Conférence donnée lors d'une session régionale de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) à Marseille en octobre 1970.
L’industrialisation du bassin méditerranéen
Au-delà d’une question qu’on pourrait qualifier de géographie économique, l’évolution que connaît actuellement le bassin méditerranéen donne à réfléchir à l’un des problèmes les plus importants pour notre génération et celle qui la suivra, celui du développement industriel des pays du Tiers-Monde.
Les faits
L’apparition de l’industrie autour du bassin méditerranéen est récente. Jusqu’en 1930, la Méditerranée était à peu de chose près un vide industriel. Depuis une quarantaine d’années, une industrie moderne, d’échelle et de vocation internationale, a commencé d’apparaître.
Elle a été fondée d’abord sur l’exploitation des ressources minières classiques. Telle l’industrie extractive comme celle du phosphate au Maroc et en Tunisie ; telle encore depuis la guerre la fabrication de l’aluminium en Yougoslavie ou en Grèce, ou le projet de création près de Gabès en Tunisie d’un complexe axé sur la production d’engrais et d’acide sulfurique, les industries chimiques maghrébines (I.C.M.).
Un deuxième axe d’industrialisation a été constitué par les industries de transformation partant de l’utilisation des sites portuaires et de la main-d’œuvre.
La sidérurgie sur l’eau a trouvé au bord de la Méditerranée un terrain favorable et imprévu. Vers les années 50, on s’est avisé que pour produire et laminer de l’acier il suffisait d’avoir du charbon et du minerai de fer à un prix convenable, sans qu’il soit nécessaire de s’installer à proximité d’une mine, du moment qu’on avait un bon port pour recevoir et expédier, un bon terrain industriel et de la main-d’œuvre. C’est ainsi qu’est née vers 1955 à Gênes la grande sidérurgie italienne. On peut dire que cette forme d’industrie est due avant tout à l’augmentation de la taille des minéraliers ; d’un tonnage maximum de 25 000 t en 1950, ils en sont maintenant à 150 000 et parfois 200 000 tonnes. Cet accroissement de la taille a fait diminuer les taux de fret sur les charbons et les minerais de moitié. En monnaie courante ils sont passés de l’indice 120 en 1955 à 60 en 1969 (la baisse réelle est beaucoup plus forte si l’on tient compte comme on le devrait de l’érosion monétaire mondiale). Ainsi les excellents minerais de fer du Libéria, du Labrador et de Mauritanie, les charbons des États-Unis et de Pologne ont pu affluer partout à bas prix.
Cette révolution des transports massifs, qui conduisait parallèlement à la disparition progressive des industries extractives en Europe, est l’un des facteurs importants du développement méditerranéen. À la suite de l’Italie, de jeunes sidérurgies sur l’eau sont nées à Menzel Bourguiba près de Bizerte (100 000 t), et surtout à Annaba pour des tonnages initiaux limités (400 000 t), mais avec de grands et rapides espoirs (1,5 à 2 millions de t). Enfin, vient de démarrer à Fos-sur-Mer la construction d’un complexe sidérurgique de 4 millions de tonnes/an de capacité initiale qui doit être ultérieurement portée à 8. Elle doit être complétée d’une unité de froid industriel, pour fournir, par liquéfaction de l’air, de l’azote au Gaz de France et à la pétrochimie, et de l’oxygène à la sidérurgie.
Industrie lourde de transformation aussi, installée au bord de l’eau, celle des chantiers navals a connu depuis dix ans un brillant développement, en Espagne, en Italie et en France, pays où les cales de construction permettent ou permettront prochainement de construire les plus gros bateaux (250 à 300 000 t).
La création d’industries mécaniques s’inscrit dans la même ligne. Depuis la guerre elle est apparue en Espagne, dans la région de Barcelone, en Israël, et à une date plus récente en Algérie, sous la forme d’usines de montage de camions et de voitures légères, qui doivent évoluer très prochainement vers une industrie intégrée centrée autour d’Alger pour les camions, de Constantine pour les moteurs et les tracteurs, d’Oran pour les voitures de tourisme.
Mais c’est surtout le pétrole qui depuis les années trente et tout particulièrement depuis vingt ans, suscite et soutient l’industrie en Méditerranée, et qui lui promet ses développements essentiels.
Il le fait de trois façons différentes, sous la forme d’industries de transit, de production, et de transformation.
1) C’est la mise en exploitation des grands gisements pétroliers du Moyen-Orient, découverts pour la plupart juste avant 1940, et c’est l’essor de la reconstruction européenne qui a fait de la Méditerranée la plus grande zone de transit pétrolier du monde. Le trafic pétrolier du canal de Suez, nul en 1938, atteignait 40 millions de tonnes/an en 1950, 110 en 1960, et 165 millions de tonnes/an en 1966 (le pétrole représentant alors 85 % du trafic total). La conduite d’Irak puis la Tapline faisaient déboucher 75 millions de tonnes/an en Méditerranée orientale.
Cette activité de transit est rémunératrice. Elle rapportait à la R.A.U., lors de la fermeture du canal en 1967, 1 milliard 1/2 à 2 milliards de francs par an. De leur côté, la Syrie et le Liban se partageaient environ 300 millions de francs de redevances de transit. Des redevances étaient également perçues par les ports d’accueil pour l’utilisation des outillages publics. Marseille/Lavera puis Fos-sur-Mer recevaient des bateaux de plus en plus gros (250 000 t actuellement). Fos devenait après 1959 la tête de ligne du pipe-line sud-européen (35 millions tonnes/an) qui ravitaille en pétrole les régions de Lyon, Strasbourg et Spire, après avoir poussé un moment jusqu’à Ingolstadt en Bavière. Si pour des raisons de faiblesse des fonds marins ou de coût d’exploitation élevé les pipe-lines concurrents partant de Gênes et de Trieste ont peu de chance de voir accroître considérablement leur débit, par contre le Sud Européen, qui part d’un excellent port, accessible aux plus gros bateaux et qui suit le fond des vallées du Rhône et du Rhin, doit dans les prochaines années passer à 90 millions de tonnes/an.
C’est presque exclusivement le pétrole qui a fait la prospérité des ports méditerranéens ; sans lui leur niveau d’activité serait des plus médiocres. L’exemple de Marseille en vaut un autre. En 1938, les hydrocarbures avec 2,6 millions de tonnes/an représentaient déjà 26 % de son activité ; en 1969, 87 % avec 58 millions de tonnes/an.
2) Bien que les profits de l’activité de transit soient loin d’être négligeables, c’est des productions pétrolières que provient actuellement la principale richesse des pays de la Méditerranée, depuis que les firent apparaître en 1956/60 les prospections d’Algérie et de Libye. Ces deux pays produisent aujourd’hui à peu près 200 millions de tonnes/an, environ 150 pour la Libye et un peu moins de 50 pour l’Algérie. Les ressources fiscales qu’ils en retirent peuvent être évaluées à 1,3 milliard de francs par an pour l’Algérie, et 6 pour la Libye, où les bénéfices sont plus élevés du fait de gisements plus productifs, moins profonds, et plus proches de la côte. La Tunisie et la Syrie avec 4 millions de tonnes/an chacune, viennent d’entrer au rang des producteurs depuis quatre et deux ans respectivement. La R.A.U. atteindra en 1970, principalement avec l’aide du nouveau gisement de Morgan en Mer rouge, le plus grand gisement marin du monde (20 millions de tonnes/an), un rythme voisin de 25 millions de tonnes/an. Le désert occidental égyptien sur lequel on avait fondé de grandes espérances, apparaît pour le moment assez décevant.
3) Les industries de production du pétrole brut ou de gaz naturel sont beaucoup plus des industries d’investissement que d’emploi. Par contre elles apportent, avec des ressources financières, à la fois de l’énergie et une matière première à bon marché, qui rendent possible la création d’une industrie de transformation pétrolière et pétrochimique en aval. Les investissements qui ont commencé il y a une quinzaine d’années et les projets sont dans ce domaine extrêmement nombreux. Nous nous bornerons à rappeler sommairement les principaux d’entre eux :
• Il y a bien entendu d’abord les installations de raffinage du pétrole qui, pour des raisons de coût de transport des produits finis notablement supérieur au coût de transport du pétrole brut, s’installent depuis vingt ans auprès des lieux de consommation. C’est également la règle que suivent actuellement les raffineries dans les pays producteurs, où elles ont été établies presque partout dans le but d’alimenter le marché intérieur — sauf évidemment à exporter les excédents structurels ou saisonniers.
Le pourtour de la Méditerranée est aujourd’hui garni de raffineries dans tous les pays.
• La liquéfaction du méthane est à l’origine du complexe d’Arzew, du prochain complexe de Skikda en Algérie, et de l’usine de Marsa Brega en Libye.
• La pétrochimie est le domaine le plus prometteur, et aussi celui où les projets sont les plus nombreux.
— Elle est parfois fondée sur le gaz naturel, ou ses sous-produits comme l’éthane ou les gaz liquéfiés ; ainsi à Ravenne en Italie, ou en Algérie à Arzew, ou encore dans les projets de Skikda. Cette industrie est alors souvent axée sur les engrais, la fabrication de l’ammoniac étant Tune des plus courantes auxquelles le gaz naturel donne lieu (Ravenne, Arzew, projets de Benghazi et d’Annaba).
Une autre voie possible pour le gaz naturel, qui n’existe actuellement qu’en projet est la fabrication du méthanol (Algérie, Libye) utilisation particulièrement intéressante, car elle permettrait une valorisation relativement élevée et un transport classique et peu onéreux, à la différence du gaz méthane sous la forme liquide ; la lutte entreprise par les pays industriels contre la pollution peut ouvrir un débouché important à ce composant anti-détonant d’un carburant particulièrement « propre ».
— Mais, le plus souvent, c’est le pétrole qui est à l’origine des complexes pétrochimiques, dont les principaux sont ceux de l’étang de Berre en France, de Sicile (Gela, Priolo), de Salonique, et de Haïfa en Israël. Des projets du même type existent en Italie du Sud, Sicile et Sardaigne.
Une voie de la chimie du pétrole qui devrait être à plus long terme particulièrement intéressante pour les pays du Tiers monde est celle de la fabrication des protéines alimentaires, récemment entreprise à Lavera près de Marseille ; il faudra probablement attendre toutefois quelques années pour que cette voie se confirme et s’élargisse.
L’industrialisation du rivage méridional
L’industrialisation est jusqu’ici surtout le fait des pays déjà confirmés dans cette voie, sur le rivage Nord-Ouest de la mer.
Elle n’en est qu’aux débuts ou au stade des projets sur le rivage sud, et dans une large mesure dans tout l’Est du Bassin, pays auxquels elle serait pourtant très nécessaire. Ce sont les problèmes de son avenir dans ces pays neufs que nous voudrions maintenant examiner. En France, en Italie ou en Espagne, le mouvement est lancé et sa poursuite ne soulève plus de problèmes majeurs.
Dans presque tous les pays de la rive Sud, l’industrialisation est devenue l’un des objectifs essentiels de la politique économique. Elle y a pris généralement le pas sur les problèmes pourtant vitaux du développement agricole. Il n’y a guère qu’en Libye — pays peu peuplé — que le développement agricole est mis par le Gouvernement sur le même pied que celui de l’industrie. La préférence donnée ailleurs à l’industrie a pu surprendre. En réalité, il n’a pas le caractère de paradoxe ou d’a priori dogmatique qu’on veut parfois lui prêter. Devant l’accroissement démographique des présentes années, les espérances d’augmentation du niveau de vie de la population que peut permettre l’investissement agricole sont limitées en raison de la faiblesse des surfaces cultivables, de leur qualité souvent médiocre et du manque d’eau. Seul l’investissement dans l’industrie peut permettre de créer des revenus suffisants pour permettre d’acheter suffisamment de matières premières alimentaires sur le marché mondial où la présence d’excédents agricoles à bas prix est devenue permanente. L’Angleterre n’a pas bâti autrement sa prospérité. L’industrialisation permet de créer davantage d’emplois rémunérateurs, de mieux lutter contre le chômage, d’espérer combler une plus grande part de l’écart du niveau de vie avec les pays développés. C’est la voie qu’ont suivie toutes les nations occidentales pour assurer leurs progrès économiques, et les analyses devenues classiques de l’économiste américain Collin Clark ont montré depuis vingt-cinq ans que le progrès économique passait par un chemin qui part de la production agricole, va à celle des biens manufacturés et aboutit aux services de plus en plus élaborés, allant du primaire au secondaire et au tertiaire pour aboutir aujourd’hui dans les pays très évolués à ce qu’on appelle parfois le quaternaire. Il est normal et légitime que les pays du Tiers-Monde veuillent suivre cette voie, échapper aux fluctuations trop souvent désastreuses des cours des matières premières, et d’autre part mettre le terme le plus efficace à des situations qu’ils ne sont pas toujours infondés à considérer comme des survivances du pacte colonial.
L’industrialisation est aujourd’hui la manière la plus réaliste et la plus courageuse d’aborder le problème du développement.
Tentons donc une revue sommaire des chances qu’a le rivage sud de la Méditerranée dans les prochaines années, de connaître une expansion industrielle importante et, en regard, des difficultés qui devront être surmontées pour la réussir.
Les chances
1) Le premier atout de l’industrialisation est que dans la plupart des pays, et plus particulièrement dans deux ou trois d’entre eux, elle constitue un objectif fixé avec détermination par une volonté politique ferme.
Cette volonté est fondamentale. Rien n’est possible dans ce domaine sans l’adhésion de la population, à qui sera demandé, d’une façon ou d’une autre, l’essentiel de l’effort d’investissement. Elle est indispensable pour le choix des industries et de leur implantation, car elle seule permet de préférer aux industries qui pourraient assurer des profits plus rapides celles qui apportent le maximum d’emplois en cascade, et d’industrialisation en profondeur.
Le plan quadriennal algérien (1970-73) est caractéristique d’une telle volonté réfléchie de construire une économie neuve dans la ligne d’une politique délibérée. « L’organisation socialiste de la société et du développement » dit le préambule du plan « constitue le choix fondamental qui doit guider l’ensemble des décisions ». Ce choix place l’industrialisation « au premier rang des facteurs de développement dans cette mutation profonde », de cette « transformation complète des conditions économiques nationales ». Le succès du plan « démontrera le succès de la Révolution algérienne et la clairvoyance de ses choix en faveur de l’indépendance économique et du socialisme ».
Le pétrole brut dont la production doit être augmentée d’environ 50 % s’y voit assigner le rôle de pourvoyeur de recettes fiscales et de devises ; le gaz naturel, en outre, celui de développer l’économie.
Les grandes réalisations envisagées se situent dans le domaine :
— de l’acier brut, sous forme de produits semi-finis (laminés/profilés) ou finis (tubes). La production doit être triplée,
— des engrais,
— de la pétrochimie,
— de la mécanique.
Le plan prévoit en dehors de l’agriculture, la création de 265 000 emplois, dont 170 000 dans le secondaire, 75 000 dans l’industrie et 95 000 dans les travaux publics et le bâtiment. L’Algérie financera elle-même 75 % des 27 milliards de D.A. d’investissements prévus dont 45 % dans l’industrie, secteur essentiel, qui doit être développé autour de huit zones géographiques.
Dès la fin du premier plan quadriennal, et malgré l’importance de l’effort d’investissement de base (la production intérieure brute doit augmenter de 9 % par an), le niveau de vie marqué par l’accroissement de la consommation doit connaître un relèvement d’environ 2 % net par an. Le revenu moyen par habitant doit passer entre 1970 et 1973 de 910 à 1 000 D.A. par an.
Le plan quadriennal algérien constitue actuellement autour de la Méditerranée le seul projet de construction économique intégrée complète. Il sera du plus grand intérêt d’en suivre l’exécution.
2) Les avantages naturels.
La deuxième chance des pays neufs de la Méditerranée, c’est l’existence dans la plupart d’entre eux, de matières premières abondantes et à bas prix de revient, qui fournissent à la fois une base solide de ressources fiscales au budget d’équipement, des devises provenant des ventes à l’exportation, de l’énergie, et de la matière à transformer.
Si le pétrole se place au premier rang des ressources naturelles, il est probable que le gaz naturel apportera davantage de revenus et d’emplois aux pays qui ont la chance d’en détenir, et particulièrement à l’Algérie qui avec 3 à 4 000 milliards de m3 de réserves (environ 1/10e des réserves mondiales) distance nettement la Libye, dont les réserves sont environ quatre ou cinq fois moindres.
Où se trouve l’avantage particulier au gaz naturel ? C’est en quelque sorte la faiblesse congénitale même que constitue le volume important qu’il occupe à l’état normal, et qui entraîne son coût de transport élevé à la calorie : le prix de vente peu élevé à la tête du puits qui en résulte incite fortement à l’employer sur place si la source de production est éloignée des lieux de consommation (1).
Que peut-on faire dans les pays de production avec du gaz naturel à bon marché ? C’est d’abord un combustible pour l’industrie, et notamment pour la sidérurgie, où il peut remplacer le fuel oil comme agent réducteur dans les hauts fourneaux. C’est aussi et surtout une matière première chimique à partir de laquelle on fabrique des engrais ammoniacaux, du méthanol, et de laquelle on extrait les produits associés, éthane, propane, butane, aromatiques, à partir desquels peut se construire toute une chimie des plastiques, des colorants, des solvants, et toutes les industries d’aval.
3) Le coût de la main-d’œuvre dans les pays en voie de développement est également un élément qui leur permet de produire dans de meilleures conditions de concurrence.
4) Enfin, quatrième élément favorable actuellement à l’industrialisation, la très rapide expansion économique que connaît actuellement le monde, et notamment l’Europe, marché naturel des productions méditerranéennes, où le rythme des développements est actuellement un des plus rapides du monde. La consommation d’énergie le résume : sans atteindre le développement vertigineux du marché japonais, dont on prévoit que la consommation d’énergie sera en 1980 deux fois 1/2 celle de 1970, le taux de croissance du marché européen se maintient en 1970 aux alentours de 13 % dépassant les prévisions qui prévoyaient un assagissement du gradient de développement aux alentours de 8 à 9 %. Il faut bien voir qu’un tel rythme de croissance est de l’ordre du double du rythme américain.
Les industries de production d’hydrocarbures sont les premières bénéficiaires de ces progrès et proportionnellement très au-delà de l’industrie européenne : tandis qu’entre 1959 et 1969 la production européenne augmentait d’environ 80 %, les revenus pétroliers des pays du Moyen-Orient étaient triplés si l’on ne tient pas compte de la Libye, quadruplés si on l’inclut (2).
Les industries de transit sont appelées de leur côté à bénéficier de l’expansion européenne. Une fois la paix revenue, on imagine mal qu’elles ne reprennent pas leur ascension.
Si la première crise de Suez (1957) a fait naître la génération des pétroliers de 100 000 t et la deuxième de 1967 ceux de 200 000 t, les difficultés actuelles accentuent le mouvement vers les grandes tailles, et le premier bateau de 480 000 t va être construit.
Certes, de leur fait, une partie du trafic demeurera durablement détourné par le Cap. On connaît souvent mal l’effort gigantesque de reconversion qu’accomplit actuellement l’ensemble de la flotte pétrolière mondiale : alors qu’au 1er juillet 1970 celle-ci comptait 140 millions de tonnes de capacité de transport, il y avait à la même date 71 millions de tonnes en construction ou en commande, soit la moitié de toute la flotte ; sur ce total, 85 % étaient constitués par des bateaux de plus de 200 000 t, qui sortent actuellement au rythme d’environ un tous les six jours. Une partie importante de cette flotte du Cap passera à nouveau par le Canal de Suez, au moins dans Nord-Sud, quand il sera rouvert et élargi pour les laisser passer, après cinq ou six ans de travail pour le transit à pleine charge. Il est très probable que le pipe-line qui doit doubler le canal du côté égyptien (70 millions de tonnes/an), Suez-Méditerranée, dit Sumed sera construit dans l’intervalle ; celui qui doit amener à Iskenderun le pétrole iranien, a lui aussi quelques chances notables de voir le jour : il paraît devenu compétitif, depuis que le prix des constructions navales et des coûts d’exploitation des bateaux, notamment du fait des assurances, ont connu, depuis trois ans, une augmentation de près de moitié ; et aussi depuis que l’augmentation du loyer de l’argent fait ressortir l’économie importante d’argent immobilisé que représentent de telles conduites par rapport aux bateaux pour la même capacité de transport. Enfin, si la paix revient, il n’y a pas de raison que le pipe-line israélien d’Eilat à Ashkalon ne débite pas à sa pleine capacité (60 millions de tonnes). D’une manière ou d’une autre, il paraît donc très probable que la Méditerranée verra à nouveau passer dans les années qui viennent l’essentiel de l’approvisionnement pétrolier de l’Europe.
Mais si le développement européen peut être à l’origine de l’expansion des pays de la Méditerranée, c’est le développement de ces pays eux-mêmes, une fois passée la période de décollage, qui sera le moteur de la création d’industries nouvelles, de même qu’il l’a été, il y a quarante ans, en Union Soviétique.
Les difficultés
Ce serait toutefois manquer à la vérité que de masquer ou de minimiser les difficultés qui font obstacle à cette entreprise.
1) D’abord, la tension militaire et le conflit israélo-arabe ont, de façon directe et indirecte, un effet défavorable certain : par les pertes de recettes qu’ils entraînent, tels les péages de Suez dont l’absence prive la R.A.U. chaque année de recettes budgétaires importantes, et par voie de conséquence l’amputation que sa compensation entraîne sur les budgets de la Libye, du Koweït, et de l’Arabie Séoudite ; par les capitaux qu’il détourne des investissements productifs vers les budgets militaires ; par l’insécurité dont il frappe les productions et les transits, qui entrave le jeu des échanges commerciaux réguliers et décourage les investisseurs ; par la partie durable du trafic maritime pétrolier détourné par le Cap.
2) Dans de nombreux cas, le fait historique encore très récent de la colonisation ne simplifie pas le problème. Les rapports économiques ou juridiques avec d’anciennes puissances coloniales sont fréquemment compliqués, dans l’esprit des dirigeants de jeunes nations, du sentiment plus ou moins clairement exprimé d’un droit à réparation, et d’une tendance à considérer que les droits acquis des entreprises installées avant la décolonisation peuvent toujours être contestés. Le pays neuf, d’autre part, a instinctivement tendance à considérer que nécessité fait loi, et que le dénuement autorise qu’on s’exonère du droit rigide des pays riches. Ces attitudes sont naturelles et compréhensibles ; dans le dernier cas, même, il serait évidemment difficile sur un plan d’éthique ou d’humanité de les condamner. Elles n’en sont pas moins un obstacle grave à l’établissement d’une coopération industrielle qui ne peut se fonder solidement que sur des rapports objectifs.
3) Un problème général est celui de la formation des capitaux, ou, si l’on veut, de l’installation de l’équipement de départ. La partie la plus importante en est normalement fournie par le travail des hommes du pays, accru par la résorption du chômage et mieux organisé. Le concours de capitaux étrangers est en général souhaité : il a l’avantage de contribuer à payer la part des investissements des biens d’équipement qui doit être importée. Ce concours pose un problème politique aux États qui ont pris une option socialiste ; aux investisseurs étrangers, il pose celui de la garantie des revenus et du remboursement, notamment dans le cas de menaces de nationalisation.
Si l’investisseur étranger est désiré, il est nécessaire d’obtenir sa confiance. Il faut bien reconnaître que celle-ci actuellement, est plus fréquemment mise à l’épreuve qu’elle n’est encouragée, et que le dialogue n’est pas facile à nouer. Tant que n’existe pas dans le pays qui se développe un cadre juridique simple pour l’investisseur, accepté par les partenaires, compris de la même façon, et éprouvé par une certaine pratique, l’investisseur hésitera à venir, car il peut généralement trouver dans un cadre familier, dans son pays ou dans les pays voisins, un terrain où déployer son activité.
4) Le problème de la formation de la main-d’œuvre est également général. Si la main-d’œuvre est dans l’ensemble nombreuse et bon marché, elle est également inexpérimentée au départ ; la Méditerranée n’a pas de tradition industrielle ; et la main-d’œuvre en expatriation venant d’Europe ou d’ailleurs est chère.
5) Enfin, le risque de l’industrialisation, pour être payant, doit être couru à grande échelle.
L’industrialisation n’a guère de sens et n’est guère possible même, dans de nombreux domaines, que si elle se propose de produire à bon marché, pour pouvoir vendre à bon marché tant sur un marché intérieur à faible pouvoir d’achat, qu’à l’exportation sur un marché où la règle est celle d’une rude concurrence. Ceci signifie qu’il faut construire des unités de production aussi modernes et aussi grosses que possible. Le prix de revient et la grosse quantité vont de pair. On peut prendre pour exemple la taille des unités de fabrication des produits chimiques qui a pratiquement triplé à quintuplé en dix ans dans tous les pays industriels du monde (3). Le gigantisme est devenu une nécessité pour toutes les industries d’investissements de base pour lesquelles le prix de revient est beaucoup plus le fait d’amortissements et d’intérêts que de main-d’œuvre, particulièrement depuis que le taux de l’argent a connu la hausse qu’on sait.
Cette exigence de production massive a pour conséquence la nécessité d’exporter au-delà du territoire national, dont le marché est au départ très limité, par sa dimension et son pouvoir d’achat. Elle pose le problème du débouché, qui est peut-être finalement le premier et le plus important de tous.
L’acquisition des débouchés commerciaux extérieurs est normalement longue et chère. Elle réclame des efforts patients de prospection du marché, ou l’achat de réseaux commerciaux, ou des rabais, et souvent les trois efforts en même temps. Elle échappe par définition au territoire où s’exerce la souveraineté économique du pays producteur.
Un des aspects les plus délicats du problème, qu’on oublie trop souvent, est qu’en dehors des pays socialistes le débouché commercial des nations n’appartient pas aux Gouvernements, mais à des entreprises industrielles et commerciales qui sont libres de choisir leurs fournisseurs. Cette liberté ne peut guère être limitée que dans le cas particulier des secteurs d’État, mais dans la mesure où les achats imposés par le Gouvernement ne sont pas de nature à entraver le fonctionnement industriel et commercial normal de l’entreprise à capitaux publics, soumise comme ses concurrents à la loi de l’économie de marché.
Les productions nouvelles doivent donc trouver leur place, par voie de discussion commerciale de vendeur à acheteur, dans un marché hautement concurrentiel.
Si l’Europe est plus ouverte que les États-Unis, peut-être parce qu’elle n’a pas connu aussi durement la crise de récession de 1929, et si elle n’a pas jusqu’à présent inventé ni l’European Selling Price ni le Buy European Act, le réflexe protectionniste y demeure également très vivace de la part des milieux patronaux et syndicaux, et prompt à se manifester devant des prix jugés anormalement bas.
La coopération industrielle
L’inventaire sommaire des risques et des chances qui vient d’être dressé ne conduit nullement à aborder avec pessimisme le problème du développement industriel du Sud Méditerranéen. Si une volonté réelle de coopérer inspire les partenaires, il existe pour tous les problèmes évoqués des voies de solutions connues et éprouvées ; mais il faudrait que l’objectif général d’une coopération industrielle soit d’abord établi et accepté.
1) Les conditions du dialogue.
Du côté des pays industriels, indépendamment des raisons morales qui pour regrettable que cela soit, n’ont, il faut bien en convenir, qu’un poids limité, il reste à prendre conscience de l’intérêt de la coopération. L’échange économique, facteur de prospérité mutuelle, demande que les deux partenaires disposent de moyens d’échange et de paiement. S’il veut élargir son commerce avec les pays en voie de développement au-delà des matières premières dont il a besoin, l’État industrialisé doit accepter de financer le démarrage et d’encourager le décollage en face de lui d’une industrie nouvelle, qui au départ ne peut manquer d’être dans une certaine mesure sa concurrente.
Il est un deuxième intérêt, qui est de nature politique. L’écart des niveaux de vie entre les pays industriels et le Tiers-Monde, dont on n’a guère l’impression qu’il soit actuellement en voie de réduction, est un facteur constant de tension et de discordes ; c’est une tentation permanente pour les pays du Tiers-Monde de peser à chaque occasion sur les pays riches avec les moyens dont ils disposent : approvisionnements, marchés, prix, action politique, pour obtenir d’eux par la contrainte un peu du progrès dont ils s’estiment frustrés. Il en sera ainsi, c’est à craindre, aussi longtemps que rien d’efficace ne sera entrepris pour combler cet écart.
Du côté des pays producteurs, l’acceptation du dialogue devrait entraîner que soit tempéré l’usage des décisions unilatérales, de la menace sur la sécurité des approvisionnements (4), et de la remise en cause, qui tend à devenir quasi permanente, du statut des entrepreneurs étrangers. Il faudrait aussi éviter de susciter trop facilement l’hostilité des pays industriels par des revendications insoutenables, comme celles que formulent certains pays producteurs de pétrole brut sur le produit de l’impôt sur les transports par camions et voitures que paient les contribuables européens pour financer leurs routes et alimenter leurs budgets nationaux.
2) Les moyens de la coopération.
Les conditions que nous venons d’énoncer réclament, disons-le franchement, un grand effort de part et d’autre. Si elles se trouvaient remplies, les moyens d’une coopération industrielle sont connus.
• Un cadre juridique spécifique ou original n’est en rien indispensable pour nouer la coopération entre les deux partenaires. Entre l’Algérie et la France la tradition juridique et même tant soit peu juridiste qui marque les deux pays a fait élaborer les statuts précis que sont celui de l’Office de Coopération Industrielle et de l’Association Coopérative. Peut-être cet encadrement juridique a-t-il fait son temps, malgré les résultats très positifs qu’il a permis d’obtenir ; cela paraît très probable pour l’O.C.I., moins décisif pour l’ASCOOP. Les deux Gouvernements en délibéreront. Disons sur ce point que l’essentiel paraîtrait de mettre en place des points de rencontre, des organismes aussi légers et souples que possible de dialogue qui permettent de se concerter et de décider des investissements et des débouchés, d’éviter ou tout au moins d’atténuer le gaspillage des investissements et une concurrence ruineuse sur les marchés chaque fois qu’elle peut être évitée. De tels points de rencontre qui existent d’ailleurs déjà ici ou là, où l’on puisse régler ses affaires avec le minimum de formalisme, de façon bilatérale ou multilatérale, seraient aussi utiles entre pays industriels et pays en voie de développement qu’entre ces derniers pays eux-mêmes seuls, entre eux, et de plus en plus au fur et à mesure que leurs nouvelles industries se développeront et risqueront de s’affronter sur le marché.
• Le problème de capitaux est d’abord celui de la fourniture des biens d’équipement. C’est un problème de financement, puis de remboursement. L’État du pays producteur de biens intervient normalement par des crédits au vendeur ou à l’acheteur, ou en finançant des réductions d’intérêt qui rendent supportable la charge de remboursement du pays emprunteur.
La constatation a été faite depuis plusieurs années déjà, que les charges résultant de l’endettement des pays en voie de développement absorbent une fraction importante et sans cesse grandissante du montant de l’aide qui leur est donnée par les pays industriels, et risque d’en dépasser le montant au cours de la présente décennie. Ne serait-ce pas alors à la volonté politique des États vendeurs d’intervenir pour ramener la charge à un niveau acceptable et payer la relance du jeu ?
Toutefois, en ce qui concerne les mécanismes des crédits bancaires et publics, ceux qui ont été élaborés et rodés dans ce domaine depuis plusieurs années sont efficaces si les investissements sont bien choisis, c’est-à-dire s’ils ont des délais et des conditions de rentabilité qui ne soient pas excessivement risqués.
Le problème jusqu’à présent le plus mal traité est celui de l’investissement en capital dans les pays en voie de développement. Pour certains de ceux-ci cette forme de coopération soulève des objections de doctrine, ou des craintes d’empiétement politique qui amènent l’État en voie de développement à poser des conditions strictes, devant lesquelles l’intérêt de l’investissement comparé par l’investisseur à d’autres emplois risque de devenir pour lui très faible. En toute hypothèse, c’est un domaine dans lequel la garantie des deux États est devenue presque partout nécessaire ; la loi américaine dite A.I.D. (Aid for International Development) y montre un excellent exemple. Malheureusement, jusqu’à présent, dans la plupart des pays européens et notamment en France, les Gouvernements répugnent à le suivre ; leur timidité entraîne une large stérilisation de la source importante de financement qui est celle des entrepreneurs privés. Le problème est connu. Il relève de la décision politique.
Il faut dire ici quelques mots de l’important problème du change, car il se pose d’une manière ou d’une autre avec beaucoup de pays. La crainte de voir retardé, suspendu ou supprimé le droit de recevoir les fruits de son travail est évidemment un frein puissant pour l’investisseur, particulièrement là où cette crainte s’est déjà matérialisée par des mesures effectives. Là aussi, il est évident que la seule garantie possible aux investisseurs est celle que peut leur donner un accord entre les deux États, s’inspirant de ceux qui ont existé par exemple au lendemain de la deuxième guerre mondiale, entre la France et les États-Unis.
• Mais c’est le problème du débouché qui est incontestablement aujourd’hui le plus difficile.
La meilleure de toutes les aides à l’industrialisation qui puisse être donnée à un pays neuf serait de garantir l’achat d’une fraction suffisante des nouvelles productions pendant une durée qui permette le décollage des industries, en couvrant l’essentiel des frais financiers et de l’amortissement de l’installation. C’est là un domaine où les pays à commerce d’État qui disposent de leur marché intérieur, possèdent un avantage indiscutable sur les autres. Il est difficile à un État Occidental de s’engager comme l’a fait l’Union Soviétique, par exemple, pour la sidérurgie d’Annaba, à racheter tous les excédents de production, même à des prix qu’on dit peu élevés : mais un tel engagement est évidemment fondamental pour permettre au pays neuf de décider de l’investissement initial, et rendre possible la formation de la boule de neige des revenus, des emplois et des investissements d’aval.
— On pourrait imaginer, comme certaines grandes entreprises industrielles françaises l’on fait, pour écouler les marchandises très diverses que leur proposent les pays démunis de devises dans lesquels ils vendent, de créer des entreprises commerciales semi-publiques d’import/export chargées d’écouler ces marchandises auprès des acheteurs éventuels, sur le marché intérieur ou à l’exportation. C’est une voie possible, mais malaisée, et qui n’a pas été jusqu’ici explorée à grande échelle. L’État français avait tenté sans succès il y a quelques années d’encourager la création d’une telle entreprise (« Frantorg ») pour faciliter les échanges industriels avec l’Union Soviétique et les pays de l’Est. Un groupe de banques nationalisées françaises s’efforce actuellement de la reprendre sous une autre forme. Le problème le plus difficile est de trouver les hommes, l’équipe de commerçants de haute volée capables d’accomplir cette tâche avec efficacité, avec une liberté d’achat par définition restreinte.
— L’abaissement des droits de douane et les préférences tarifaires sont normalement le meilleur outil juridique et économique qui permettrait d’ouvrir le débouché des pays ocidentaux. On connaît le principe des préférences tarifaires, telles qu’elles sont actuellement discutées dans les instances internationales « l’ensemble ou la plus grande partie des pays industrialisés s’engagerait à consentir en faveur de l’ensemble des pays en voie de développement un abaissement unilatéral et non réciproque des droits de douane portant sur les produits manufacturés et semi-manufactures » (5). Les Nations Unies, l’O.C.D.E. la Communauté Économique Européenne se sont efforcées d’en mettre au point les mécanismes de fonctionnement, pour assurer à la fois l’égalité entre les bénéficiaires et l’égalité des charges entre pays industrialisés, et prévoir en particulier les remèdes à appliquer aux éventuelles perturbations économiques dans les pays industrialisés provenant de l’importation de produits « sensibles ».
La dernière réunion de l’O.C.D.E. de mai 1970 a enregistré des progrès certains, limités toutefois par certaines divergences entre les systèmes de sauvegarde qui auraient la préférence de l’Europe et celle des États-Unis.
Il est permis de se demander si des systèmes moins ambitieux comme ceux de contingents tarifaires ou de réduction de droits appliqués vis-à-vis de tels ou tels États ne constituent pas, dans la phase actuelle une voie de coopération plus réaliste.
• La coopération entre pays industriels et pays neufs ayant l’un et l’autre choisi l’option socialiste est évidemment plus facile, s’appuyant dans les deux cas sur une économie et un commerce d’État. Elle utilise des moyens qui sont, eux aussi, connus et sont pratiqués par les pays de l’Est ou avec eux depuis de longues années : échanges bilatéraux compensés, prêts d’État, envois de techniciens, de coopérants et d’experts. Le problème difficile du débouché trouve, dans ce cas particulier, nous l’avons dit, des solutions plus aisées qu’ailleurs. Ce type de coopération n’exclut pas toutefois de la part du pays socialiste déjà industrialisé le souci de protéger ses industries nationales, ses comptes extérieurs et ses marchés (6).
La coopération industrielle entre un pays à option socialiste et un pays à économie principalement libérale comme celle entreprise en 1965 entre l’Algérie et la France a conduit à des résultats positifs indiscutables et à des investissements importants. Elle n’a pu manquer toutefois de se heurter à la difficulté structurelle de faire coopérer et s’entendre les conceptions d’une économie dirigée et d’une économie de marché. Il n’est guère facile de s’entendre si l’un parle tonnage, et l’autre prix de revient, limité par les conditions du marché.
3) La spécialisation des productions.
Les procédés qui viennent d’être énumérés, plus ou moins classiques, permettent d’arriver à favoriser dans les pays neufs, la création d’industries nouvelles. De tels moyens ne peuvent être toutefois efficaces que si l’on est d’accord sur ce qu’il faut fabriquer, pour que les industries nouvelles puissent se développer.
C’est évidemment aux seuls pays en voie de développement qu’il appartient de décider des productions qu’ils désirent entreprendre pour engendrer le maximum de revenus et d’emplois. Toutefois, l’abaissement des coûts des transports, les progrès dans l’échange des biens et des idées, l’ouverture sans cesse accrue des nations les unes aux autres, qui tendent à unifier les marchés, suggèrent l’idée d’une solidarité et d’une spécialisation entre les divers pays producteurs de biens industriels, qui ne pourrait leur être que bénéfique.
Si l’on y réfléchit, on est amené à imaginer qu’une évolution économique raisonnable de l’ensemble industriel des pays méditerranéens devrait amener les pays de la rive Nord à accepter que ceux de la rive Sud se substituent dans une large mesure à eux pour la fabrication, appelée à devenir de plus en plus massive, d’un certain nombre de grands produits qui sont à la base de l’industrie moderne, tels que l’acier ou ses produits semi-finis, les grands intermédiaires de la chimie (éthylène, propylène, butadiène, benzène) ou les engrais à base d’ammoniac ou de phosphate : ce qu’on pourrait appeler « la grosse cavalerie » de l’industrie moderne, qui réclame de l’espace industriel, de bons ports, de l’énergie et de la main-d’œuvre à bon marché. C’est un domaine vaste et en pleine expansion ; il permet d’édifier sur des bases solides une industrie plus élaborée ; il ne réclame pas un effort technologique immédiat hors de proportion avec ce qu’autorise une période de décollage ; il permet d’incorporer à la matière première une valeur ajoutée substantielle.
L’évolution à vrai dire est déjà commencée dans ce sens. Un bon nombre de réalisations déjà acquises en Algérie ; celles que prévoit son plan quadriennal ; les réalisations et projets tunisiens, libyens, égyptiens sont pour l’essentiel de cette nature. La fabrication d’engrais, la sidérurgie ont franchi la mer, la pétrochimie est en train de le faire.
Il paraît quasi inéluctable, dans les prochaines années, que nos voisins de la rive Sud produisent de l’ammoniac, de l’éthylène, ou de l’acier, en quantités massives et à bas prix ; on ne voit aucune raison majeure qui les empêcherait d’y réussir.
Il serait assez conforme aux lois générales du développement des économies que la rive Nord, de son côté, aille de plus en plus vers les productions élaborées et fines, incorporant davantage le travail des cerveaux et d’une main-d’œuvre hautement spécialisée. N’est-il pas naturel que progressivement l’Europe, vieux pays peuplé d’écoles et d’universités, mais démuni de ressources naturelles et de matières premières abondantes et bon marché, en vienne à vendre essentiellement de la matière grise et de la technologie, comme le font déjà la Suisse et l’Autriche, qui s’assurent un haut niveau de vie à vendre leur savoir et leur expérience tant intellectuelle que manuelle ? Les matières premières minérales sur lesquelles a été bâtie la puissance des premières nations industrielles, le charbon et le minerai de fer, sont aujourd’hui en train de disparaître. Il reste à ces nations les progrès acquis intellectuels et technologiques, la faculté de produire des biens et des services incorporant du savoir, véritable richesse de l’homme, qu’on trouve tout au début et tout à la fin de l’évolution industrielle et que les matières premières n’auront servi, au bout du compte, qu’à développer.
Une telle voie pousse les pays de la rive Nord vers un effort constant de perfectionnement et d’éducation, de recherche scientifique et technique. Elle peut paraître peu engageante aux pays qui, pour une part importante de leurs productions et de leurs exportations, vendent encore des produits peu élaborés, et seraient donc plus sensibles à cette nouvelle concurrence des pays neufs. C’est pour une part le cas de la France, à qui elle demanderait un effort particulier malgré la modernisation de son industrie qu’elle a entreprise au cours des vingt dernières années (7).
Une telle évolution, dira-t-on, accroîtrait par rapport au reste du monde une dépendance des nations industrielles qui semble déjà parfois singulièrement effrayante. Observons qu’une telle sujétion — sauf pour les États-Unis et l’Union Soviétique — a toujours plus ou moins existé pour les matières premières et qu’elle existera toujours ; et est-il vraiment plus grave de dépendre de l’extérieur pour son éthylène que pour son pétrole, pour ses tôles d’acier que pour son minerai de fer ? On ne voit pas bien comment pourrait être contrarié le mouvement qui conduit à spécialiser les pays dans les travaux et les productions pour lesquels la nature ou leur volonté les ont le mieux placés, à diminuer les coûts de production et à accroître le nombre de ceux qui bénéficient de plus hauts revenus. Ce mouvement n’est-il pas celui du progrès ?
Conclusion
À l’heure actuelle la coopération industrielle entre les pays industriels et le Tiers-Monde — mise à part l’expérience franco-algérienne — n’est guère plus qu’un problème qui commence à être clairement posé. Le réflexe protectionniste devant l’éventualité de nouvelles concurrences demeure de ce côté de la mer la réaction habituelle et générale. Il est naturel, pour nos pays d’Europe occidentale, de préférer spontanément investir là où le travail est le plus tranquille et le profit le plus sûr, où il n’y a qu’à améliorer le rendement d’une machine industrielle bien rodée.
Mais ne faudrait-il pas penser aussi à ceux dans les mains desquels dans vingt ans nous aurons remis nos pays et nos entreprises ? Ont-ils tort ou raison de ne pas se satisfaire du but d’accroissement du bien-être matériel qui est le moteur principal de nos activités ? Ont-ils tort ou raison de ne pas se satisfaire de régler les problèmes à l’échelle de nos vieilles collectivités nationales, alors qu’au dehors les problèmes leur paraissent d’une échelle et d’une gravité autrement plus poignante ? La tâche stimulante qui était celle de notre génération, reconstruire notre pays dévasté et le remettre dans la course mondiale, est maintenant accomplie. Pourquoi ne pas entreprendre et proposer à la génération qui nous suit une tâche qui soit elle aussi à la taille de ses jeunes forces : travailler à réduire la tension grandissante entre pays riches et pauvres, et à donner à davantage d’hommes la chance de devenir ce que nous sommes nous-mêmes devenus ?
Il y a quelques mois la Commission de Bruxelles, dans son rapport sur la politique industrielle de mars 1970 écrivait : « La politique de développement industriel de l’Europe ne saurait être conçue sans égard aux nécessités d’une répartition harmonieuse des richesses dans
l’ensemble du monde. Il est conforme non seulement à la justice mais à l’intérêt européen de favoriser le développement industriel des pays du Tiers-Monde. La Communauté doit être prête à accepter le transfert progressif et ordonné de certaines activités industrielles dans les pays en voie de développement. Elle doit tenir compte de cette nécessité dans l’élaboration de ses plans à long terme, dans tous les domaines.
Les ressources presque sans limite offertes à l’homme par la technologie moderne ont cette conséquence, encore insuffisamment aperçue, d’atténuer les vieilles oppositions d’intérêt. Dans un monde où l’homme dispose de moyens de plus en plus puissants, il devient possible de concilier les intérêts et les préoccupations qui jusqu’à présent pouvaient paraître irréductiblement contradictoires. »
À ces paroles fermes et nobles qu’il soit permis en conclusion d’ajouter deux souhaits : que la Méditerranée devienne le premier champ d’application d’une politique véritable de coopération industrielle entre le vieux et le nouveau monde ; et que, malgré les difficultés et le découragement des jours présents, la France fidèle à sa tradition clairvoyante et généreuse, garde la tête des pays qui tentent d’ouvrir cette voie. ♦
(1) Prix du gaz naturel en centimes à la thermie (ordre de grandeur) : 0,75 à Lacq ; 0,79 pour le gaz russe frontière tchéco-allemande ; 0,75 pour le gaz hollandais frontière hollandaise ; 0,40 tête de puits Texas ou Louisiane ; 0,02 à 0,05 tête de puits Hassi R’Mel pour le gaz vendu regazéifié 0,90 à Fos.
(2) Revenus pétroliers des pays du Moyen et Proche-Orient en 1959 : 1,3 milliard de dollars ; en 1969, 3,6 sans la Libye et 4,8 avec la Libye.
(3) Une grosse unité de fabrication d’ammoniac produisait 200 t/jour vers 1960 ; elle est aujourd’hui de 1 000 t/jour. La taille du steam-cracking était de 60 000 t/an d’éthyléne il y a dix ans, et de 300 ou 400 000 t/an aujourd’hui.
(4) Cf. les déclarations à la télévision du Caire de M. Mahmoud Ryad, Ministre des Finances de la R.A.U. le 6 octobre 1970 (MEES 9-10-1970) : « la Libye a coupé la production et a augmenté le prix du pétrole, et le résultat a été bénéfique pour le peuple libyen… Les Arabes pourraient se réunir à nouveau… ils peuvent contrôler la production de pétrole. Ils pourraient couper l’augmentation de la production et demander une augmentation des prix ».
(5) Trabuc. Le système des préférences tarifaires en faveur des pays en voie de développement, in le « Bulletin de l’Administration des Finances » avril/juin 1970.
(6) Voir Le Monde du 29-9-70, V. Vassiliev : « L’U.R.S.S. redoute la concurrence des pays du Tiers-Monde ».
(7) Entre 1961 et 1969 la part des produits finis est passée de 30 à 44 % dans les importations françaises, tandis qu’elle ne s’élevait que de 43 à 46 % dans les exportations (voir Pontet : Libération des échanges et faiblesses du Commerce Extérieur Français in le « Bulletin de l’Administration des Finances » juillet/septembre 1970).