Conférence donnée le 8 février 1971 à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Stratégie de l’entreprise en France et aux États-Unis
Traiter dans toute son ampleur le sujet qui m’est proposé réclamerait la compétence d’un ingénieur en organisation ayant travaillé des deux côtés de l’Atlantique et capable de présenter une définition de l’entreprise-type aux États-Unis et en France. Les remarques que je vais faire n’ont pas cette prétention. J’apporterai ici plutôt le témoignage d’une certaine expérience.
Au risque de dévoiler d’emblée ma conclusion, je dirai que le vrai retard de l’Europe par rapport aux États-Unis ne se situe pas sur le plan technologique mais sur celui des méthodes de gestion et de management et qu’il est en outre d’ordre statistique. Je veux dire par là que si l’on portait sur un graphique, en abscisse certaines caractéristiques de stratégie et en ordonnée le nombre de sociétés qui appliquent ces stratégies, on obtiendrait pour la France et pour les États-Unis, respectivement deux courbes de Gauss décalées l’une par rapport à l’autre mais comportant une certaine plage de recouvrement.
Avant d’essayer de dégager les différences entre un certain nombre d’entreprises américaines de préférence bien gérées et quelques entreprises françaises qui le sont moins bien, il me paraît opportun d’écarter une objection de principe basée sur l’idée fausse qu’on se fait parfois de la contrainte exercée par l’environnement national dans chacun des deux pays.
Beaucoup d’industriels français pensent que l’avantage essentiel offert par le milieu américain est la liberté de l’entrepreneur, alors qu’en France celui-ci vivrait sous le contrôle permanent de l’État. Certes il y a des contrôles en France, des règlements nombreux, bien souvent indispensables d’ailleurs, mais il serait faux de croire qu’il n’y en a pas aux États-Unis et que dans ce pays, connu comme celui de la libre entreprise, les entreprises jouissent d’une liberté sans limites. Il y a en fait aux États-Unis un nombre considérable d’instruments de contrôle, à commencer par les agences fédérales qui interviennent dans beaucoup d’aspects de la vie industrielle : citons entre autres le département anti-trust, l’agence des communications, l’agence fédérale de l’aviation, l’administration des médicaments et de l’alimentation, l’agence de contrôle de commerce inter-États. À ces contrôles fédéraux s’ajoutent ceux des États eux-mêmes. Un exemple récent montrera combien cet interventionnisme reste important et sévère : l’année 1970 a été pour l’économie américaine, on le sait, une mauvaise année, et l’un des secteurs les plus touchés, pour des raisons commerciales d’une part et technique d’autre part, est celui des compagnies aériennes. Or il y a aux États-Unis, sur un parcours donné — par exemple New York – Chicago — quatre ou cinq lignes différentes qui sont concurrentielles. Ces lignes ayant des coefficients de remplissage de l’ordre de 30 %, leurs directions ont pensé rationaliser ces transports en négociant l’effacement de certaines compagnies sur des parcours déterminés. Aussitôt que le gouvernement a eu connaissance de ces négociations, il s’y est opposé d’une façon très forte, si bien que toutes les sociétés américaines d’aviation, sauf une, ont perdu de l’argent l’année dernière.
Si l’influence exercée par le gouvernement sur l’environnement est sensiblement comparable aux États-Unis et en France, il y a toutefois une différence dans la façon dont ce contrôle a été institué, et surtout sur les buts du contrôle : bien souvent, en France, ce sont les industriels eux-mêmes qui ont créé les contrôles gouvernementaux en faisant appel, chaque fois que les affaires allaient mal, à l’aide du Ministère des Finances ou du Ministère de l’Industrie, quitte ensuite, lorsque les choses allaient mieux, à critiquer les contrôles instaurés. La situation est différente aux États-Unis où les contrôles ont pour origine le plus souvent la défense du consommateur ou du client dont on veut maintenir la liberté. Cette tendance ne fait que s’accroître, et elle se révèle en particulier en ce moment par ce que l’on appelle aux États-Unis le consumérisme, la défense en priorité du consommateur. Un homme s’en est fait le champion : Ralph Nader, qui s’est lancé dans une campagne extrêmement violente contre les fabricants d’automobiles, de façon à provoquer, de la part du gouvernement, l’imposition de spécifications très sévères pour l’industrie automobile, en ce qui concerne la sécurité comme la lutte anti-pollution. Ayant triomphé dans le domaine de l’industrie automobile — puisque c’est en 1976 que les sociétés d’automobiles devront avoir des dispositifs augmentant sensiblement la sécurité et surtout la lutte anti-pollution —, Nader a réussi à s’attirer le soutien de nombreux jeunes notamment qui pensent qu’il peut maintenant s’attaquer à d’autres industries et y avoir le même genre d’action.
Suivant que l’on adopte l’attitude de défense du consommateur comme aux États-Unis ou de défense de l’entreprise comme en France, il en résulte des conséquences importantes pour la stratégie des entreprises. Cette stratégie étant en fait une affaire de direction générale, la formation et l’attitude des grands cadres auront une influence importante sur ces tendances.
Mais il est une autre caractéristique non moins importante de l’entreprise américaine et que Tocqueville avait déjà notée : « ceux qui vivent en Amérique ont toujours devant les yeux l’image du changement et ils finissent par aimer toutes les aventures dans lesquelles le changement joue un rôle ». On retrouve cette attitude d’amour du changement chez l’entrepreneur américain d’aujourd’hui. Considéré comme normal, ce désir de changement conduit les Américains à une certaine forme de culte de la croissance et ce désir de croissance lui-même débouche à son tour sur l’innovation, que ce soit dans la technologie ou dans le marketing. La société française au contraire souffre des conséquences des deux guerres et d’un taux de natalité très faible, entre 1914 et 1918, d’où le peu d’hommes entre 52 et 56 ans, qui de surcroît ont vu leur développement affecté par la guerre de 1940-1945, à une époque où ils avaient entre 22 et 31 ans, c’est-à-dire la période de la vie où la réceptivité aux idées nouvelles est la plus grande. En raison de la pénurie d’hommes de 52 à 56 ans et de l’opinion répandue généralement dans notre culture qu’il faut être mûr pour avoir un grand poste, ce sont donc dans l’ensemble les hommes de plus de 56 ans qui sont à la tête des entreprises françaises. Or, ces hommes ont vécu des années de formation professionnelle qui étaient très peu propices à l’innovation, au développement et à la croissance. Ils ont connu d’abord, entre les deux guerres, une période de stagnation : le Produit National Brut de 1939 était à peu près égal à celui de 1920 ; entre-temps, une déflation s’étant même produite, marquée en particulier par les décrets Laval de 1935, l’industriel moyen était heureux si une année son entreprise atteignait le même chiffre d’affaires que l’année précédente. Tout effort d’action sur les marchés extérieurs était dirigé à peu près uniquement vers les colonies. C’était aussi l’époque des affaires de famille où la consanguinité était beaucoup plus importante que la compétence. Ces hommes, ensuite, vécurent la période 1940-1948, néfaste sur le plan économique puisque certaines industries ont dû tout simplement stopper et que les autres ont eu comme souci unique la production, sans jamais avoir à se préoccuper de l’étude du marché. En effet les clients potentiels faisaient alors la queue à la sortie des usines, l’industriel fabriquait peu et pouvait tout vendre sans aucun effort ; c’était la période des comités d’organisation de la distribution. Ceci a pu éventuellement susciter l’innovation dans le domaine de la production mais n’a sûrement pas favorisé l’innovation ni les idées saines de gestion dans le domaine de la distribution et du marketing. Voilà qui explique sans doute que de nombreux chefs d’entreprise français, en général ingénieurs de formation, accordent bien plus d’importance à la fabrication qu’au marketing, ce qui, à mon avis, dans une économie qui devient concurrentielle, conduit à des situations assez mauvaises. Il va de soi que la référence faite ici à l’âge de ces personnes n’a rien à voir avec leur potentiel biologique et leurs qualités professionnelles, mais qu’elle vise uniquement leur formation, car c’est un fait qu’on reste très influencé par la formation reçue et le type d’activité qu’on a pu expérimenter entre 25 et 40 ans. Outre ces facteurs humains, il est évident que les États-Unis ont eu leur développement industriel accéléré par la guerre, alors que le nôtre en était freiné.
D’autres facteurs de l’environnement influencent aussi la stratégie des entreprises :
Premièrement la mobilité de la population : les Américains, pour des raisons historiques encore, sont très mobiles. Durant les bonnes années économiques, les années 1963-1969 par exemple, un tiers de la population américaine changeait d’adresse chaque année ; que l’on compare ce taux de mobilité extraordinaire à la situation en France où des mineurs hésitent à abandonner leur mine non rentable pour aller travailler à 20 km de là ! Ce manque de mobilité de l’emploi a des conséquences qui sont graves pour la rentabilité des entreprises, et aussi pour les décisions d’implantation de nouveaux établissements. C’est ce qui rend quelquefois certaines opérations de décentralisation, dont l’opportunité ne fait cependant de doute pour personne, extrêmement difficiles pour les entreprises.
Le deuxième point sur lequel l’environnement américain diffère du français concerne le rôle des banques. Les banques américaines, qui ont joué un rôle de premier plan dans le développement industriel du pays, prennent beaucoup plus de risques que les banques françaises ; elles disposent d’ailleurs de capitaux beaucoup plus importants. Deux exemples : lorsque l’IBM fut créée en 1914, M. Watson qui n’avait pas un centime, emprunta 40 mille dollars à la banque Morgan, et c’est ce qui lui a permis de créer cette société. Plus récemment, en 1969, trois jeunes cadres, dont deux venus de l’IBM, décidèrent de créer une nouvelle société pour fabriquer des unités périphériques d’ordinateurs. Ils avaient à eux trois 70 mille dollars ; les banques leur ont prêté 6 millions de dollars simplement sur leur bonne mine, leurs qualités passées et leurs idées. On voit mal pareil phénomène se réaliser dans notre pays. En fait, il semble même que les besoins de financement en France soient l’un des problèmes pour la réalisation du Plan. On estime qu’il faut environ 31,5 milliards de francs de financement cette année ; or ils seront fournis seulement à raison de 4 milliards par les banques, tout le reste venant du Trésor, de la Caisse des dépôts et Consignations, du Crédit national, du marché financier ou de l’étranger. En fait lorsque l’on examine la disponibilité en capitaux on arrive à 26 milliards, ce qui laisse un écart de 6 milliards par rapport aux besoins de l’industrie française. Le gouvernement français a pris des mesures importantes pour favoriser l’épargne, mais nous sommes encore loin du point où l’abondance des capitaux sur le marché permettrait de réduire les taux d’intérêt.
Troisièmement, les méthodes de formation des cadres diffèrent beaucoup entre la France et les États-Unis. Nous avons, en général, en France, une image assez erronée des universités américaines ; la presse, la télévision et les écrivains ont tendance à s’intéresser plus aux 5 % d’enragés ou aux 20 % de désabusés qui prennent de la drogue, plutôt qu’aux 75 % de la population étudiante saine. En fait, l’esprit compétitif des étudiants américains est remarquable et en général à 23-24 ans d’âge, on note chez eux une maturité bien plus grande que celle de leurs homologues français. Cela tient, en partie, au fait qu’il y a aux États-Unis beaucoup moins de bachotages et que les jeunes gens prennent, dès le départ de leurs études, beaucoup plus d’initiatives que chez nous. La préparation aux tâches de direction y est meilleure également et un pourcentage plus élevé d’étudiants vont dans ces business schools, dont Harvard est la plus célèbre. Enfin, même si tous les jeunes américains ne sont pas tous des Samuelson ou des Friedman, leurs connaissances en économie sont certainement plus grandes que celles des étudiants français qui ne se sont pas spécialisés en économie. Le jeune américain apprend très tôt la valeur du dollar ; on peut critiquer cette attitude mais elle lui fait prendre conscience de certaines réalités dont la connaissance est utile à son avenir.
Quatrième facteur d’environnement : le respect du profit et le respect de la réussite. M. O. Gelinier a montré, mieux que je ne saurais le faire, que c’est là un comportement inspiré de l’éthique protestante. Qu’on partage ou non cette opinion, on ne peut qu’être frappé par l’attitude des Américains qui respectent et admirent tout ce qui réussit. C’est peut-être ce facteur qui est le plus perceptible pour les jeunes européens qui, ayant travaillé quelque temps aux États-Unis, trouvent au retour un milieu où la réussite est beaucoup moins appréciée. Lorsqu’un homme réussit, en France, on dit en général : « il a eu de la chance, il a eu du piston, ou il a épousé la fille du patron ». Aux États-Unis, au contraire, on dit : « il l’a bien mérité ». Ceci dénote une différence de psychologie qui me paraît très importante d’autant que, contrairement à l’opinion que l’on se fait souvent de la dureté des Américains, ils sont plus aimables que bien des Européens dans leur façon de traiter leurs collaborateurs. Le compliment, aux États-Unis est chose courante : si quelqu’un a fait bien, on n’hésite pas à le lui dire et on ne pense pas qu’il a fait bien par hasard.
Ce respect de la réussite va de pair avec le respect des profits. Pour juger la gestion d’une entreprise il faut examiner son bilan : dans une économie de marché, des bénéfices importants sont en fait une mesure de la réussite. À cet égard la langue courante montre de façon piquante la différence d’attitude d’un côté et de l’autre de l’Atlantique.
Aux États-Unis on dit d’une entreprise qu’elle a des « good profits », alors qu’en France on dit toujours de « gros profits ». Or — on en conviendra — l’épithète « gros » n’est pas particulièrement aimable en France, où chaque fois qu’on veut parler de quelque chose d’agréable on dit plutôt « petit » : on parle de petite affaire, de petite maison de campagne, et bien entendu de petite amie. On a même utilisé chez nous l’expression de super-bénéfices comme s’il y avait une norme pour les bénéfices d’entreprises. Des efforts sont faits, en ce moment, pour réhabiliter la notion de profit, mais on en a encore tellement peur qu’on le cache et qu’on entend rarement un industriel dire : « j’ai fait beaucoup de bénéfices cette année » ; Cette attitude des Français vis-à-vis du profit est peut-être due à ce que beaucoup de gens n’ont pas encore compris la mutation qui s’est produite dans l’industrie. En fait, ils voient encore à la tête de l’entreprise un « gros patron », seul bénéficiaire des résultats, alors que dans l’entreprise moderne, les bénéfices doivent, c’est évident, servir à rétribuer les actionnaires, les travailleurs et surtout — mais on n’y prête pas assez d’attention — à permettre des investissements qui conduiront à l’innovation technologique.
Il est important de noter toutes ces différences dans l’environnement des entreprises, en particulier toutes les différences de mentalité, pour comprendre tout ce qui différencie la stratégie de l’entreprise dans l’un et l’autre pays.
Mais tout d’abord, que faut-il entendre par stratégie d’une entreprise ? Pour moi, c’est l’ensemble des méthodes, des plans et des moyens qui sont mis en œuvre pour atteindre à long terme certains objectifs. Fixer les objectifs est le rôle de la direction générale ; dans cette démarche, il est évident que les contraintes du milieu extérieur que nous venons d’évoquer auront une influence sur la liberté de l’entrepreneur ; ceci est vrai aux États-Unis comme en France.
Pour en venir aux stratégies elles-mêmes, il me paraît commode d’examiner maintenant les caractéristiques principales de la stratégie des bonnes entreprises américaines et d’essayer de montrer en quoi elles diffèrent de celles de certaines de nos entreprises.
Premièrement : Connaissance de la situation présente et établissement des objectifs.
Lorsque l’on veut aller quelque part, il n’est pas inutile de connaître le point de départ pour définir la trajectoire. La connaissance de la situation réelle de la société est donc une donnée importante ; or, il faut le dire, les affaires américaines connaissent mieux, en général, leur situation, que les affaires françaises ; ceci est dû en partie à l’esprit quantitatif des Américains. En France, on entend souvent des industriels, ou même des cadres d’entreprise, dire : « j’ai le sentiment que… ». Aux États-Unis, on sait ou on ne sait pas, mais on n’a pas un sentiment. C’est qu’en effet les moyens de contrôle sont très développés, l’analyse budgétaire est stricte, les variations avec les plans sont mesurées, et surtout l’information circule.
À l’appui de cette affirmation, je me permettrai de citer, pris dans la société que je connais bien, IBM World Trade corporation, quelques exemples qui montreront combien on y cherche à connaître la situation réelle et à savoir ce qui se passe. L’IBM a des filiales ou des bureaux dans 108 pays dans le monde, son chiffre d’affaires en 1970 a été de 2 milliards 933 millions de dollars, c’est-à-dire 16 milliards de francs nouveaux et elle emploie 114 000 personnes. Malgré cette taille, malgré la dispersion géographique, les résultats des ventes sont communiqués à la direction chaque mois, trois jours ouvrables après la clôture dans les 108 filiales ou pays. Nous avons publié notre bilan consolidé le 13 janvier, c’est-à-dire à peu près 8 jours ouvrables après le début de l’année ; nous avions en effet les résultats financiers de l’ensemble de l’affaire, disons 10 jours après la clôture de l’exercice. Il en est de même pour les résultats mensuels. Chaque mois nous comparons, pour l’ensemble du monde, les ventes produit par produit, aux plans initiaux, ce qui permet en temps opportun de rectifier les plans ou de modifier les programmes de production. Nous faisons fréquemment des études d’opinion systématiques pour connaître la satisfaction ou la non-satisfaction de notre personnel et nos services d’études de marché, très importants, évaluent sans cesse le potentiel du marché dans le monde entier. Ces exemples, entre autres, simplement pour montrer combien nous attachons d’importance à la connaissance, presque en temps réel, de la situation de notre affaire dans le monde entier. De telles méthodes sont fréquentes dans les entreprises américaines, alors que dans la plupart des affaires françaises, on n’est pas en mesure de donner, début février, le bilan consolidé à fin décembre. En outre, cette quantification aux États-Unis ne s’applique pas seulement aux données courantes, telles que des résultats financiers, des résultats de vente, mais aussi à la gestion du personnel qui est probablement appelée à devenir le domaine le plus important de l’activité de l’entreprise.
Il est fréquent, aux États-Unis, et il l’est moins en France, de disposer de méthodes d’évaluation systématique des personnels et de notation objective des cadres. Ceci se pratique de plus en plus aux États-Unis. En fin d’année, après en avoir débattu avec les subordonnés, on fixe les objectifs de l’année suivante. Puis, on compare la réalisation aux objectifs ; on donne ainsi des notes qui sont basées sur des critères objectifs qui permettent une évaluation où le sentiment a beaucoup moins de place que dans un « vous avez très bien travaillé mon cher ami ! ».
Deuxième point, qui découle d’ailleurs de l’approche quantitative : le recours à des modèles mathématiques, que facilite l’utilisation massive des ordinateurs. Les modèles maintenant très répandus dans les affaires américaines permettent essentiellement de répondre à la question : que se passera-t-il si… ? On essaie d’examiner les conséquences des variations d’un certain nombre de paramètres qui entrent dans le modèle. Il y a peu d’entreprises qui aient un système de gestion totalement intégrée, mais l’utilisation des modèles se fait beaucoup dans les différentes fonctions de l’entreprise et permet alors de faciliter une intégration ultérieure.
Troisième aspect : La stratégie de croissance. L’entrepreneur américain veut à tout prix que son affaire croisse et cette volonté tient moins à un désir de gagner de l’argent qu’à une bonne compréhension de la vie de l’entreprise. En effet, une entreprise naît, croît et meurt. Ceux des entrepreneurs qui pensent possible de maintenir pendant longtemps une entreprise à un plateau font erreur ; en fait, ils ont atteint ce sommet de la courbe à partir duquel on commence à descendre. La seule période agréable dans une entreprise, c’est la période de croissance. Deux voies sont offertes pour la croissance : la première consiste à développer des produits et des marchés nouveaux ; la seconde consiste à acquérir des entreprises, à faire des fusions. C’est souvent cette deuxième voie qui a été choisie en France, et il y a eu, dans les dernières années, un nombre de fusions considérables, qui n’ont d’ailleurs pas toujours donné les résultats escomptés à cause d’un certain nombre de contraintes sociales.
Lorsque l’on fusionne deux entreprises, c’est en général pour obtenir une diminution des frais généraux pour l’ensemble ; mais comme les industriels sont contraints — et ceci n’est pas mauvais d’ailleurs — de protéger l’emploi, on ne fait pas rapidement des économies dans la gestion. De la fusion de deux entreprises non rentables ne résulte pas automatiquement une entreprise rentable, du moins tant qu’on n’a pas fait des coupes sombres dans les frais généraux. D’autre part, la fusion des entreprises à l’intérieur des frontières présente des dangers considérables, en particulier — et beaucoup d’industriels ne s’en sont pas rendu compte — cela conduit, sinon automatiquement, du moins probablement, au monopole de fait d’une société nouvelle. Qui dit monopole de fait dit immédiatement contrôle du gouvernement, si bien que la recherche de la grande dimension de l’entreprise peut conduire en fait à la perte de la libre entreprise. Il semble que cette croyance française au bien-fondé des fusions d’entreprises à l’intérieur des frontières ait été due en partie à un contresens, répandu d’ailleurs par beaucoup de gens qui ont écrit des livres à ce sujet, sur la nécessité de la grande dimension de l’entreprise, alors que la vraie nécessité c’est la grande dimension des marchés. Qu’on fusionne deux entreprises moyennes pour en faire une grande, si le marché reste le même il y a peu de chances que les produits des ventes soient supérieurs, et le chiffre d’affaires de la société fusionnée sera à peu près égal à la somme des chiffres d’affaires des sociétés individuelles, alors que ce qu’il faut rechercher c’est le grand marché qui permette l’évolution technologique.
Certains Américains ont choisi la même méthode de développement, et il y a eu en particulier la stratégie du développement par acquisition d’affaires diversifiées n’ayant même aucune relation avec l’entreprise initiale. À côté de réussites comme celle de la Société des télécommunications ITT qui a acquis diverses affaires comme la Société de location de voitures AVIS et une compagnie d’assurances, combien ont raté leur opération ! La raison de ces échecs tient, à mon avis, au fait que s’il est déjà difficile de bien diriger une entreprise dont on connaît les activités, passer de la banque à l’assurance, à la vente de produits électroniques, à la gestion d’une compagnie ou d’une chaîne d’hôtels, provoque une dispersion de l’attention de la direction qui n’est pas toujours favorable à la bonne gestion. Un exemple récent l’a bien montré : General Electric qui est pourtant la quatrième affaire américaine et qui s’était lancée dans les ordinateurs il y a quelques années (et ceci avait d’ailleurs provoqué un certain nombre de problèmes en France, on s’en souvient) a décidé cette année d’abandonner son activité « ordinateurs ». Bien que je ne connaisse pas les raisons de cette décision, je peux supposer que la direction générale n’a probablement pas eu le temps de consacrer beaucoup d’efforts à la gestion de la partie « ordinateurs » ; elle a perdu de l’argent depuis qu’elle l’a lancée ; elle a donc pris la décision courageuse de s’en débarrasser pour revenir à ses activités traditionnelles.
Mais les ressorts réels de la croissance des affaires américaines ce sont, d’une part l’innovation technologique, l’offre sur le marché de produits nouveaux dans le type d’activité de la société, et surtout d’autre part, l’ouverture de marchés nouveaux. C’est là probablement la raison pour laquelle il y a plus de sociétés multinationales aux États-Unis que dans le reste du monde ; les Américains ont pensé, dès le départ, à s’attaquer au marché mondial et non pas seulement au marché des États-Unis. À cet égard, l’exemple de la société IBM est caractéristique :
L’I.B.M. fut fondée en 1914 ; si ses premières filiales hors des États-Unis ne furent fondées qu’en 1919, c’est en raison de la guerre de 1914-1918. En 1949 fut créée une société destinée à regrouper l’ensemble des activités en dehors des États-Unis : l’I.B.M. World Trade Corporation ; en 1949 cette société n’employait encore que sept mille personnes mais travaillait déjà dans soixante-deux pays. On dit souvent que l’I.B.M. peut se permettre de faire ceci ou cela à cause de sa taille qu’elle doit à son caractère multinational. C’est là un contresens : ce n’est pas à cause de sa taille que l’I.B.M. est multinationale, c’est parce qu’elle a été multinationale dès le départ qu’elle a pu devenir aussi importante. Sans les marchés extérieurs l’affaire serait beaucoup plus petite qu’elle n’est, puisque sur les 7 milliards et demi du chiffre d’affaires de 1970, près de 3 viennent des marchés extérieurs au marché américain. J’irai même jusqu’à dire que sans cette activité internationale, son taux de croissance aux États-Unis aurait été beaucoup plus faible.
Lorsque la firme s’est lancée dans le domaine des ordinateurs son chiffre d’affaires total était de 300 millions de dollars, c’est-à-dire un milliard et demi de francs, soit la taille de bien des affaires européennes. Mais, là encore, elle a décidé dès le départ d’agir à l’échelle du marché mondial et non pas seulement du marché américain. Laissez-moi souligner que cette croissance, de 300 millions de dollars en 1952 à 7 milliards et demi en 1970, s’est faite sans aucune acquisition, uniquement par croissance interne à la société. Cette croissance a été notre objectif numéro un, qui a entraîné, en fait, toutes les décisions de stratégie de l’entreprise. On pourrait en dire autant de beaucoup d’entreprises américaines qui ont adopté les mêmes méthodes et dont une grande partie du chiffre d’affaires vient de l’extérieur des États-Unis : I.T.T. réalise 36 % de son chiffre d’affaires à l’extérieur des États-Unis, Kodak 28,7 %, International Harvester 25,3 %, Ford 24 %, Chrysler 22,6 %, soit des proportions très importantes par rapport au chiffre d’affaires total.
Par ailleurs, toutes les entreprises, en décidant de s’implanter à l’étranger pour élargir leurs marchés, ont décidé en même temps de ne pas se limiter seulement à la situation d’exportatrices, situation toujours mal vue dans le pays hôte, sur la balance des paiements duquel elle exerce une influence négative, mais au contraire d’y investir en établissements industriels, et même en établissements de recherche, ce qui n’a pas manqué d’agir sur l’innovation technologique. En effet, une fois implanté sur presque tous les marchés extérieurs, il faut, si l’on veut maintenir la profitabilité de l’entreprise, réaliser un taux de croissance qui soit supérieur au Produit National Brut, — excellent objectif d’ailleurs pour toute entreprise — et il faut lancer constamment de nouveaux produits.
Ce désir de croissance a été l’un des moteurs de l’innovation technologique et du développement de la recherche aux États-Unis. On estime que dans les quinze dernières années les dépenses de recherche pure et appliquée dans l’industrie ont été multipliées par quatre pour atteindre 3 milliards de dollars en 1970. D’autre part, l’habitude du gouvernement américain de sous-traiter les grands projets de recherche à l’industrie privée, a contribué à créer des services de recherche solides dans toutes les entreprises. Les résultats n’ont cependant pas toujours été bons ; certaines entreprises ont probablement gaspillé pas mal d’argent dans des projets de recherche, mais dans l’ensemble un sérieux effort a été fait pour apprendre à diriger la recherche, à la motiver et surtout à lui fixer des objectifs et à lui fournir des moyens d’évaluation. Outre la croissance qui en est résultée pour les entreprises américaines, cet effort a eu un impact économique direct important, puisqu’en 1970 les États-Unis ont reçu en redevances 1,54 milliard de dollars contre 400 millions seulement dix ans plutôt, ce qui constitue une solution d’appoint non négligeable à leur difficile problème de balance des paiements. Encore une fois il n’y a pas de « retard technologique » de l’Europe ; il n’y a aucune infériorité biologique des Européens vis-à-vis des Américains, au contraire : un tiers des prix Nobel, américains de nationalité, sont nés en Europe et même y ont été formés. Il n’y a pas non plus de manque d’inventivité en Europe, mais la différence vient bien souvent — et c’est peut-être le cas de la France — de ce que la recherche est ici moins motivée et moins organisée qu’aux États-Unis. On a peut-être trop tendance, en France, à faire de la recherche pour la recherche, alors que de plus en plus les Américains font de la recherche pour mettre un produit sur le marché. C’est cet appel du produit qui leur a appris en particulier, à bien résoudre le problème du transfert de l’invention du laboratoire à la production, ce que bien souvent nous ne savons pas faire, et c’est pourquoi tant d’inventions brillantes finissent par voir leur application se faire aux États-Unis et non pas dans leur pays d’origine en Europe.
Enfin, contrairement à ce que beaucoup d’Européens croient, ce ne sont pas toujours les grandes entreprises qui apportent le plus d’innovations sur le marché. Elles sont plus souvent le fait de petites et de moyennes entreprises. Chacun a entendu parler de cette fameuse « Route 128 » dans la région de Boston, le long de laquelle se sont créées et installées nombre de sociétés qui innovent en technologie.
Qu’on me permette encore de citer un exemple de synthèse remarquable de ces facteurs de croissance, innovation technologique et volonté d’implantation internationale : la société Xerox qui a démarré il y a dix ans et qui, en 1969, dépassait le milliard de dollars de chiffre d’affaires.
Ce désir de croissance par extension du marché a pu incliner certains à croire à un « défi américain », à une volonté d’impérialisme économique américain, comme s’il existait en quelque sorte un complot organisé par Washington pour lancer l’industrie américaine à l’assaut de l’Europe. Or, s’il est vrai que l’industrie américaine s’est lancée à l’assaut de l’Europe, cette pénétration a été le fait d’initiatives individuelles et de sociétés animées du désir de croissance et non pas le résultat d’un quelconque plan stratégique à long terme du gouvernement américain.
Dernière remarque à propos de la croissance du chiffre d’affaires : elle ne peut pas être à elle seule un objectif financier d’une affaire, il faut aussi qu’elle s’accompagne d’une croissance proportionnelle des bénéfices, de sorte que, sur le long terme, la profitabilité demeure constante. Il est évident qu’il ne servirait à rien d’avoir un chiffre d’affaires énorme alors que les bénéfices resteraient constants, car le rendement de l’investissement irait sans cesse en décroissant. À cette nécessité d’un rapport correct entre les investissements et les profits, les Américains sont très sensibles et ceci les conduit d’ailleurs à faire preuve d’un courage que nous n’avons généralement pas et qui est celui d’arrêter les mauvais projets. Chaque projet nouveau est étudié aux États-Unis en fonction de sa contribution future au profit de l’entreprise. Si, dans le courant de l’étude, qui peut durer cinq à sept ans, on s’aperçoit que les évaluations de profitabilité ont été profondément modifiées et ont en particulier décru, on n’hésite pas à arrêter ce projet. En France et en Europe en général, on est toujours tenté, à propos d’un projet pour lequel on a déjà dépensé de grosses sommes, de penser que son arrêt entraînera une perte sèche, alors qu’en dépensant quelques millions de plus, on espère tout de même avoir un produit. Espoir fondé parfois, mais il arrive aussi que la dépense supplémentaire soit l’objet d’une sous-estimation grave. Chacun a encore en mémoire le cas dramatique de la société Rolls Royce qui n’a pas su arrêter à temps certains projets.
Quatrième point de stratégie très différent entre les États-Unis, l’Europe en général et la France en particulier : le planning — qu’on me pardonne l’emploi du terme anglo-saxon mais il est plus général que celui de plan. C’est une des activités les plus importantes de toutes les entreprises américaines qui permet, une fois fixés les objectifs de croissance, de définir comment mettre en œuvre toutes les ressources de l’entreprise et d’optimiser leur utilisation pour les atteindre. Je décrirai ici très brièvement le système de planning d’I.B.M. qui me semble un des systèmes les mieux au point de l’industrie américaine. La société a un planning à trois niveaux :
— Un premier niveau de prospective où l’on fait des études portant sur les années 1978 et au-delà. À cet effet, un petit groupe de quatre ou cinq personnes mène ces études prospectives en utilisant en particulier une méthode mise au point par la Rand Corporation, bien connue des spécialistes : la méthode Delphi. Elle consiste à faire participer un certain nombre de cadres ou d’ingénieurs, placés à différents niveaux et dans différentes fonctions, auxquels on pose des questions tendant à leur faire exprimer quelle probabilité ils attachent à la réalisation de certains événements, à quelle date ils estiment qu’un certain phénomène ou une certaine découverte se produiront. Après une série d’itérations successives, on renvoie à chacun des participants le résultat statistique de ce que ses collègues ont dit. On cerne ainsi petit à petit des périodes de temps pendant lesquelles on pense que certains événements se produiront. Par de tels procédés on arrive à des estimations comme celle-ci : en 1980 par exemple, tous les élèves des collèges devraient utiliser, aux États-Unis, des terminaux d’ordinateurs pour leurs études ; on estime qu’en 1985 25 % des foyers américains auront, chez eux, un poste d’interrogation d’ordinateur relié à l’ordinateur de leur banque et que la plupart des transactions avec la banque s’effectueront directement entre ce poste d’interrogation et l’ordinateur de la banque.
— Deuxième niveau : le plan stratégique. Il est établi chaque année pour les sept années suivantes, c’est pourquoi le plan prospectif actuel porte sur 1978 et au-delà. Le groupe de planning stratégique établit, évidemment avec la direction générale, les grands objectifs de la société et donne à chacune des fonctions et aux six filiales les plus importantes, quelques lignes directrices sur les buts que la société poursuit à l’échelon global et sur les politiques de produits. À partir de là, les fonctions d’une part, les filiales d’autre part, établissent leur propre plan à sept ans et la centrale consolide l’ensemble, l’intègre et en extrapole les résultats aux autres pays. On procède pendant l’établissement du plan stratégique à un très grand nombre d’itérations, de discussions, avec les fonctions, avec les directions locales, ce qui fait qu’un très grand nombre d’individus participent à la création du plan. Ceci a une influence considérable sur les méthodes de direction et sur les relations avec les cadres, car le résultat est qu’un très grand nombre de gens savent où va la compagnie. On peut ainsi parler de participation, la vraie participation, celle des cadres et du personnel dans son ensemble, aux décisions qui affectent leur propre vie. Un autre avantage majeur de cette méthode de planning c’est que les décisions qui sont prises ensuite ne provoquent aucune surprise ; les cadres concernés savent ce qui va se passer, par exemple qu’il faut ouvrir un laboratoire en 1975, à tel endroit, et qu’on y aura besoin de tant d’employés. Je cite cet exemple précisément parce que nous utilisons beaucoup ce plan stratégique pour tout ce qui concerne les implantations d’usines et la détermination des implications que cela comporte et qui devront finalement se traduire en données concrètes : besoins en personnels de tel niveau technologique, nombre de mètres carrés de surface d’usine, etc. On comparera alors les ressources prévues aux ressources existantes. Pour décider finalement de telles implantations on fera intervenir, dans un modèle mathématique, un certain nombre de facteurs tels que l’environnement technologique, la balance des paiements du pays, les situations existantes en ce qui concerne les cadres et bien d’autres facteurs. En définitive — et ceci est général aux États-Unis — aucune décision importante n’est prise dans la tour d’ivoire du Président, et celles qui affectent des filiales étrangères sont préparées dans les pays où elles doivent être appliquées.
Ce plan stratégique exerce aussi une incitation très forte sur les activités de recherche et de développement. Pour combler en effet l’écart entre le chiffre d’affaires estimé indispensable à la croissance et celui que laissent espérer les produits existants et ceux en cours de développement, il faut — les chercheurs le comprennent fort bien et y travaillent alors en toute lucidité — des innovations qu’on n’aurait pas recherchées, sans cela, avec la même détermination. Cela permet aussi de modifier certaines actions, les priorités qui sont données à certains produits en fonction des accroissements de chiffres d’affaires qu’ils laissent espérer.
— Troisième niveau enfin, celui du plan à deux ans, qui est un plan opérationnel allant très loin dans les détails et qui est établi à la fin de chaque année, publié et diffusé à tous ceux qui ont à en connaître, pour les deux années suivantes. C’est un plan comprenant tous les détails d’un budget et qui permet à la société de définir, au moment où il est arrêté, les critères de mesure des différentes fonctions et des différents personnels. C’est peut-être dans ce domaine des méthodes de planning que l’écart est le plus grand entre les sociétés européennes, françaises en particulier, et les sociétés américaines ; il est assez étonnant que ce soit dans le pays où il y a un plan national à cinq ans que finalement les industriels fassent le moins de planning, alors que c’est l’inverse aux États-Unis.
Bien sûr la France n’ignore pas le planning, mais on y fait surtout des plans par division et du contrôle budgétaire, et trop peu encore — au niveau des entreprises — de plan à long terme et de plan intégré. Je crains que cette faiblesse de l’industrie française n’ait son origine dans une attitude plus ou moins consciente qui s’apparente à l’appréhension qu’on a de transmettre l’information, de crainte que quelque concurrent n’en profite, ou que le public ou le personnel ne nourrissent des espoirs vains quant à la marche de l’entreprise. Mais en réalité ce malthusianisme en fait d’information alimente des spéculations bien plus dangereuses que la connaissance de la vérité et cette attitude qui freine la libre circulation de l’information empêche la délégation d’autorité.
Or, c’est là justement le cinquième point de différence affectant la stratégie des entreprises de part et d’autre de l’océan : la décentralisation. De nombreuses sociétés américaines définissent leurs objectifs à long terme d’une façon très précise, les font connaître à leurs divisions — elles les font même connaître au grand public —. Mais délégation, décentralisation, ne signifient pas abdication de la direction générale ni perte de contrôle. La discipline des budgets et des plans permet à la fois de décentraliser et d’apercevoir les anomalies de situation et de les corriger à temps.
Tous les commentaires et les articles qui prolifèrent en Europe et en France notamment sur les risques que font courir les sociétés multinationales d’origine étrangère à l’indépendance de la France révèlent, à mon avis, une incompréhension de la vraie nature d’une direction d’entreprise moderne. Dans une grande affaire multinationale, il n’est pas question, pour le patron, où qu’il soit placé, de prendre un très grand nombre de décisions sur ce qui se passe dans les filiales. Il en prendra quelques-unes, car il est finalement responsable devant le Conseil d’administration et l’Assemblée Générale, mais il est impensable qu’il puisse intervenir, en détail, en profondeur, dans des décisions qui sont prises dans une centaine de pays. Mais c’est parce que la décentralisation et la délégation existent si peu encore en France que l’on imagine toujours les structures d’autorité selon le modèle napoléonien d’organisation avec un centre tout puissant et une périphérie qui essaye de communiquer tant bien que mal avec la direction centrale. Si une image aussi simple a une telle persistance, c’est qu’il est en effet difficile de représenter l’organisation moderne d’une société par un diagramme schématique en deux dimensions alors que l’organisation militaire, l’organisation hiérarchique habituelle, est beaucoup plus facile à expliquer. Mais en fait, dans l’entreprise moderne toutes les liaisons qui conduisent à la décision sont soumises à une série de relations qui n’ont rien à voir avec les formes classiques et dont la représentation exacte exigerait un espace à plusieurs dimensions.
Le sixième aspect différent des deux types d’entreprises concerne la stratégie de gestion du personnel. Il y a certes des grèves aux États-Unis comme en France et même des conflits très durs ; il y existe des syndicats puissants mais non politisés, ce qui change sensiblement la relation entre les syndicats et les employeurs et ne les isole pas dans des univers politiques sans communication possible. Mais en outre les affaires américaines ont des politiques de personnel qui sont plus précises que les nôtres, et surtout il y prévaut une certaine science, à tout le moins une technique, des relations humaines que nous sommes encore loin d’avoir suffisamment.
Tout d’abord le long terme va permettre de préciser assez longtemps à l’avance les effectifs à atteindre par chaque fonction et de mettre en œuvre en conséquence une stratégie d’embauche, en relation notamment avec les universités, qui pourront ainsi préparer des programmes de formation adéquats.
Les Américains ont très peur de l’obsolescence professionnelle et ils font des efforts considérables pour « rester dans le vent », ils sont toujours volontaires pour suivre des cours de formation permanente. D’autre part, les patrons américains considèrent que l’investissement dans la formation du personnel, est l’un des plus rentables. Leurs cadres, même supérieurs, ou eux-mêmes, vont suivre volontiers des cours à l’extérieur ou à l’intérieur de leur société. En France, on a encore tendance à penser, dans bien des entreprises, que chacun est indispensable, et qu’envoyer un cadre pendant quelques semaines suivre un cours de perfectionnement sera une perte de temps ou lui accorder en somme des « vacances ». L’attitude de l’entreprise commence à évoluer face à ce problème, mais il n’y a pas si longtemps encore qu’on parlait de recyclage, terme qui signifiait bien qu’on admettait qu’en dernière extrémité la nécessité de ce qu’on nomme aujourd’hui formation permanente et dont le but doit être de maintenir en permanence les personnels à un niveau des connaissances satisfaisant.
D’autre part, l’entreprise américaine a, bien souvent, une politique de promotion interne de nature à éviter qu’on ne « parachute » les cadres de l’extérieur dans des postes importants. I.B.M. par exemple a tout un programme, assez complexe et faisant bien sûr appel aux ordinateurs, pour le développement à long terme d’« executives », de « managers » par lequel la société s’efforce de détecter, très tôt dans leur carrière, des jeunes qui paraissent être prometteurs et de leur faire des plans de carrière qui leur permettent de passer dans différentes fonctions et aussi dans différents pays, de façon à leur donner l’expérience du travail dans une affaire multinationale.
Comme, d’autre part, les cadres sont jugés sur des critères objectifs, la mauvaise performance conduit rapidement à des sanctions et la bonne performance à des promotions rapides. Le patron américain ne craint pas de prendre des risques ; on met des hommes jeunes à des postes importants et on les enlève aussi facilement s’ils ne font pas l’affaire. C’est là un des aspects un peu brutaux de la société américaine que ces ascensions et ces descentes rapides, mais qui est admis par tout le monde. Ceux qui ont subi un échec ne se sentent pas du tout déshonorés ; on conclut en pareil cas : « il n’était pas prêt ». Mais cela ne veut pas dire qu’il ne sera pas capable un jour d’avoir ce poste. Finalement cette mobilité, loin de nuire au moral de l’entreprise, contribue à améliorer les relations humaines, chacun sachant qu’il peut avoir demain comme patron son subordonné d’aujourd’hui, ce qui crée une atmosphère un peu différente de celle que donne la certitude d’une position définitivement acquise.
Septième point de différence enfin : la dynamique de la libre entreprise. De la liste des 100 plus grandes entreprises du début du siècle il n’en reste que 7 qui figurent encore dans la liste de la revue « Fortune » aujourd’hui. Il y a donc des morts d’entreprises qui se produisent de différentes façons : banqueroutes, fusions, etc… Ceci a créé chez l’industriel américain un certain climat d’insécurité, et on n’est jamais assuré aux États-Unis de demeurer sans effort dans sa position. Cette insécurité s’ajoutant à la mobilité interne entretient une certaine tension, une volonté de se maintenir qui a l’effet d’une puissante motivation dans le sens de l’efficacité reconnue. Les cadres font donc tout ce qu’ils peuvent pour bien analyser la situation et prévoir l’avenir. Il est intéressant de constater que les Américains appliquent beaucoup plus que nous les infinitifs de Fayol : prévoir, organiser, contrôler, commander, coordonner. Comme ils croient, d’autre part, à la valeur du système libéral, ils ne cherchent pas en général, malgré les lobbies dont on parle dans certaines industries, à faire intervenir le gouvernement ; ils considèrent que la bataille commerciale est une épreuve sportive qu’il faut gagner, et si la concurrence est difficile et brutale quelquefois, elle est toujours ouverte. On ne cache pas ce que l’on fait et la firme américaine est plus ouverte que la société française. De même qu’on publie plus les résultats financiers on reçoit plus volontiers ses concurrents pour leur montrer ce que l’on fait, alors que nous, Français, nous avons des habitudes héritées des concours où l’on veille à ce que le voisin ne puisse pas saisir quelque idée qui lui permettrait de prendre un peu d’avance ou même simplement de rattraper un retard.
Quelle évolution voit-on se dessiner dans la stratégie de l’entreprise américaine ? Des changements importants sont en train de se produire. L’un d’eux procède de la découverte, qui a commencé vraiment en 1970, des problèmes d’environnement après que le Président Nixon en eût fait le thème d’un de ses discours.
L’écologie est alors devenue le sujet à l’ordre du jour, dont on parlera de plus en plus dans les années qui viennent, alors qu’on aurait peut-être dû y penser un peu plus tôt et qu’il y a en fait des chercheurs qui s’en occupent depuis très longtemps d’ailleurs. On parle aussi de plus en plus des problèmes sociaux et l’on commence à entendre certains industriels américains dire — et je crois qu’ils ont raison — qu’en plus des responsabilités traditionnelles de l’industrie à l’égard de ses actionnaires, ses employés et ses clients, elle a une responsabilité sociale, la responsabilité en fait de l’ensemble de l’environnement de l’entreprise. Certains économistes le contestent, en particulier Milton Friedman qui a écrit, il y a quelques mois, un article violent contre les patrons qui se préoccupent de choses sociales alors que leur seul devoir est, selon lui, de faire des bénéfices. Mais des déclarations de ce genre sont assez sévèrement jugées par tous les jeunes aussi bien que par tous les patrons qui pensent que, pour assurer la croissance harmonieuse de l’entreprise, il ne faut pas se rendre trop antipathique à l’environnement dans lequel on se trouve. Quelle que soit d’ailleurs la part de sincérité de ceux qui s’intéressent aux questions telles que la pollution, c’est peut-être une condition de survie de leur entreprise.
Cette tendance en tout cas ne va pas manquer d’affecter la stratégie des entreprises. Mais alors qu’en France, dans ce genre de situation, on voit le gouvernement intervenir directement et assumer certains coûts sociaux ou des coûts de protection de l’environnement, aux États-Unis le gouvernement ayant déjà un budget en déficit fera tout ce qu’il pourra pour que ce soit l’industrie privée qui assure ces coûts sociaux. Et d’ailleurs, les industriels sont prêts à le faire pour éviter justement une extension de la réglementation et du contrôle étatique.
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Ce n’est pas en quelques jugements simples et tranchés qu’on pourrait traiter un tel sujet. Aucune des remarques ci-dessus ne prétend à la rigueur sans nuances ; aussi bien n’existe-t-il pas en France ni aux États-Unis d’entreprise-type et de stratégie unique d’entreprise. Tout au plus ai-je tenté, dans ce qui précède, de me promener alternativement sur l’un et l’autre des sommets des courbes de Gauss que j’évoquais au début.
Je suis résolument optimiste en ce qui concerne le développement de l’industrie française et je crois qu’il y a en France des entreprises qui sont mieux gérées que beaucoup d’entreprises américaines. Il y a une génération montante qui est consciente de ces problèmes et de la nécessité de la croissance, de la nécessité de bonnes relations sociales et humaines, de la nécessité d’avoir des plans à long terme ; il est évident que le gouvernement français, dans ces dernières années, a fait des efforts considérables pour instaurer ce climat. Certains grands fonctionnaires sont même, dans leurs pensées, en avance sur bien des industriels.
Un des facteurs de nature à favoriser le déblocage de certains secteurs de la société française est le passage de l’industrie à l’administration et vice-versa ; il faut qu’il devienne en tout cas plus facile, car c’est là, à mon avis, une des forces des États-Unis. J’ai été frappé de l’audace de certains programmes américains d’échanges de cadres. Ainsi le Ministère du Commerce peut envoyer un de ses directeurs passer 18 mois dans une entreprise industrielle, et l’entreprise industrielle enverra un de ses directeurs passer 18 mois dans le poste du fonctionnaire à Washington. L’échange qui en résulte est extrêmement favorable car il apprend aux cadres de l’industrie à comprendre le fonctionnement de l’Administration et il apprend aux cadres de l’Administration que ceux de l’industrie ne sont pas simplement des gens avides de profit, qu’ils peuvent même avoir une certaine conscience nationale et une conscience sociale et ne pas être les « gros patrons » que l’on s’imagine souvent.
Qu’on me permette de terminer sur un souhait : nous avons une tendance — légitime d’ailleurs — à vouloir tout inventer nous-mêmes, ce qui nous conduit parfois à douter du bien-fondé de ce qui se fait à l’extérieur. Récemment d’ailleurs une certaine récession aux États-Unis a semblé justifier aux yeux de certains cette suspicion. « À quoi bon, disent-ils, tant de plans à long terme si l’on n’est pas en mesure de prévenir pareils accidents ? ». Sans doute, mais il faut souhaiter que nous n’hésitions jamais, lorsque nous trouvons que des idées sont bonnes, à nous en emparer et à les transplanter en les adaptant à la situation française. Si nous ne le faisons pas c’est que nous redoutons trop souvent la novation. Combien de fois n’entend-on pas dire dans nos filiales : « Ah ! mais on ne peut pas faire ceci parce que ça ne marcherait pas chez nous ! ». C’est vrai pour les produits, c’est vrai pour la méthode de gestion des personnels, c’est vrai pour des choses extrêmement simples comme la présentation standardisée d’un bilan… Les gens ont toujours comme réaction initiale : « Nous sommes différents, cela ne marchera pas chez nous ! ». Or mon expérience est que si l’on arrive à convaincre les gens que cela peut marcher, cela marche, et que même pour des politiques de personnel qui sont peut-être ce qu’il y a de plus lié aux réactions psychologiques, au climat social, à l’environnement, aux circonstances historiques, on peut appliquer les mêmes politiques de gestion de personnel en France qu’aux États-Unis.
Si l’on admet que diriger c’est motiver, je crois qu’il faut que toutes les stratégies d’entreprise soient de plus en plus axées sur une bonne gestion du personnel de façon à le faire participer et à lui faire comprendre que les gens de la direction générale, quels que soient leurs titres, ne sont en fait que des cadres supérieurs, salariés comme lui, et de moins en moins des patrons propriétaires. ♦