Conférence prononcée le 20 octobre 1970 à l'institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
La politique nationale de défense
On traite volontiers de la politique militaire — à juste titre. La France doit avoir une politique militaire, et aux grandes ou difficiles époques de son histoire, nos dirigeants ont voulu et défini une telle politique. Tantôt son objet fut la lutte en France même contre les invasions ou les incursions étrangères, également contre les subversions intérieures soutenues et alimentées par l’étranger. Tantôt, en période d’expansion, la France, pour se constituer en tant qu’État ou pour écarter une menace, le cas échéant pour s’étendre, a porté la guerre au-delà de ses frontières. Tantôt, dans une Europe en situation temporaire d’équilibre, la politique n’a eu d’autre objet que de maintenir une certaine situation en se bornant à la défense des frontières ou des côtes. Enfin, n’oublions pas les périodes où, en fonction de la volonté de certains hommes, de la capacité, voire de certaines aspirations populaires, et aussi en fonction des circonstances, la France a débordé du continent européen pour essaimer au-delà des mers, de toutes les mers. Depuis Bouvines jusqu’à la récente guerre d’Algérie, on peut, pour l’essentiel, rattacher notre politique militaire à ces grands types de préoccupations.
Même sans chercher d’autres précisions, il faut de ce passé, retenir une leçon qui vaut pour les temps à venir. Variant suivant l’état de la France et suivant les circonstances, c’est-à-dire pour une grande part l’état de ses voisins et partenaires, une politique militaire comme celle de notre pays n’est jamais figée dans une orientation qui aurait un caractère définitif. Elle a, certes, ses permanences. Mais, pour une bonne part, elle varie et doit varier en fonction des problèmes du siècle.
En même temps et surtout, la politique militaire fait partie d’un ensemble : elle est l’expression de la conception que la nation se fait de son avenir, c’est-à-dire de son indépendance, de ses obligations internationales, de son rang et des menaces qui peuvent peser sur son destin. C’est cet ensemble que l’on nomme conception nationale de la défense et que tout gouvernement doit chercher à définir afin d’y conformer son action — son action militaire certes, mais aussi son action diplomatique et son action intérieure.
I
À l’époque où nous vivons, une question est volontiers sur toutes les lèvres : n’assistons-nous pas à une mutation qui modifie totalement les données de la politique, et notamment de la politique de défense ?
Pour divers motifs, on est tenté d’apporter une réponse affirmative.
Notre siècle n’est plus, semble-t-il, celui de l’Europe occidentale. Les deux grandes guerres de ce siècle l’ont épuisée et, au premier chef, la France, dont on peut dire qu’elle n’est pas encore remise dans ses profondeurs de la saignée de la première épreuve mondiale. D’autant plus qu’une insuffisante conscience du problème démographique a trop longtemps retardé les mesures correctives.
La puissance appartient aujourd’hui à des États qui se situent hors de l’Europe occidentale. Les événements que nous vivons et, autant qu’on peut le prévoir, ceux que nous allons vivre marquent bien que l’équilibre qui fait la paix du monde dépend d’abord des relations entre les trois puissances qui représentent, à elles seules, une part si considérable de la population de l’univers : plus de 200 millions d’Américains, autant de Russes, trois fois plus de Chinois.
Toutefois, ces éléments ne sont pas décisifs.
D’abord, l’Histoire apprend que la puissance suprême n’a qu’un temps : de fatales évolutions, intérieures ou extérieures, après une période exceptionnelle diminuent la capacité ou les ambitions des plus grands peuples.
Ensuite, le fait national demeure et les plus forts impérialismes ne peuvent durablement l’ignorer. Autant que les constatations présentes permettent une prévision, on peut même affirmer que l’expression nationale n’a jamais connu, sur la surface du monde, une force comparable à celle que nous lui connaissons. La nécessité, pour l’autorité, de s’appuyer sur un consentement populaire, le fait que le consentement populaire exige, entre les citoyens appelés à s’exprimer, une solidarité supérieure à toutes les divergences, le fait enfin que ce soit le sentiment national qui paraisse le mieux forger et animer cette solidarité car il est lié, dans l’esprit des hommes et des femmes, à la fois à leur liberté et à leur promotion, sont autant d’éléments qui accentuent la puissance politique du sentiment national. Or la France est une nation et il est même surprenant de constater à quel point, malgré tous les drames, à travers tous les brassages, en résistance à toutes les idéologies, le sentiment d’appartenance nationale reste un élément instinctif et raisonné à la fois, hors duquel il paraît difficile d’imaginer une vie sociale dans notre pays et, par conséquent, une politique.
Il est vrai qu’on évoque l’Europe. Comment ne l’évoquerait-on pas ?
L’idée d’Europe attire ceux qui, dans un souci d’isolement et de sécurité, imaginent qu’une association des pays du vieux monde, au moins dans sa part occidentale, pourrait constituer un îlot protégé, aussi bien des grandes puissances extérieures que des courants idéologiques qui animent aujourd’hui la planète. L’idée d’Europe attire également ceux qui ressentent comme une injustice, un malheur, voire une injure, le fait que les destinées du. monde n’appartiennent plus aux nations historiques, qu’elles s’appellent France, Angleterre, Allemagne, Italie, Espagne : ils envisagent que le rassemblement total ou partiel de ces nations, accompagné du soutien des États plus petits, constituerait une force susceptible, par sa capacité économique et son importance démographique, de soutenir des ambitions politiques et militaires qui restitueraient à tous les citoyens européens le sentiment d’une puissance et d’une gloire auxquelles l’étroitesse de chaque nation ne permet plus d’accéder.
Déjà la dualité de mobiles révèle une faiblesse. Mais l’analyse de ces mobiles révèle davantage.
Peut-on sérieusement envisager une Europe unie qui serait l’addition des volontés de désengagement de peuples désabusés ou désintéressés ? La neutralité est le fait de l’éloignement ou de la petitesse. L’Europe est un centre de puissance et sa constitution la mènerait à un état de grandeur incompatible avec la neutralité.
Si l’Europe existe un jour, c’est donc qu’elle sera mue par une volonté de puissance. Est-ce possible ? On voit déjà, devant les prodromes éventuels de cette puissance, l’hostilité ouverte des États-Unis et de l’Union Soviétique. Le Marché Commun apparaît aux États-Unis comme un adversaire potentiel, alors même qu’il se réduit à une association économique. Les négociations auxquelles nous assistons et qui peuvent normalement aboutir à l’entrée de la Grande-Bretagne et de quelques autres pays de la frange européenne à l’intérieur du Marché Commun, augmenteront les possibilités commerciales ; leur heureux aboutissement ne peut qu’atténuer les virtualités d’indépendance et de puissance politique que certains, à tort ou à raison, pouvaient considérer comme la suite normale d’un Marché Commun plus étroit mais plus uni. Quant à l’Union soviétique, nous savons son hostilité, fondée à vrai dire sur la conviction qu’une Europe unie ne peut avoir de vie propre et ne pourrait être animée que par une volonté extérieure en l’espèce américaine, à défaut allemande : cette Europe-là est, aux yeux des dirigeants russes, un danger.
Au surplus, à l’intérieur de l’Europe, toutes les nations ont-elles des ambitions politiques ? Il est clair que certaines, telle la France, telle l’Allemagne, telle la Grande-Bretagne éventuellement, avec le bon et le mauvais côté que cela peut comporter pour chacune ou pour les autres, transposeraient volontiers à l’échelon supérieur le potentiel instinctif de grandeur, voire de domination, qu’elles ont pu et qu’elles peuvent encore posséder. Mais il en est d’autres dont les dimensions, la tradition, ou l’orientation de leurs dirigeants mènent simplement à un désir de développement économique et d’amélioration sociale limité à elles-mêmes et sans aucun prolongement d’ordre politique.
Dans ces conditions, comment bâtir une nation européenne dont la solidarité, ressentie par tous et partout, supporterait une seule politique de défense et notamment une seule politique militaire ?
C’est pourquoi il faut nous contenter de ce que l’idée et le sentiment de l’Europe peuvent nous apporter. Un nouveau conflit entre pays européens serait, à tous égards et pour tous, de l’ordre de la catastrophe : la chance pacifique d’un relèvement est liée à une volonté de coopération dans la liberté et le respect de chacun, notamment entre la France et l’Allemagne. On peut espérer une ère nouvelle, à condition que se taisent les vieux démons qui naissent dans le sillage du succès. Qu’à travers les générations et en fonction des circonstances, notamment et avant tout de circonstances extérieures, un sentiment nouveau vienne à surgir et à créer, par le malheur ou par la crainte du malheur, un patriotisme identique sur les côtes de Provence ou les côtes de la Baltique, les côtes de l’Atlantique, celles de la Mer du Nord, sur les bords du Rhin ou sur les bords du Danube, voilà une hypothèse que notre esprit ne doit pas écarter. Mais ce n’est point sur cette hypothèse-là que nous pouvons fonder, nous Français, une politique, car elle n’est point réalisée ni réaliste !
Au surplus, dans la mesure où elle se réaliserait et où nous souhaitons qu’elle se réalise, il est clair que dans la détermination des intérêts qui seraient ceux de cette Europe, dans la précision des priorités qui seraient celles de cette Europe, l’élément constitutif le plus fort, le plus organisé, le plus conscient, l’emporterait : il est de l’intérêt fondamental de la nation française dans son ensemble, de chaque foyer français en particulier, de bien considérer qu’une Europe qui ne serait point pour une large part animée par notre esprit serait animée par un esprit contraire. Si la France n’est point, dans une coalition, association, voire intégration, un élément essentiellement dirigeant, elle risque la subordination, c’est-à-dire la disparition.
Dans ces conditions, je veux dire compte tenu de l’état du monde et des perspectives de l’Europe, nous avons un devoir et je dirais même nous n’avons qu’un devoir : c’est celui d’assurer à la France le maintien d’une politique indépendante, étant clairement entendu que cette politique indépendante ne peut avoir pour conséquence d’altérer les chances, aussi bien du meilleur équilibre des forces pacifiques dans le monde — dans telle ou telle partie du monde — ni de nuire à une éventuelle prise de conscience, le cas échéant, d’une solidarité du vieux monde, voire du monde occidental, sous réserve que cette solidarité non seulement ne soit pas un étouffement mais qu’elle soit au contraire une promotion de notre pays à des responsabilités plus grandes, seule garante de sa permanence.
En d’autres termes, une politique· de défense nationale demeure d’une impérieuse nécessité. En nous exprimant ainsi, nous n’allons pas vers l’avenir en marchant à reculons. Bien au contraire : nous le regardons avec au cœur une grande espérance, mais dans l’esprit la dure leçon des expériences passées et des épreuves subies.
II
Tels que nous sommes, la politique militaire de la France est déterminée par certaines données.
Pour la clarté de l’exposé, il me semble que l’on peut décrire ces données de la manière suivante : d’un côté, une aspiration générale et raisonnée des Français à la paix et, en même temps, des circonstances extérieures qui permettent de considérer que cette paix est présentement possible ; de l’autre, les possibilités d’une France fortement atteinte dans sa substance au cours des générations antérieures mais qui, par ses intérêts et son rang, doit faire face, comme par le passé, à des exigences essentielles.
Je reprends brièvement ces diverses données.
* * *
Les Français aspirent à vivre en paix, et la nation française a besoin de la paix.
Les Français aspirent à vivre en paix : n’est-ce point là une donnée permanente ? En aucune façon. Le dernier exemple du sentiment contraire a un siècle de date. Alors, pour une grande part de l’opinion nationale, la revanche était un impératif de conscience. Présentement, les Français n’ont pas d’ambition territoriale, et, parmi les multiples revendications qui sont naturellement dans l’esprit des citoyens, il n’en est pas qui conduise à des opérations militaires.
Ce sentiment correspond aux besoins de la nation prise en elle-même et pour elle-même. L’effort militaire de la France depuis un siècle a été immense. De 1871 à nos jours, quelle part notable de son budget la France n’a-t-elle pas en permanence consacrée à sa sécurité ! On sait d’autre part ce que fut l’épreuve de la première guerre mondiale, le relèvement de nos ruines, le paiement des pensions, l’épreuve de la seconde guerre mondiale, le coût de la nouvelle reconstruction et des nouvelles épreuves qui ont suivi. Un temps de paix bien occupé à refaire la substance de la nation, son potentiel, sa capacité d’expansion ou d’influence, est de l’ordre de la nécessité. Nous pouvons nous réjouir des progrès accomplis, notamment au cours des douze dernières années, mais ces progrès doivent être poursuivis, complétés, développés pour reconstituer une France à la hauteur de ses exigences nationales, et simplement faire face aux grandes puissances du monde, aux puissances européennes et notamment à notre voisine l’Allemagne qui a dominé plus vite que nous les ruines des guerres qu’elle a déclenchées.
Cette volonté des Français, ce besoin de la France sont présentement aidés par les circonstances. Il fut un temps — c’était au lendemain de la seconde guerre mondiale — où l’on attendait avec une sorte d’angoisse le déclenchement d’un nouveau conflit. Ce temps est passé. Ce n’est pas que l’état présent des choses permette des prévisions pacifiques. Cependant, il semble bien que l’Europe bénéficie tout à la fois d’un état de détente entre les États-Unis et la Russie, à la recherche de l’équilibre respectif de leurs forces, et d’une orientation générale des rapports entre l’Union Soviétique, les nations européennes de l’Est d’une part et les nations européennes de l’Ouest d’autre part, fondée sur le maintien du présent état de choses en Europe que seul un accord général pourrait modifier — cela avant tout pour ce qui concerne l’Allemagne. Cet état de détente, s’il se prolonge, aboutit à l’absence de menace immédiate. En même temps, constatons que la multiplicité et l’éventuelle ampleur des conflits qui ont surgi ou qui peuvent surgir hors d’Europe, encouragent, en Europe même, au moins présentement, le maintien de la paix.
Par ailleurs, d’autres orientations en profondeur peuvent écarter d’autres types de menace.
Nous avons adopté, et avec sérieux, la coopération non seulement entre la France et l’Allemagne mais entre Gaulois et Germains, de telle façon que la compréhension l’emporte sur les divergences, la communauté d’intérêts sur les oppositions. Nous adoptons également avec sérieux une autre coopération : avec tous nos voisins de Méditerranée occidentale de telle façon que la solidarité l’emporte sur les cloisonnements. Nous pouvons considérer enfin que nous ne sommes plus directement concernés par d’autres menaces qui troublent le monde : la décolonisation, sans nous désengager totalement, ne nous place plus en première ligne.
Sachons bien que tout est fragile. Le mot de détente évoque la notion de forces dont la puissance n’est pas atteinte. Les orientations d’une génération ne signifient pas mutations définitives. La stabilité est souvent une résignation temporaire, voire un expédient. Notre planète enfin ne fut jamais tant armée, ni surtout tant traversée de sectarismes et de causes locales de conflits — autant de Balkans d’où peut jaillir l’étincelle fatale.
Cependant, pour ce qui nous concerne, nous pouvons estimer que les circonstances extérieures que nous enregistrons ne sont pas momentanées et qu’en adoptant une attitude réaliste, nous pouvons, au cours des prochaines années, éviter des épreuves majeures. C’est notre intérêt. La France a besoin de se refaire.
* * *
Face à ces premières données, voyons nos exigences.
Notre sécurité déborde notre territoire. Elle commence au-delà du Rhin, au-delà de nos Côtes, au-delà de notre ciel. Notre indépendance est liée à un certain état de fait sur le continent, à un certain état de fait dans la Méditerranée occidentale, à un certain état de fait pour ce qui concerne nos communications à travers les mers qui nous entourent, et d’abord l’océan Atlantique.
La France, d’autre part, a des intérêts. Ceux-ci ont été, en leur temps, les intérêts d’une très grande puissance. On pourrait concevoir qu’une abdication totale nous fasse renoncer à notre présence dans le Pacifique, dans l’Atlantique, dans l’Océan Indien où nous avons des terres de souveraineté. On pourrait imaginer que la France renonce à tout engagement à l’égard d’États qui, tels ceux d’Afrique et de Madagascar, ont été constitués par nous et ont reçu de nous l’indépendance. On peut imaginer que la France laisse les États d’Afrique du Nord évoluer non seulement au gré de leurs sentiments intérieurs mais aussi au gré des influences extérieures qui ne peuvent pas ne pas s’exercer, sinon sur tous, en tout cas sur certains d’entre eux. Mais ce désintéressement conduirait à un effacement, et l’effacement à une subordination.
On peut dire — et certains se le répètent tous les matins par une sorte de masochisme — que la France n’est plus une grande puissance et que la recherche de son indépendance est une tâche vaine. Il faut savoir que, pour ce qui concerne la France, renoncer à un certain rang, c’est-à-dire à la défense de certaines de ses positions, et renoncer de la même façon à avoir une politique de présence, de défense et de soutien, c’est, en raison de notre situation, des forces qui jouent autour de nous, abdiquer toute existence libre et n’apporter à une éventuelle organisation européenne qu’un corps sans valeur, apte à recevoir d’un autre, soit au nom de l’Europe, soit en un autre nom, des directives qui nous tiendraient lieu désormais de politique.
En d’autres termes, la sécurité de la France comme son indépendance, exigent une conscience de certains intérêts extérieurs, la volonté du maintien d’une influence que traduit l’usage de notre langue, les possibilités de notre commerce, l’attrait de notre culture, le cas échéant la demande de notre aide, y compris, dans des circonstances déterminées, la demande de notre aide militaire.
Soyons plus nets encore : la France est une puissance, ou elle n’est plus qu’un jouet.
Face à cette exigence, pesons nos possibilités.
Les possibilités militaires de la France sont notables. Le Français est volontiers guerrier : c’est un fait qu’il faut reconnaître et qui est à notre honneur. La vocation qui amène à chaque génération des jeunes gens vers le métier des armes, est vivante et même plus vivante qu’elle ne le fut à certaines époques. La tradition républicaine du service militaire est bien acceptée, à condition qu’il soit universel. Les bonnes volontés sont nombreuses pour animer des formations de réserve, Nous avons, pour ce qui concerne l’industrie, à côté de réelles faiblesses, notamment du côté des matières premières, une bonne force intellectuelle et technique et une bonne capacité matérielle de production.
Mais la quantité nous manque désormais.
De toutes les puissances en état de porter les armes, la France était la plus peuplée à la veille de la Révolution. Pour l’abattre, il fallait une nombreuse coalition. Ce temps n’est plus. Au cours des épreuves militaires du XXe siècle, notre faiblesse numérique a été compensée par les unités que notre Empire nous permettait de forger. Ce temps n’est plus. Dès lors, comme il est normal, la politique militaire impose une appréciation précise de notre capacité, marquée notamment pour ce qui concerne l’armement par la croissance de sa capacité destructrice.
La conjonction de ces données : état d’esprit des Français et besoins de la nation, circonstances extérieures, exigences et possibilités, détermine la politique de défense de la nation.
III
J’ai pris l’habitude, au cours des derniers mois, de reprendre, en la simplifiant et en modifiant l’ordre de présentation, la division antérieure en forces stratégiques nucléaires, forces de défense du territoire, forces de manœuvre et forces d’intervention.
Il convient de distinguer plus simplement d’une part notre capacité de dissuasion et de défense et, d’autre part, notre capacité d’intervention extérieure.
En effet, de l’examen qui précède découlent clairement les deux objectifs d’une politique de défense nationale. En premier lieu éviter la guerre et notamment la guerre sur notre territoire ; c’est la capacité de dissuasion qui doit normalement faire reculer l’adversaire devant l’exécution de sa menace.
Ensuite une capacité d’intervenir hors des frontières en fonction de notre sécurité, de nos intérêts, de nos engagements, soit isolément soit en coopération avec d’autres, au sein d’une alliance.
C’est au premier objectif que correspond notre effort nucléaire qu’il ne faut pas séparer de l’effort de défense de notre terre. L’un ne va pas sans l’autre. Quelle que soit la puissance des bombes, leur effet dissuasif ne peut être ce que nous souhaitons qu’il soit si une volonté nationale de défense et de résistance ne le soutient pas. D’autre part cette volonté de défense et de résistance ne peut être entretenue si les citoyens n’ont pas le sentiment que leur pays dispose d’armes susceptibles, par leur puissance, de faire hésiter l’adversaire. En d’autres termes, la dissuasion, forme extrême de la défensive, résulte autant de notre aptitude matérielle à détruire que de notre aptitude morale à combattre. Il est clair — ai-je besoin de l’ajouter ? — que par les mots défense du territoire il faut comprendre autant que notre terre elle-même et ses frontières, notre ciel et ses approches, nos côtes et les communications prioritaires.
Sécurité, intérêts et engagements peuvent, nous l’avons dit, imposer des interventions extérieures. C’est là le second objectif de notre politique militaire. Les deux directions principales nous sont bien connues : d’une part l’Europe, d’autre part les mers et les terres hors d’Europe, notamment la Méditerranée, les terres d’outre-mer qui appartiennent à notre souveraineté, les États à qui nous pouvons être liés par des engagements. Dans un cas comme dans l’autre, le grand problème est celui du caractère de notre action. Est-elle solitaire ? Est-elle associée à une opération collective ?
Il est clair que de nos jours notre intervention solitaire est limitée dans l’espace et dans le temps. Nous devons nous garder de ces conflits où, livrés à nous-mêmes, nous risquons un enlisement. Nous devons être en mesure de réussir une action précise dans un temps déterminé. La longue affaire où, sans appui, hors de nos frontières, s’épuise notre substance et s’use le moral de la nation n’est pas dans l’ordre des politiques raisonnables.
Mais il y a des possibilités d’alliance. Pour ce qui concerne l’Europe, nous appartenons à l’Alliance Atlantique. Si l’intégration n’est plus notre fait, il n’en demeure pas moins que les circonstances peuvent amener une action d’ensemble : dès lors notre intervention, soit dans le temps, soit dans l’espace, peut prendre une tout autre tournure. La solidarité collective joue et nous sommes un élément de cette solidarité. L’hypothèse d’alliance peut être envisagée hors d’Europe, et même, dans la suite des temps, des alliances plus limitées ou différentes. Notre souci alors est d’apporter une contribution telle que soient préservés nos objectifs nationaux au sein d’une politique dont l’orientation dépendrait d’un plus puissant que nous-mêmes. Certes, toute coopération exige des sacrifices et le bien commun recouvre le bien particulier. Mais il convient toujours de veiller à ne pas voir altérer l’essentiel de notre indépendance et de nos objectifs nationaux.
L’ensemble de nos forces appartient aux moyens de ces deux politiques, dissuasion et défense d’une part, intervention d’autre part. Il y a certes les polyvalences et il ne peut en être autrement. La capacité de nos forces d’intervention notamment en Europe, est un élément important de la dissuasion. Mais il s’agit là d’une modalité tant pour ce qui concerne les hommes que pour ce qui concerne les armements, et les orientations essentielles doivent être bien comprises.
Les difficultés et le coût de l’armement atomique imposent une priorité qui correspond au fait que la dissuasion est la base de toute notre politique militaire. Cette priorité devra être respectée. Le remarquable effort mené à bien depuis douze ans n’est pas encore arrivé à son terme et la technique apporte de nouveaux compléments. Notre première orientation est bien désormais le développement de notre puissance nucléaire.
Il est clair d’autre part que si la place du soldat de métier dans l’armée moderne est aujourd’hui plus considérable que jamais car ce service des armes impose des connaissances approfondies et certaines opérations exigent des unités composées d’engagés, la conscription et la mobilisation massive demeurent une exigence fondamentale. La participation populaire est indispensable pour la dissuasion et la défense. Si l’on considère, comme je le crois, qu’il serait pour la France d’un extrême danger de limiter sa dissuasion aux armes atomiques maniées par des hommes de métier ou le commandement du Chef de l’État, il faut que, dans les profondeurs de la nation, hommes et femmes aient le sentiment que la défense est leur chose, qu’ils peuvent être appelés à y participer et qu’ils sont instruits à cette fin. La capacité de mobilisation fait partie de la dissuasion.
Profiter du temps présent pour refaire la France, c’est en même temps se fixer les étapes du progrès constant des moyens que nous mettons à la disposition des exigences militaires de la nation.
IV
À peine a-t-on achevé cette synthèse que l’on sent qu’elle ne suffit pas. Dégager les orientations logiques d’une politique militaire et définir au mieux les moyens par lesquels on l’exprime ne suffit pas à déterminer une politique de défense. Il y faut deux compléments : le premier touchant la politique extérieure et l’autre la politique intérieure.
* * *
Le grand problème de la politique extérieure est présentement de ne pas mettre la France dans une situation telle qu’elle ne puisse faire face à une menace ou telle qu’elle soit entraînée dans une aventure débordant ses exigences et ses possibilités. Notre politique extérieure doit chercher à diminuer les dangers qui pourraient peser sur notre sécurité. En même temps il s’agit de limiter nos engagements à nos intérêts essentiels. Ce sont les éventuelles contradictions entre ces deux objectifs de notre politique extérieure qui font toute la difficulté de celle-ci.
À la veille de la deuxième guerre mondiale, diplomatie et politique militaire suivaient des chemins divergents. La première loi d’une politique nationale de défense est de maintenir la nécessaire cohérence entre politique extérieure et politique militaire afin de les adapter toutes deux à la fois aux circonstances et aux impératifs de la Patrie.
Demeurer hors des blocs, c’est-à-dire à la fois garder avec les États-Unis nos relations traditionnelles d’amitié et d’alliance que resserre leur rôle primordial autant économique que politique dans le monde occidental, mais en évitant les effets à notre égard de leur extrême puissance et en refusant tout alignement ; avec la Russie telle qu’elle se présente aujourd’hui, fonder, en partant de l’économie comme de la politique, des relations nouvelles qui permettent sans altérer l’indépendance de notre conduite, le développement du commerce, de la coopération technique et de franches conversations sur les problèmes communs ; à l’égard de la Chine, sans diminuer notre droit de réprimer la subversion interne, reconnaître son aptitude à participer aux affaires du monde, c’est-à-dire à prendre sa place dans les organisations internationales : telle est la ligne première de notre attitude, conforme à notre intérêt, telle que les circonstances aujourd’hui, non seulement nous le permettent mais, me semble-t-il, nous y invitent.
Ensuite, limiter nos engagements extérieurs à ceux qui intéressent directement et profondément notre sécurité et la conception que nous pouvons avoir de notre place en Europe et hors d’Europe. À cet égard un mélange de politique volontariste et d’une évolution imposée par l’Histoire nous conduit dans une situation qu’il convient aujourd’hui de préserver.
En Europe, nous devons poursuivre un grand effort de coopération avec l’Allemagne, car il s’agit là d’une orientation indispensable à notre sécurité comme à la sécurité du continent. Il nous faut en même temps, et quelles que soient les aspirations de notre partenaire, marquer à quel point nous ne pouvons envisager une modification de la situation présente notamment pour ce qui concerne les frontières qu’au cas où il y aurait accord général, y compris le nôtre, pour l’accomplir. Au-delà de cet intérêt immédiat nous avons un rôle : donner aux nations européennes le sentiment à la fois qu’elles existent en tant que telles et que leur alliance, voire leur association, à condition de se tourner vers l’indépendance et la grandeur, peut améliorer les conditions de l’équilibre des forces, donc de la paix.
Hors d’Europe, nous avons la responsabilité de quelques terres lointaines dont le sentiment national, ainsi que certains intérêts essentiels que nous y avons, nous conduisent à y maintenir notre présence. Nous nous devons de veiller à nos communications maritimes et de respecter, notamment à l’égard des États issus de nos anciennes colonies, les engagements qui sont à la fois le complément de l’indépendance qui est leur qualité nouvelle, et la marque d’une influence à laquelle nous devons tenir. Au-delà de cet intérêt immédiat nous avons un rôle, plusieurs rôles peut-être : ainsi tenter de faire comprendre aux États de la Méditerranée, et notamment de la Méditerranée occidentale, la valeur de la compréhension réciproque, malgré les oppositions de race et de religion, et de la coopération, malgré la diversité des régimes économiques — également apporter à l’Afrique par une aide régulière et libérale, un complément nécessaire à son développement.
Une politique extérieure, certes, ne peut se suffire de ces deux grandes et réalistes orientations. Nous avons une doctrine, expression de notre conception générale de la vie internationale. Je veux parler du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Nous nous considérons comme liés par une obligation qui peut parfois servir nos intérêts mais qui, de beaucoup, les dépasse. Je veux parler de la coopération en faveur des pays en voie de développement. Au service du droit des peuples à déterminer librement leur destin et au service de la coopération, nous pouvons être amenés à prendre des positions qui ont des incidences militaires.
Il est normal enfin qu’à notre rang et en fonction des circonstances et du lieu où elles se déroulent, nous ayons l’ambition d’exercer une certaine influence dans le règlement des affaires qui peuvent provoquer des risques de conflagration ou altérer le fragile équilibre des forces qui, en tant d’endroits du monde, est la seule sauvegarde de la paix. À cet égard, en fonction des expériences passées et de la certitude qu’au-dessus d’intérêts qui peuvent être divergents existent des attaches, en toutes circonstances économiques, et politiques en cas de graves circonstances, il est normal que nous maintenions avec nos alliés traditionnels, Grande-Bretagne en Europe, États-Unis hors d’Europe, des relations particulières, dont des alliances, comme l’Atlantique, dans le domaine de la sécurité, mais qui débordent cette alliance. L’essentiel à bien des égards est de conserver les mains libres afin de n’entreprendre que les actions qui nous paraissent valoir l’effort et les sacrifices que comporte toute action militaire.
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Il ne suffit point à une politique de défense d’être assurée de la cohésion entre politique militaire et politique extérieure. Encore convient-il que la politique intérieure soit inspirée par des préoccupations identiques.
Je passerai rapidement sur les orientations que doit comporter cette politique intérieure, non qu’elle puisse soulever des critiques partisanes mais au contraire parce qu’elles sont à mon sens dans la nature des choses.
La défense a besoin d’une politique démographique.
Au lendemain de la guerre, on a constaté un mouvement qui s’est prolongé pendant un peu moins de vingt ans et qui a paru marquer dans les profondeurs une sorte de réveil national devant la décadence démographique dont les prodromes remontaient à la fin du XVIIIe siècle et qui, cent ans après, s’était profondément aggravée.
Il n’en est rien, le réveil n’a pas lieu et ils ont tort, me semble-t-il, ceux qui, cherchant, mois après mois, de nouveaux chiffres en espérant je ne sais quel redressement, ne voient pas que le mouvement traditionnel a malheureusement repris.
Sans doute évoque-t-on, ici ou là, les drames d’une planète surpeuplée. Mais on ne dit point assez que le sous-peuplement des pays développés n’est pas moins mortel que le surpeuplement des pays en voie de développement, car ceux-là ne peuvent pas venir en aide à ceux-ci et, compte tenu de la diversité des races, il n’y a point compensation mais risque de conflit.
Pour nous en tenir au monde occidental, la courbe française est l’une des moins bonnes, alors que les réserves de notre pays demeurent considérables. Se flatter d’atteindre cinquante millions est bien en soi, mais moins bien si l’on considère qu’une densité égale à celle qui est présentement la densité anglaise, allemande, suisse, hollandaise, nous conduirait à un chiffre bien plus élevé — entre 80 et plus de 100 millions — non seulement sans risque pour notre niveau de vie, mais bien au contraire, comme les meilleurs démographes l’ont prouvé, en nous donnant des chances pour un potentiel économique et par conséquent une situation sociale, l’un et l’autre de qualité supérieure.
La défense a besoin d’une politique économique.
En ce domaine, l’évolution depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et notamment avec le net mouvement d’accentuation depuis 1958, correspond à nos exigences nationales les plus urgentes et les plus profondes à la fois. Les manifestations de ce progrès sont claires dès le premier regard porté à certaines courbes : courbe des, investissements privés et courbe de la population active. Un puissant mouvement, qui n’est pas sans conséquence financière ni sociale, tant s’en faut, et qui se nomme « la mutation urbaine » de la France, en est la conséquence directe.
Sur cette voie, je n’hésite pas à dire qu’il faut, au cours du prochain quart de siècle, réaliser autant de progrès que le quart de siècle précédent nous en a apportés.
Mettons en priorité les industries de pointe, non seulement parce qu’il s’agit là d’entreprises dont la plupart sont hautement indispensables à la défense nationale, mais encore parce qu’elles sont aussi nécessaires à la promotion sociale qu’au développement intellectuel. La capacité française pour tout ce qui touche l’espace et l’aéronautique, l’électronique et l’informatique, la chimie et la biologie, doit faire l’objet d’une volonté tenace de progrès incessant. Et il n’y a pas d’économie moderne sans une industrie mécanique en constante ascension. Sans doute, nous pouvons faire usage, dans tel ou tel secteur, de licences ou de capitaux en provenance de l’étranger, mais avec une résolution égale à celle de nos voisins allemands de nous servir de cette dépendance provisoire pour hâter notre propre indépendance.
Je placerais aussitôt après, et non par goût du paradoxe, la modernisation de notre agriculture.
Contrairement à ce que disent certains, une forte agriculture, c’est-à-dire enrichissant les agriculteurs, n’est point un handicap pour une économie d’un pays comme le nôtre. Outre les qualités sociales fondamentales du monde rural et dont nul n’a le droit de réduire la portée, le maintien d’un grand potentiel agricole, complété par un réseau enfin moderne d’industries alimentaires, est un atout irremplaçable de l’indépendance de notre pays, donc de sa défense.
Au demeurant, on peut laisser jouer la tradition et les initiatives, la concurrence et le soutien à certaines activités qui, parce qu’elles mettent en œuvre des matières premières ou une main-d’œuvre nationales, méritent de n’être point abandonnées à une crise provisoire ou à une évolution profonde.
La défense a besoin d’une politique sociale.
Au cours du dernier demi-siècle, les doctrinaires et les partis qui s’intitulaient « nationaux », en sous-estimant, comme ce fut le cas par exemple avant la première guerre mondiale et entre les deux guerres, la qualité patriotique d’une politique volontariste de progrès social, n’avaient point apporté une réflexion suffisante aux problèmes, de la défense. Nous avons commencé d’évoluer. Sachons qu’aux yeux des prochaines générations, l’appartenance à la nation, donc le patriotisme, sera fonction, plus que par le passé, de la valeur éminente de la solidarité.
Dès la fin de la seconde guerre mondiale et davantage encore au cours des douze dernières années, la politique sociale a marqué d’incontestables progrès : élévation des revenus du travail, amélioration du niveau de vie par la sécurité sociale, les allocations familiales, le logement, amélioration de la promotion intellectuelle par le prolongement de la scolarité et le développement, malgré des inadaptations trop nombreuses et trop sensibles, de l’Éducation Nationale, enfin, par les diverses formes d’intéressement et de participation, montée des travailleurs vers certaines responsabilités. À cet ensemble, il faut naturellement ajouter la politique sociale en faveur des agriculteurs et des travailleurs indépendants.
Il importe de poursuivre. Cependant une erreur ne doit pas être commise car elle est nocive. Les Allemands, et au premier rang les dirigeants syndicalistes allemands, l’ont bien compris : pour répartir mieux et davantage, il faut produire mieux et davantage ; il est dangereux de croire que l’on répartit bien dans l’immobilisme, Un pays qui travaille et qui exporte est susceptible, rapidement, de donner un élan constant au progrès et à la promotion, alors qu’un pays qui considère que l’on peut se complaire dans l’improductivité relative, dans l’excessive réduction du travail (comme d’ailleurs dans le malthusianisme des investissements) et continuer à progresser, à brève échéance souffre amèrement de difficultés. Notre vie doit être humaine, congés et loisirs doivent être généreux, bien organisés, permettre à tous, et d’abord aux plus humbles, culture et épanouissement. Mais la dure compétition doit maintenir en mémoire que l’on ne peut progresser lorsque l’on produit moins dans une société où quelle que soit la rapidité des innovations techniques, les besoins des hommes et des foyers croissent plus vite que l’augmentation de la productivité.
La défense, enfin, a besoin d’une politique de promotion humaine. La promotion, c’est-à-dire la possibilité donnée à tout enfant, puis à tout homme, d’acquérir de plus grandes connaissances, une meilleure situation, une responsabilité élevée, appartient à la politique sociale. Elle en est même le couronnement et à ce titre fait partie d’une politique de défense : une société cloisonnée est moins bien défendue qu’une société ouverte.
La promotion est également importante pour ce qui concerne le civisme.
La guerre est une guerre totale, non seulement parce qu’elle fait peser un risque terrible sur la vie de millions d’êtres humains, mais parce qu’elle met en danger leurs aspirations les plus profondes, leur bien-être, leur liberté, leur honneur. Hommes et femmes sont volontiers persuadés du caractère total du risque matériel. Ils sont ignorants de l’ampleur du risque moral. L’éducation civique dont nous sentons la nécessité et qui malheureusement est, pour des raisons diverses, si mal comprise par certains éducateurs — enseignants ou journalistes — est cependant une part essentielle de la lutte pour la vie qui est la loi des peuples et dont la politique de défense doit être, constamment, l’expression. On a pu penser jadis que l’effort pouvait être demandé aux jours de la menace, qu’alors le consentement populaire était acquis et qu’un patriotisme naturel, au dernier moment, compensait les erreurs accumulées. De nos jours on ne peut raisonner ainsi, et l’aveuglement qui saisit notre pays tout entier au cours des années qui précédèrent la seconde guerre mondiale montre à quel point la responsabilité de ceux qui le dirigent ou qui l’informent est engagée.
Dans cet effort de promotion qui est la règle des démocraties modernes, la connaissance des exigences éternelles du patriotisme est indispensable — et cette connaissance est inspirée d’une idée simple, qui fait ma conclusion.
Conclusion
Face à son destin, une nation est toujours seule et elle n’est aidée que dans la mesure où elle est susceptible d’apporter, à son tour, une aide.
Les alliances sont dans l’ordre naturel des choses, et pour la France les circonstances peuvent les imposer demain, comme ce fut le cas hier, afin de préserver la paix. La coopération avec d’autres nations, est un élément indispensable pour le progrès industriel également dans les affaires stratégiques. Alliances et coopération peuvent connaître, au gré des événements, des développements, et mener vers d’étroites associations. Mais, autant qu’on peut prévoir les réalités politiques de la fin de ce siècle et du siècle prochain, la défense de la France sera d’abord le fait de la nation française. C’est elle qui a intérêt à exister. C’est elle qui a intérêt à la liberté de ses citoyens et au progrès de la société. C’est elle qui défend sa langue et les intérêts matériels ou moraux des hommes et des foyers français.
Puisque nous sommes en République et que, fondamentalement, la légitimité du pouvoir en France est celle du pouvoir républicain, les responsables de notre vie publique doivent présenter au soutien populaire la cohérence de leur action. Faute d’une logique, fondée sur le réalisme des faits et des exigences, le citoyen est en droit de douter de la valeur de l’effort qui lui est demandé, la vocation du soldat de métier devient incertaine, l’ingénieur d’armement hésite à poursuivre sa tâche et le jeune ne comprend pas la valeur du service.
J’ai voulu montrer ici, pour l’effort d’information que chaque cadre de la nation doit faire à l’égard de ses collaborateurs, des personnels sous ses ordres ou simplement associés à son action, qu’il y avait une cohérence dans la politique française. Sans doute dans certaines orientations y a-t-il des insuffisances. Il faut s’attacher à les corriger. Tout est affaire de ténacité et il ne faut pas être rebuté par les difficultés.
Il est vrai, et il ne faut pas s’en cacher, cet effort d’ensemble et notamment la conscience que la nation doit avoir de sa politique militaire, part d’un postulat : l’existence de la France et d’une résolution intime : vouloir que la France s’adapte et conquière l’avenir, non pour disparaître mais pour subsister.
Ce postulat, cette résolution, en deux lignes, le Général de Gaulle vient de les définir : « La France vient du fond des âges. Elle vit. Les siècles l’appellent. Mais elle demeure elle-même au long du temps » (1). ♦
(1) Général de Gaulle - Mémoires d’espoir - Éditions Plon, 1970.