des dimensions ne se traduit plus, pour la première fois depuis 20 ans, par un allongement des longueurs de piste mais au contraire par une certaine diminution de celles-ci. Depuis trois mois, ce type d’appareil est devenu une réalité avec le premier membre de la famille, le Boeing 747, quadrimoteur, d’une masse totale de l’ordre de 300 à 350 tonnes, à très grand rayon d’action, offrant une capacité de l’ordre de 350 à 500 places suivant l’espacement donné aux sièges. L’aménagement à 350 places, très confortable, sera couramment utilisé sur les parcours intercontinentaux américains, alors que l’aménagement à 500 places est prévu pour des parcours internes de courte durée dans des pays à très haute densité humaine, comme le Japon par exemple.
Immédiatement après Boeing, deux grandes firmes, Mc Donnell Douglas avec le DC. 10 et Lockheed avec le L 1011, se sont lancées dans la réalisation d’appareils de la taille immédiatement inférieure couramment appelés Tri-Jet. L’un et l’autre offrent des capacités de transport passagers similaires (250 à 260 passagers en long courrier) et des rayons d’action équivalents de 3 000 à 5 500 miles nautiques. Le DC. 10 sera utilisé sur les parcours continentaux, la traversée des États-Unis et même des parcours long-courriers à trafic moins important que celui nécessitant l’emploi de B. 747. Ses premiers vols sont prévus pour la fin de l’année 1970, l’entrée en service fin 1971, début 1972. C’est ce qui m’a amené à lancer le projet Airbus, appareil constituant le troisième élément de cette famille, qui sera un bimoteur moyen-courrier avec le diamètre de fuselage et la section de soutes du même ordre que ceux du DC. 10.
L’utilisation de conteneurs standards, identiques à ceux du B. 747, DC. 10 et L1011, permettra un gain de temps très important dans la manipulation des énormes quantités sans cesse croissantes de bagages et de fret et le transfert très rapide d’un appareil à l’autre.
La réalisation de l’Airbus avait été décidée au départ avec trois pays : la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Fin 1968, l’Angleterre s’étant officiellement retirée sous le prétexte de l’insuffisance apparente du marché, la réalisation a été poursuivie dans le cadre d’une coopération financière franco-allemande, et, à titre privé, de la collaboration industrielle de nos associés britanniques. J’ai d’ailleurs développé la coopération européenne en négociant une première participation de la Hollande : le gouvernement hollandais coopère sur le plan financier et Fokker/VFW coopère sur le plan industriel ; nous envisageons maintenant la coopération de l’Italie et peut-être celle de l’Espagne. L’appareil est en plein développement à l’heure actuelle ; il doit faire ses premiers vols en 1972 en vue d’aboutir à une certification vers la même époque de Concorde, c’est-à-dire en 1973 et à une mise en service à partir de 1974. Le marché de cet appareil est très important ; toutes les études faites révèlent un besoin mondial d’environ 1 200 appareils de cette catégorie pour une dizaine d’années et il n’est donc pas abusif de penser que nous pourrons avoir le tiers ou le quart de ce marché.
Sur le plan économique, les frais de développement se situent aux environs de 400 millions de dollars, soit le cinquième des frais de développement de Concorde, et le chiffre d’affaires que nous espérons sur une dizaine d’années devrait se situer autour de 10 milliards de dollars.
Nous sommes ainsi dans le rapport de 1 à 25 entre les investissements et le chiffre d’affaires, c’est dire que les perspectives de rentabilité de cette opération apparaissent excellentes et les aléas minimes. Nous travaillons ici dans des domaines parfaitement connus et nous avons évité le souci pouvant provenir de moteurs prototypes, puisque nous prenons les moteurs déjà développés pour les avions tri- et quadrimoteurs de la même génération.
Pour le moment il n’y a pas de concurrence établie de la part des constructeurs américains en raison de leurs charges financières et de leurs programmes en cours. Les Britanniques ont fait une tentative, en revenant sur leurs affirmations de 1968 et en concluant que le marché était finalement excellent. Ils ont alors voulu relancer le BAC 311, mais ce projet apparaît très difficile à financer. Je pense que le lancement en Europe d’un deuxième investissement d’un montant analogue à celui de l’Airbus serait regrettable, car il diminuerait inévitablement la rentabilité de chacune des deux opérations, surtout dans la perspective éventuelle d’une concurrence ultérieure américaine et soviétique. Il serait même absurde que l’Europe consacrât deux investissements à un produit exactement similaire alors qu’il y a suffisamment de tâches et de domaines d’application pour faire une meilleure répartition des budgets.
L’Airbus A.300 B est un appareil de masse maximale voisine de 140 tonnes, d’une capacité de 259 passagers, d’un rayon d’action de 1350 à 2200 miles nautiques. Comme ses confrères quadri- et trimoteurs, il comprend un niveau supérieur qui est la cabine passagers et un niveau inférieur très important qui est la soute. Les dimensions importantes de celle-ci permettent une souplesse d’exploitation assez remarquable puisque la totalité de la charge marchande peut pratiquement être constituée par du fret.
Cet appareil court-courrier pourra donc, le jour, faire un transport de passagers et, la nuit, faire du transport de fret ou de poste, à des heures creuses pour le transport des passagers sur les courtes distances.
3) Le rapprochement de la voie aérienne des centres de population.
Venons-en au troisième domaine, celui des avions STOL. Jusqu’ici l’aviation avait été considérée comme limitée à l’utilisation de plates-formes dont les caractéristiques étaient :
— accroissement progressif des dimensions,
— éloignement corrélatif des centres de population,
— grandes difficultés ou même impossibilité d’accès à des zones géographiques difficiles : la montagne et les archipels.
Or, depuis quelques années, la France a été, avec le Bréguet 941, à l’avant-garde du développement d’appareils de performances radicalement différentes et en mesure d’utiliser des pistes de l’ordre de 400 mètres de long. Il est temps, car la France qui vraiment avait été à l’avant-garde pendant plus de 10 ans dans ce domaine, n’avait pas exploité son avance. Or aujourd’hui, grâce à l’accroissement de la demande dans le monde entier, nous assistons à un développement très rapide des dépenses consacrées à ce problème. Les études se multiplient pour l’utilisation d’une aviation qui se rapproche du centre des villes et je me demande si nous arriverons encore à temps pour tirer parti de l’investissement que nous avons fait ; sinon ce seront d’autres que nous qui « tireront les marrons du feu ». Toujours est-il que les possibilités d’un tel véhicule ont été démontrées d’une façon éclatante et que nous l’avons fait se poser dans les endroits les plus invraisemblables.
Aujourd’hui les études sont menées d’une façon globale ; le véhicule n’est plus considéré isolément, mais intégré dans un système de transport aérien qui se compose de véhicules, de plates-formes et de systèmes de navigation.
• Le véhicule.
Sa technique a été maîtrisée.
• Les plates-formes.
Le problème est de trouver les emplacements dans les centres fortement urbanisés. Il résulte des nombreuses études réalisées à ce sujet que deux implantations types offrent des avantages certains : recouvrement de plans d’eau et — idée regardée attentivement aux États-Unis — recouvrement des voies ferrées au départ des grandes gares. Cette dernière possibilité offre l’intérêt de réaliser l’interconnection des trois types de transport sur trois niveaux : au plan supérieur la voie aérienne, au plan médian la voie ferrée et au plan inférieur la voie métropolitaine des transports souterrains.
• La navigation.
La partie navigation a fait l’objet, notamment aux États-Unis, d’études approfondies et une plus grande précision est recherchée dans l’utilisation de l’espace aérien pour ces transports en zone urbaine ; il faut maintenant passer de la théorie à la pratique, mais on peut affirmer que la théorie et la définition des moyens sont d’ores et déjà acquises.
4) La banalisation de l’utilisation de la voie aérienne.
C’est le dernier domaine du développement du transport sur lequel je voudrais attirer votre attention. Jusqu’ici, par la force des choses, et notamment en raison des moyens mis en œuvre, l’accès à la voie aérienne a été en fait réservé à des cités d’une certaine importance. Il en est résulté un développement humain appréciable, mais il apparaît maintenant nécessaire, souhaitable et possible économiquement de rapprocher la voie aérienne d’un grand nombre de communautés moins importantes. Ceci est la base du développement spectaculaire qu’a connu aux États-Unis depuis deux ou trois ans ce qu’on appelle le transport de troisième niveau.
On groupe sous ce vocable quatre catégories de services réguliers :
• Les activités des compagnies dites « Commuters », souvent liées par contrat avec les compagnies principales, et qui les soulagent des routes à faible densité et de celles sur lesquelles, faute de trafic et d’installations suffisantes, les avions à réaction de gros tonnage ne pourraient opérer ou ne seraient pas rentables ; par exemple, Rousseau-Aviation en France dessert tout un réseau de lignes régionales avec Air-Inter et la BUIA, au moyen de 6 Nord 262 et de divers autres appareils ; de même Allegheny Commuters aux États-Unis.
• Les services - navettes entre grands aéroports : aux États-Unis par exemple entre Cleveland, Détroit et Chicago ; en France Air-Paris a un projet similaire pour Orly, Le Bourget ou Roissy.
• Les transports reliant les villes ayant une communauté d’intérêt ou se trouvant dans une situation spéciale. Ainsi Air-Alpes a établi une ligne régulière entre Paris et Chambéry - Grenoble - Nice par Beech 99 et va prochainement ouvrir une ligne Toulon - Ajaccio.
• Les courriers aériens de nuit qui, pour de nombreuses compagnies américaines, s’ajoutent à leur activité de « Commuters », ce qui a efficacement contribué à leur progrès en raison des revenus substantiels qu’elles en tirent.
Ces transports du troisième niveau s’effectuent avec des appareils de capacité moindre, de l’ordre de 20 à 30 places utilisant des terrains plus petits. C’est là un domaine nouveau qui a connu aux États-Unis un essor remarquable (il utilise un millier d’appareils) et nous aurions tort de le sous-estimer ou de le négliger.
Nous avons ainsi fait un tour d’horizon du développement du transport aérien. Peut-être sera-t-on étonné de ne pas y voir figurer les hélicoptères. La raison très précise en est que le domaine d’utilisation des hélicoptères, s’il s’accroît également d’une façon remarquable, reste celui des applications particulières, notamment celles de l’utilisation militaire.
Dans le domaine du transport proprement dit l’hélicoptère est, et jusqu’à nouvel ordre restera plus cher que l’avion. Cela s’explique aisément : l’hélicoptère est un véhicule possédant la caractéristique tout à fait exceptionnelle qui est celle de la possibilité du vol stationnaire. Chaque fois que l’on a besoin de cette caractéristique, l’appareil est irremplaçable et son prix de revient devient tout à fait acceptable par rapport aux moyens compétitifs. Mais le transport consiste essentiellement à se déplacer sans jamais s’arrêter en cours de route, ce qui rend inutile et coûteux de payer une faculté dont on ne se sert jamais. Il est possible, il est même certain qu’on arrivera à des abaissements de coût, mais il est probable que les appareils à voilures fixes verront, eux aussi, leurs coûts baisser.
* * *
Je voudrais, en terminant cet exposé, souligner que le cadre dans lequel peuvent être faits ces développements est essentiellement un cadre de coopération internationale. Il est certain que tous ces programmes nouveaux mettent en œuvre d’énormes moyens financiers, matériels, humains, et que l’ensemble des programmes aéronautiques n’est plus à la mesure d’un pays ayant les dimensions économiques et humaines de la France, ni de n’importe quel autre pays d’Europe. Les problèmes d’une telle dimension ne peuvent être traités que dans un cadre vaste, et voilà un domaine dans lequel la coopération européenne n’est pas une amélioration ou une perspective que l’on peut envisager avec des réticences ; c’est une nécessité vitale, si l’Europe ne veut pas disparaître de ce marché.
Il en est de même d’ailleurs dans le domaine des applications spatiales. Si nous voulons d’une part rester dans la compétition spatiale et y trouver des possibilités d’activité économique, si nous voulons d’autre part éviter le déséquilibre de la balance des paiements qui ne manquerait pas de se produire si nous étions obligés d’acheter nos véhicules de transport aérien aux États-Unis ou peut-être un jour en Russie, il faut que nous les produisions nous-mêmes, et nous ne pouvons les produire que dans ce cadre européen. Ceci a été d’ailleurs parfaitement compris et aujourd’hui tous les grands programmes sont développés dans ce cadre-là. Nous avons peu à peu, au cours des années, réussi à faciliter ce travail de coopération et les résultats obtenus sont satisfaisants et démontrent la validité du concept qui avait été avancé à l’origine. ♦
(1) Début juin 1970.