Nul ne peut plus ignorer le rôle nouveau de l’information – donc de l’informatique – dans le monde actuel. Mais, s’il est clair que l’ordinateur est sans doute indispensable à l’homme pour reprendre le contrôle d’un monde dans lequel il a si imprudemment libéré le mégawatt ou la mégatonne, le mythe, soigneusement entretenu par ceux qui en vivent, demeure largement impénétrable pour le profane. L'auteur s’est fait l’écho (dans un livre publié aux éditions Robert Laffont : L’homme informatifié) des inquiétudes que peut susciter l’irruption triomphante de l’ordinateur dans notre civilisation. C’est le sujet même de sa conférence donnée le 21 décembre 1970 devant la 84e promotion de l'École supérieure de Guerre.
L’homme sous menace informatique
Il est difficile de penser que ce soit en raison de son influence éventuelle sur nos structures industrielles, administratives ou sociales que le phénomène informatique frappe l’esprit de nos contemporains comme il le fait. Et pourtant si les imaginations complaisantes de la grande presse font en ce domaine si belle recette, c’est bien qu’elles trouvent un terrain favorable dans une population qui n’a certes jamais cessé de donner de nombreuses preuves de crédulité, mais qui, en cette occasion, manifeste aussi une inquiétude profonde, même si elle est mal définie.
Des affirmations, pourtant bien sujettes à caution et à interprétation, telles que « l’informatique risque de déplacer un million d’emplois en France dans les quinze ans qui viennent », y sont pour quelque chose. Mais plus encore, sans doute, le fait que l’informatique est mêlée de près à tous ces petits bouleversements et à toutes ces grandes contrariétés qui menacent de jour en jour le cadre de notre vie et le déshumanisent de manière irritante au moment même où l’on sent pourtant que le rayon d’action des aventures humaines pourrait être multiplié à l’infini. Devant cette atteinte continuelle à sa tranquillité, comme devant la transformation abusive des rapports humains en un échange ininterrompu et frigorifiant de cartes perforées, nul individu ne peut rester indifférent. Chez certains, le désir d’entrer à leur tour dans la caste des initiés l’emporte au point de devenir parfois maladif. Pour d’autres, cela ne dépasse pas l’anxiété de voir sans cesse remis en question un héritage que l’on croyait assez stable pour s’y assurer. Aux yeux de quelques-uns enfin, et dont le nombre risque de grandir rapidement, c’est la dignité même de l’homme et la signification de son effort qui sont en cause.
Si l’on avait le temps d’y penser, l’on reconnaîtrait sans doute que cette irruption imprévisible de la logique organisatrice dans notre vie de tous les jours n’est pas le seul exemple de pratiques, brutalement changées dans les dernières décennies, qui étaient demeurées les mêmes depuis la préhistoire, ou presque ; il en va ainsi pour certains des rites élémentaires, tels que : cuire la nourriture, laver le linge, mettre les enfants au monde, ou se déplacer à la surface de la Terre. Tout se passe effectivement comme si nous étions actuellement dans une période de brusque mutation des modes de vie de l’homme, alors que même les plus importants changements des derniers siècles n’avaient guère modifié au fond que le style de son histoire.
Je ne m’attarderai pas à souligner que cette discontinuité dans nos mœurs coïncide avec le fait, révolutionnaire dans notre histoire, qu’un progrès technique a été réalisé à propos d’autre chose que l’art de produire et d’utiliser l’énergie, que la capacité logique globale de notre cerveau se trouve — pour la première fois depuis la Création — augmentée par des moyens artificiels.
L’inquiétude de l’homme de la rue rejoint ici la stupeur de l’homme de science, déjà mis en alerte depuis trente ans par la découverte d’une responsabilité personnelle, qu’il ne peut plus nier, à l’égard des autres hommes. S’il n’y a pas trop à prendre au sérieux pour l’instant les dangereux plaisantins qui se croient déjà en train de câbler Superman, ou de le produire en éprouvette, par contre il est certainement grave que des techniciens ou des spécialistes irresponsables soient en position de perturber notre vie personnelle, notre univers de référence ou nos droits les plus élémentaires — comme c’est le cas aujourd’hui. C’est nous que cela regarde, et il est donc urgent que nous réagissions. Car s’il incombe bien aux experts de proposer des solutions ou de soulever des problèmes, c’est à tous les citoyens qu’il appartient de fixer les priorités et de choisir les solutions. Pour qu’ils le puissent, il faut d’abord détruire les mythes, ensuite que les citoyens en sachent assez pour comprendre de quoi on leur parle et aient assez de maturité pour ne vouloir être les dupes de personne. Mais il faut aussi — et avant tout — que ceux à qui il appartient d’exercer les responsabilités en leur nom prennent du recul à l’égard des spécialistes et des techniques et voient assez loin pour rétablir la perspective de l’Histoire.
Que faire des hommes, si les machines se chargent des tâches machinales ?
Le problème qui se pose aux hommes de la fin du XXe siècle est essentiellement, je crois, le suivant. Dans notre société industrielle, l’apport de travail physique humain est, depuis longtemps, devenu quantitativement négligeable, dans la mesure où il représente à peine 1 à 2 % de l’énergie nécessaire à l’humanité. Mais l’effort individuel de chaque homme est devenu plus précieux encore depuis qu’on ne lui demande plus de le produire sous forme d’un travail physique — et toute la question est donc de l’utiliser au mieux… Autrement dit, et peut-être plus simplement : notre civilisation, qui n’a plus besoin de l’effort physique des hommes, que va-t-elle faire des hommes ?
Pareille interrogation se présente chaque fois que la vocation de l’homme est remise en cause par le progrès. Lorsqu’il n’y eut plus besoin d’hommes-sources-d’énergie, ils ne purent tous se reconvertir en artisans. Lorsque les machines-outils éliminèrent les hommes-fabricants, ils ne purent tous se transformer en cadres ou en bureaucrates. Et lorsque l’automation dépeuple les chaînes de fabrication ou de gestion, il n’y a pas place pour tout le monde dans la cohorte des « concepteurs » et des « mainteneurs ».
Mais il y a plus grave. Du jour où les « hommes forts » — sans plus — ont cessé d’être regardés comme des éléments irremplaçables de l’économie pour ne plus être que des curiosités ou des manœuvres interchangeables, ils perdirent le sentiment de participer à cette civilisation, qui ne voyait plus en eux que des accessoires de machines. Ce problème s’est présenté à plusieurs reprises, et c’est l’un des plus graves que la civilisation industrielle ait rencontrés sur sa route. Mais elle ne s’y est pas vraiment intéressée. Il va se dresser avec une acuité redoublée devant la civilisation informatifiée de demain, qui devra — à tout prix — éviter que les individus, libérés des servitudes physiques, ne soient transformés en périphériques de machines, et abrutis par des tâches conçues dans l’intérêt des machines et sans aucun souci de l’homme.
Le fait nouveau n’est donc pas qu’un tel problème existe, mais bien que les intéressés en prennent conscience à très grande échelle, et réagissent autrement que par des actions retardatrices à courte vue. Il semblerait que l’ordinateur ait soudain fait sentir aux hommes de notre génération qu’une part très importante de leur temps est en réalité employée à « singer » des machines. Leur émotion provient peut-être de là, et même une certaine angoisse : après tout, depuis des siècles, ils n’ont jamais rien fait d’autre — au moins sur le plan professionnel — que de singer des machines qui n’existaient pas encore, et ils peuvent à bon droit s’inquiéter de ce qu’ils deviendront lorsque l’ordinateur aura réaffirmé les droits de la machine sur les occupations machinales.
Cette situation, nous l’avons dit, n’est pas sans précédent. Mais jusqu’à présent c’était la nécessité et la dignité du travail manuel, seules, qui avaient été sapées par la révolution industrielle — et encore pas de n’importe quel travail manuel. La machine avait détrôné d’abord la force, ensuite l’habileté et le savoir-faire, du moins en partie. Cette fois-ci, c’est d’autre chose qu’il s’agit. Ils s’en rendent bien compte, ceux des dépossédés du siècle dernier qui s’étaient « reclassés » — eux-mêmes ou dans leurs descendants —, et qui avaient cru gravir un échelon dans l’importance humaine, soit en ayant accédé à un poste de responsabilité, d’initiative et de surveillance dans la fabrication, soit mieux encore en ayant réussi à franchir la coupure mentale qui sépare les bleus de travail des blouses blanches. Ces nouvelles tâches, qui constituaient à leurs yeux une promotion et une garantie, voilà qu’elles se révèlent soudain, elles aussi, pouvoir être pour la plupart assumées par des machines. Dans leur course effrénée vers quelque preuve qu’ils étaient indispensables, jamais nos reclassés provisoires n’auraient imaginé se faire si vite rejoindre par la machine ! Il y a là tout un système de valeurs humaines qui s’écroule : à quoi bon une hiérarchie des valeurs, et une promotion de l’une à l’autre, si chaque fois la machine vous a précédé ?
Et le pire est qu’il n’y a pas de raison pour qu’aucune activité organisée de l’homme échappe au bouleversement. Tout ce qui, en nous et autour de nous, est passible d’organisation, de coordination ou de gestion est a priori condamné à être défiguré ou transfiguré — comme l’on voudra — dans les années qui viennent.
À chaque place où, généralement sans qu’il s’en doutât mais parfois même en croyant qu’il pouvait en tirer fierté, un homme remplissait le rôle d’une machine, le problème est maintenant posé. À cette occasion, l’on s’aperçoit d’abord — et ce n’est pas le moins dramatique — que cet homme, en général, tenait mal le rôle de la machine, ne serait-ce qu’au plan de la fiabilité. Mais ce n’est pas une consolation pour lui ; c’est au contraire du dépit ou du désespoir qu’éprouve cet exproprié, quand il réalise que la machine qui l’a « déplacé » fait mieux que lui — ce qui n’est pas tellement surprenant après tout, quand on songe avec quelle avidité la plupart des hommes se « raccrochent » à leur vie professionnelle — même quand ils n’appartiennent pas à cette foule dont le seul moyen d’expression est un travail bien fait.
C’est sans doute qu’il n’est pas à la portée de tout le monde, et encore moins de ceux qui sont immédiatement menacés, de sentir que cette dépossession ne saurait en aucune manière remettre en cause le caractère unique de l’individu, de n’importe quel individu, de tous les individus. Car l’homme peut encore — et pourra sans doute longtemps encore — parodiant une phrase à jamais célèbre dans l’histoire du courage des hommes, s’exclamer : « ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune machine ne l’aurait fait ».
Vivre dans un monde logique…
Et si certains avancent que les machines peuvent apprendre à penser, à créer… ou à simuler laborieusement la spontanéité, je demeure quant à moi optimiste, et j’espère encore que pareille malédiction nous sera épargnée… (c’est déjà bien assez de voir les hommes « penser »…).
Dans le doute, on m’accordera du moins que les machines auront de quoi s’occuper quelque temps à restituer leur vraie place, leur organisation normale et leur logique propre à toutes ces occupations machinales que l’homme avait compliquées en voulant à tout prix y introduire de l’imagination, de la spontanéité, du libre arbitre ou je ne sais quels autres ingrédients, dont il aurait mieux valu au contraire réserver l’usage exclusif à ce que les machines ne peuvent faire. À ce qu’à mon sens elles ne devraient jamais faire.
De tels processus machinaux, manuels ou intellectuels, surgissent dès que l’on considère une caractéristique commune à plusieurs objets — ne serait-ce que le fait qu’ils aient été fabriqués, qu’ils soient faits d’une certaine matière, qu’ils aient un certain emploi, qu’ils puissent être dénombrés, etc.
Seuls échappent donc à cette situation les objets uniques parce qu’ils enferment une partie de l’étincelle initiale. Ou ceux qui peuvent être considérés comme tels sous un certain angle, aussi longtemps tout au moins qu’on s’en tient à cet angle de vision. Expliquons-nous : il y a des quantités d’opérations et de statistiques qu’un ordinateur peut faire à propos de la 9e Symphonie, de son histoire, de sa technique ou de ses reproductions ; mais il est une gloire à laquelle aucune machine ne saurait prétendre, c’est qu’elle aurait pu être l’auteur de la 9e Symphonie.
Cela revient en gros à récuser l’intervention de la machine, sauf à titre d’outil, dans les créations humaines et dans la vie intérieure de l’homme. Car, de ce double point de vue, chaque homme demeure pour nous un objet unique par excellence, signé et daté…
Le reste de la vie des hommes — c’est-à-dire tout ce qui n’a rien de spécifiquement humain — peut sans doute être géré par la machine, et même le cas échéant sans inconvénient. Et si l’homme accepte de déléguer ainsi des pouvoirs subalternes d’exécution à cette machine, s’il consent qu’elle automatise cette partie des relations et des activités humaines qu’il subit sans y être engagé profondément, on peut même penser qu’il s’assurera plus de liberté pour accomplir ce qui est son destin propre.
Cette reprise en main de notre environnement quotidien par une machine logique comporte évidemment bien des dangers. L’accepter signifie que nous sommes prêts à voir régner dans les actes le plus souvent répétés de notre vie une certaine forme de logique, qui en était jusque-là totalement absente. Ce sera peut-être une aventure piquante. Comment le savoir, puisqu’on n’a jamais assisté à un tel spectacle ? La logique que ces machines vont répandre partout pour notre compte à partir des quelques préceptes que nous leur aurons confiés, nul ne peut prévoir quel aspect biscornu elle va donner au cadre jusqu’ici familier de notre vie…
Il s’écoulera heureusement beaucoup de temps encore avant que toutes ces gloses conduisent à autre chose qu’à des sujets de thèses de doctorat. Et nous avons encore une chance d’échapper à l’ennui universel d’un monde parfaitement logique. Par contre, le risque est certain de nous retrouver une fois de plus devant une étonnante profusion de décisions parfaitement logiques, mais totalement inapplicables… Ce que nous revivrons alors, c’est cette forme de chaos, odieuse par-dessus toutes, dans laquelle l’arbitraire ou le désordre naissent du choix par les subalternes des occasions où l’on décide de faire respecter la loi — ou la logique — et du choix, par eux aussi, de ceux dont on fera des victimes exemplaires…
Mais ne nous laissons pas décourager. C’est tout de même beaucoup que l’informatique rende à la fois inévitable et possible la gestion rigoureuse des affaires humaines — même s’il s’agit là pour l’instant d’une affirmation platonique. Une fois que nous en aurons rencontré une ou deux illustrations, même doctrinalement imparfaites, cette idée paraîtra moins abstraite. Et nous serons surpris ensuite de vérifier petit à petit que cette gestion rigoureuse concerne bien tout ce qui est activité « répétitive » de l’homme — et qu’on la retrouve donc à peu près partout autour de nous.
Dès lors, si nous voulons échapper à la sensation continuelle d’être « contrôlés » par la machine, pourquoi ne pas lui fixer à l’avance la marge de choix que nous entendons nous réserver ? La liberté, après tout, c’est d’avoir la clé de son côté de la porte…
… mais préserver son espace vert mental
Cette floraison de la logique dans nos activités quotidiennes sera d’autant plus surprenante que cette même logique semblait, presque par définition, réservée jusqu’à présent à certaines activités « scientifiques » — et de préférence à celles qui paraissaient le moins directement concernées par l’existence d’un monde extérieur.
Tout pourrait changer, par exemple pour les sciences dites « de la nature », le jour où nos amplificateurs de puissance logique permettraient d’appliquer à un champ expérimental pratiquement inextricable un nombre immense d’hypothèses ou d’explications simples, mais s’imbriquant, à en devenir indémêlables, les unes dans les autres. La conjugaison par l’ordinateur d’explications très simples intervenant en grand nombre à la fois éviterait peut-être que nous nous croyions obligés d’inventer ces explications très compliquées — que leur complication même met théoriquement en mesure d’expliquer n’importe quoi, mais qui ne débouchent en fait sur rien, parce qu’on ne peut jamais les suivre jusqu’à leur terme. Cette intrusion, bien imprévue elle aussi, de la simplicité dans la science marquerait peut-être le début d’un nouveau bond dans notre compréhension du monde. Pour que pareille tentative ait quelque chance de succès, encore faudrait-il confier l’informatique à des scientifiques à l’esprit simple — s’il en existe. Et non pas à ceux qui camouflent leur impuissance vis-à-vis de la réalité extérieure, et leur manque de curiosité pour cette réalité, sous des élucubrations monstrueuses.
Indiquons encore au passage que l’informatique permet parfois d’étendre les connaissances rationnelles de l’homme, en mettant à sa disposition un amas de résultats expérimentaux ou empiriques, dont il n’aurait pu disposer sans son aide, et dont le seul examen suffit à suggérer la méthode mathématique de résolution ou la loi physique auxquelles on ne songeait pas. De même, utilisée dans des méthodes de simulation, la machine facilite l’énoncé d’un fait ou d’une loi. Mais c’est toujours à nous qu’il incombe d’insérer la loi dans la théorie, c’est à nous qu’il revient de comprendre et de justifier.
Ainsi l’emploi de ces machines, aux modes de « raisonnement » copiés par nous sur les nôtres mais élémentaires par rapport aux nôtres, bouleversera aussi bien notre activité professionnelle que nos structures sociales, et contribuera à modifier notre conception du monde. Mais c’est dans les domaines les plus éloignés de la vie collective que cette irruption de la logique aura sans doute l’effet le plus frappant. Vouloir organiser ces zones de notre vie qui paraissaient, à tort ou à raison, le refuge naturel de la fantaisie et de l’improvisation aurait jadis paru délirant ; il est à craindre qu’il n’en soit bientôt plus de même… Et l’on peut légitimement marquer quelque inquiétude devant cette intrusion de la logique, même dépersonnalisée, dans ces réserves où nous abritions nos tendances les plus individualistes. Heureusement, le territoire irrationnel de l’homme a une étendue pratiquement illimitée et l’on peut espérer que ces empiétements informatiques ne mettront pas vraiment en péril notre espace vert mental. Et, après tout, peut-être faciliteront-ils — ou même supprimeront-ils — certaines des démarches les plus oiseuses de notre vie quotidienne.
L’intuition, indispensable pour bien user des machines
Pour l’homme, l’informatique apparaît donc finalement comme un moyen d’étendre le champ qui s’offre à son comportement rationnel.
J’ajouterai simplement que reconnaître l’importance de cette extension n’implique à mes yeux nulle renonciation à l’intuition ni aux autres dons qui ont permis à l’homme de « tenir » jusqu’à ce qu’il ait conquis — à la force de son seul cerveau — la place qu’il occupe maintenant.
Dans bien des cas d’ailleurs, et même lorsqu’on achètera les ordinateurs dans les supermarchés ou que l’on aura un terminal de visualisation dans chaque pièce de son appartement, il ne sera jamais rentable de vouloir résoudre logiquement les problèmes de la vie courante — ni même de vouloir, à tout prix, les croire rationnels. Et cela a des chances de demeurer vrai aussi longtemps que nous n’aurons pas laissé notre intuition s’étioler, faute de nous en être servi.
De toute manière, une bonne intuition vaudra toujours mieux que le recours mécanique et systématique à une machine. Mais on pourrait penser que l’emploi judicieux d’une machine vaudrait mieux que le recours à des dons individuels médiocres. Toute la question se ramène donc à savoir si l’on peut compter utiliser efficacement les machines sans être doté d’intuition… Et il existe un petit espoir que l’on s’aperçoive à cette occasion que ce sont les gens qui ont le moins besoin des machines qui sont les seuls à pouvoir s’en servir avec brio. Conclusion qui satisfera certainement tous ceux qui se refusent, avec moi, à admettre que l’homme vive seulement de logique.
L’homme face à l’imprévu… et à l’imprévisible
On peut suggérer que la seconde moitié du XXe siècle demeurera peut-être pour l’humanité l’époque où la notion d’information aura conquis une existence objective, et acquis une valeur marchande indéniable. En même temps, nous assistons à une prolifération étonnante de l’information, qui s’étend au monde entier et à toutes les activités humaines, et dont on peut penser qu’elle caractérise une certaine phase de notre civilisation.
Avant de devenir objet de réflexion ou support de l’action, cette information — dans une étape où l’on ne s’intéresse encore en rien à sa signification — doit être recueillie, transportée, mise sous forme calibrée, distribuée, etc. Et tout cela en respectant les règles de l’art, en sorte que ces opérations ne puissent avoir pour effet d’orienter arbitrairement ou insidieusement l’interprétation ultérieure, et laissent totale la liberté de l’utilisateur, chez qui « l’information » arrivera, comme l’eau potable ou le courant électrique.
Ensuite commence la deuxième étape du traitement : celle où le destinataire fait subir certaines transformations à cette matière première qu’il a reçue presque brute, pour en extraire des résultats qui l’intéressent, pour vérifier, infirmer ou améliorer les hypothèses qu’il avait conçues. À ce moment, l’information — objective en elle-même — a été mélangée à des idées, et la mixture obtenue ne peut plus être considérée comme un élément objectif. À celle de l’information initiale, une certaine valeur a été ajoutée, ou retirée, lors de cette élaboration. Ce mélange intime de l’information et de l’intention, de la donnée et du programme, de l’observation et du souhait revêt de multiples aspects. Il peut même trouver place — et ce n’est pas un des côtés les moins fascinants de l’informatique — à l’instant et au lieu mêmes où l’information sourd : les hypothèses explicatrices ou interprétatives l’attendaient à pied d’œuvre, si bien qu’en un temps très court l’utilisateur a en main l’information, la signification que lui donne sa théorie, et éventuellement l’annonce que la réaction, prévue par lui pour le cas où cet événement surviendrait, a effectivement été déclenchée. Et tout est prêt à recommencer.
Or les machines sont assez rapides pour qu’un tel processus soit plus vite parcouru que celui dans lequel l’homme se réserverait le choix et le déclenchement de la réaction sur le vu des résultats de l’analyse confiée à la machine. Et comme la puissance d’interprétation de la machine est extraordinaire, la réaction sera en général beaucoup mieux adaptée à l’événement que si nous nous en étions remis à notre seule intuition.
Faut-il vraiment en déduire que l’on sera toujours gagnant à miser ainsi sur la machine ? Il est probable que cet automatisme complet sera en effet satisfaisant chaque fois que l’on se trouvera en face d’événements totalement prévisibles — donc programmables. Par là, il faut entendre, non pas que l’on sait à l’avance quel processus se développera, mais simplement que l’on croit connaître toutes les variantes possibles pour ce processus, et que l’on est convaincu que c’est l’une d’elles qui surviendra. Cela ne veut même pas dire que l’on prétend savoir combien il y a de variantes possibles, mais simplement qu’on pense connaître les types de bifurcation qui risquent de se présenter à chaque étape logique de chaque itinéraire — et que l’on a décidé sur quels critères on choisira à chaque bifurcation de s’orienter à droite plutôt qu’à gauche. En gros cela revient à admettre qu’il n’y a aucune hypothèse que l’on aurait pu omettre d’envisager. Il y a en cela une certaine outrecuidance, mais surtout un refus d’accepter de l’imprévu dans le domaine considéré — tout au moins de l’imprévu qui ne puisse être détecté par un dispositif d’alarme logique lui aussi conçu à l’avance — c’est-à-dire en définitive : de l’imprévisible.
Dans la plupart des problèmes de la vie courante, il en est bien ainsi, Et ce que l’on appelle discernement, effort d’attention ou liberté de choix n’est le plus souvent que comparaison d’une situation réelle à l’ensemble limité des situations du champ des possibles. Cela, en effet, une machine peut le faire. Mais l’homme d’action digne de ce nom se reconnaît au contraire à son aptitude à réagir face à une situation imprévisible. Et si cette situation prend à ce point l’homme au dépourvu, comment aurait-il pu programmer la machine pour qu’elle sache de quelle manière se comporter dans cette situation, ou même pour qu’elle s’aperçoive qu’elle est dans ce cas anormal ? L’homme lui-même ne s’en serait peut-être pas mieux tiré, mais il conservait sa petite chance. Car ce qu’il a transmis à la machine, plus ou moins bien, ce n’est que la part logique de son être. Alors justement que l’homme d’action exceptionnel est celui qui peut à l’occasion fonder avec succès son action sur l’irrationnel. Et aux instants critiques cela compte au moins autant que la sûreté du jugement ou la rapidité de la réaction.
Une machine n’est pas un moyen de « dépannage » disponible à l’improviste
À supposer même que les situations exigeant l’intervention personnelle de notre grand chef soient infiniment rares, est-ce à dire que tous nos problèmes habituels vont se trouver résolus d’un coup magique d’ordinateur ? Il vaut mieux ne pas nous faire trop d’illusions… Et pourtant, elles sont innombrables, les âmes simples qui aimeraient à croire que le fait de confier l’information à la machine-miracle suffit pour voir satisfaits simultanément à la fin du traitement ce « besoin de certitude » et cet « amour de la vérité » qu’André Gide aimait à opposer…
Pour autant que la machine seule soit en cause, en dehors des défaillances humaines (dont la plus grave serait de ne pas déceler celle de la machine), le vrai risque d’erreur provient de la perte ou de la détérioration des informations — contre lesquelles on se prémunit facilement en conservant un double des fichiers ou des pièces qui leur ont donné naissance.
On pourrait penser à une autre raison de conserver les données « brutes », même après qu’on a terminé le travail en vue duquel on les avait rassemblées : ce serait l’éventualité d’avoir ultérieurement l’idée d’un autre traitement à faire subir à la même matière première.
Mais, en fait, cette idée qu’on puisse un jour réutiliser des données est le plus souvent une illusion optimiste, car une des grandes servitudes de l’informatique est qu’elle nous impose une préméditation rigoureuse. Il faut savoir avec une grande précision ce que l’on attend de la machine bien avant qu’elle ne commence à travailler pour vous. D’abord parce qu’il n’est pas question qu’elle démarre avant que vous ayez fabriqué ses programmes. Ensuite — et il ne faut pas l’oublier — parce que le classement des données dans la machine, et même leur collecte, dépendent étroitement des traitements qu’on a l’intention de leur faire subir. Les machines ne peuvent donc en aucun cas être des moyens de dépannage auxquels on puisse faire appel à l’improviste. Il y a là une limitation très étroite à leur emploi. Cet ordinateur si puissamment logique vous oblige à l’être aussi, et tue votre propre spontanéité… Donnons un exemple. Si la machine a reçu toutes les informations que l’on pense avoir besoin d’exploiter pour dresser des statistiques à l’échelle régionale, il est à craindre qu’elle soit incapable de vous fournir des statistiques intéressantes à l’échelon communal, car les précisions dont on a alors besoin sont d’un autre ordre, et c’est au moment du sondage ou du recensement qu’il aurait fallu y songer…
Il serait alors tentant de recueillir et de conserver toutes les informations imaginables, sans exception et à tout hasard. Mais on retomberait sur notre duo de l’imprévu et de l’imprévisible. Et l’on continuerait à manquer au jour J des données indispensables, tout en croulant sous des milliards d’informations binaires, totalement dénuées d’intérêt pour les siècles des siècles, mais dont on n’oserait jamais se débarrasser, faute d’en être sûr…
L’informatique au service des préjugés et des castes
Mais revenons à notre ordinateur magique, et laissez-moi supposer pour un instant que vous l’ayez nourri de données fausses, que vous lui ayez suggéré des objectifs malhonnêtes, des hypothèses aberrantes ou des raisonnements vicieux : vous serez surpris des arguments irrésistibles qu’il en extraira… Tout cela sera si logique, si merveilleusement « intelligent », qu’il faudra que d’autres spécialistes — non moins doués — perdent leur temps à démonter le mécanisme pièce à pièce avant que la supercherie soit dévoilée…
Pareille supercherie, direz-vous, supposerait une volonté bien persévérante de nous abuser. Est-ce si sûr que cela ? Dans les entreprises (au sens large du terme) plus ou moins informatifiées de demain, il y a deux niveaux au moins auxquels il ne sera jamais possible d’être sûr que l’on n’est pas trompé — ou, plus simplement, que l’on ne s’est pas trompé. Le premier est celui de la saisie de l’information ; le second celui de la rédaction des programmes.
Même quand on prétend la saisir à la source, la « donnée brute », par tout ce qu’elle inclut de sélection et de corrections expérimentales, est déjà le reflet d’une certaine conception du monde. Et son intérêt dépend aussi, au premier chef, de la qualité de l’individu qui l’a extraite de son environnement pour nous la présenter. Au risque de heurter une superstition répandue, ayons même le courage de rappeler qu’il ne suffit pas de confier une information à un support perforé ou magnétique pour la rendre objective, ni même intéressante… Il n’empêche pourtant que l’on envisage allègrement de mettre pareillement en sûreté dans les coffres des banques d’informations tout ce qui est perforable et digitalisable…
Dès le stade de la saisie, tout est donc déjà faussé. Quant au programme qu’on appliquera ensuite à ces prétendues « données », fera-t-il autre chose que traduire les hypothèses sur lesquelles le programmeur aura travaillé, et les préjugés qui l’habitent ?
Certes, ce programmeur recevra ses consignes de la direction, puisque celle-ci est seule habilitée à fixer les objectifs et à choisir le modèle de l’entreprise. Mais entre ces deux actes de direction et leur traduction dans tous les programmes indispensables à la gestion quotidienne de l’entreprise, il y a bien de la place pour l’incompréhension ou l’interprétation.
On peut évidemment supposer que les programmes les plus importants seront l’œuvre d’une petite équipe de spécialistes de haut vol, placés sur orbite dans l’entourage immédiat du grand patron. On peut même envisager que ce petit état-major tout puissant ait, et mérite, la confiance de la direction. Mais croit-on vraiment qu’il échappera plus que tout autre état-major, ou que tout autre cabinet, aux mobiles humains, à l’esprit de caste ou de clan, au conformisme enfin hérité de sa formation ? (Conformisme d’autant plus pesant et inavoué, on le sait, que la compétition fut plus ardente en cours de formation)… Pour rédiger tout cet ensemble de programmes — c’est-à-dire pour mettre en forme et coder l’idée de manœuvre et les ordres — sans ajouter aux directives légitimement subjectives du chef son grain de sel, abusivement subjectif, il faudrait vraiment que cet état-major de programmation ait lui-même toutes les qualités d’un robot — c’est-à-dire notamment une absence volontaire de discernement et un manque total d’intérêt pour sa tâche, que même les concours de recrutement les plus sophistiqués n’arrivent pas encore à garantir… Et comme personne n’aura la mission ni surtout la capacité de contrôler cet état-major, on peut penser que les machines diront en gros ce qu’il voudra qu’elles disent. Et je serais personnellement bien surpris si les choix que les machines offriront à la direction se révélaient susceptibles de déplaire à cet état-major…
Oui, vraiment, le pouvoir réel dans la société informatifiée, et quels que soient les régimes politiques ou économiques, appartiendra plus que jamais à ces grands sous-ordres, à ces commis, qui — même sans le vouloir, mais à plus forte raison s’ils le veulent — pourront déformer les intentions de la direction et travestir la réalité extérieure. Et le sabotage informatique sera autrement difficile à déceler qu’une pierre dans une commande d’aiguillage.
Si l’on peut donc prévoir que le siège du pouvoir effectif se déplacera dans les années qui viennent du voisinage de la source d’énergie vers l’organe de décision, ce pouvoir lui-même appartiendra bien toujours en fait aux mêmes éminences grises, renforcées de toute la puissance des ordinateurs. Et l’on peut même redouter que les synarques de demain, inversant la raison d’être de l’informatique, en fassent un gigantesque simulateur au service de leurs propres ambitions… Après cela, on peut toujours chercher à voir plus d’objectivité dans la gestion informatifiée que dans les autres activités humaines !
Quant à notre grand patron de l’ère informatique, s’il veut vraiment n’être pas prisonnier de son état-major, il n’aura pas la tâche simple. Face à la machine et aux aruspices qui font parler ses entrailles, comment pourrait-il s’en tirer sans une exceptionnelle aptitude à conserver esprit critique, scepticisme et sens de l’humour ? Car, ne l’oublions pas, ce qu’on attend de lui, c’est qu’il « décide » à partir des conclusions « objectives » de l’ordinateur !
Alors, on en arrive à se demander s’il ne faudra pas beaucoup plus de flair encore qu’au XIXe siècle pour arriver à diriger une grande entreprise malgré l’informatique…
La morale de tout cela — et elle n’a rien pour surprendre — c’est qu’il ne sert pas à grand-chose de changer les structures ni les équipements tant que l’homme demeure le même.
Mais l’homme ne peut se changer que par lui-même : compter, implicitement, sur l’ordinateur pour l’améliorer n’est qu’une forme de lâcheté.
Téléinformatique et vie des entreprises
Je voudrais maintenant, faire jaillir de l’ombre par de rapides coups de projecteur quelques motifs d’un sujet vaste et grave, puisque c’est celui des atteintes que l’informatique, mal utilisée, peut porter au libre-arbitre des individus, des contraintes qu’elle peut indirectement faire peser sur l’exercice de certaines de nos libertés les plus fondamentales.
Pour commencer, considérons les « retombées économiques » du fait que les systèmes informatiques sont de moins en moins souvent ponctuels, fait dont on regroupe parfois certains aspects sous le terme ambigu de « téléinformatique ».
Dans un premier temps, très proche de nous, il sera possible à distance de transmettre des données, d’interroger des fichiers, de déclencher des opérations séquentielles, en un mot il sera possible d’éloigner la machine de son utilisateur. Pour cela, l’infrastructure nécessaire se limite à des réseaux télex ou téléphoniques de caractéristiques très modestes. Cela suffira pour que l’informatique pénètre dans les régions les plus reculées et dans les applications qui semblaient les moins préparées à l’accueillir. L’utilisateur isolé pourra ainsi disposer de moyens importants, rassemblés loin de lui, qu’il s’agisse d’unités centrales, de bibliothèques de programmes ou de parcs de terminaux spécialisés. Cette forme d’accès à l’informatique modifiera profondément la vie des entreprises, mais il ne saurait être question à ce propos d’une révolution, bien au contraire. Car il est très probable que les entreprises touchées conserveront l’aspect traditionnel que nous leur connaissons et que les tendances observées actuellement s’amplifieront simplement. La manie de la fusion ira-t-elle, dans ces conditions, jusqu’à l’écrasement et la disparition complète des moins grandes des grosses entreprises ? La réponse dépend presque uniquement d’elles-mêmes. Si elles le veulent, et sans même qu’elles aient à envisager aucune réforme drastique, l’informatique peut les aider à survivre. L’effort nécessaire se limiterait en effet à accepter certaines formes « standard » de gestion, sans lesquelles il n’y a pour elles aucun accès rentable à l’informatique. Aussi longtemps au contraire qu’elles voudront conserver unique et secret leur mode de gestion, elles n’auront d’autre choix qu’entre la gestion manuelle et l’informatique sur mesure, et il est clair que la plupart d’entre ces entreprises demeureront, ou même deviendront, non compétitives. Il est donc urgent pour leurs dirigeants de se convaincre qu’ils peuvent trouver leur bonheur dans un programme de paie à sous-tiroirs, même si celui-ci sert déjà à leurs concurrents, et même si son emploi les oblige à renoncer à l’indemnité particulière versée depuis cent ans par leur seule entreprise, et dans laquelle ils ont toujours cru voir la raison pour laquelle leur personnel leur demeurait fidèle.
Cet exemple illustre un des aspects de la résistance à l’informatique, qui est l’un des principaux facteurs dont il faut tenir compte avant d’introduire l’informatique dans une structure quelconque. Cette viscosité instinctive du milieu est une donnée technique du problème de l’informatification. Il doit y être répondu d’abord par une analyse approfondie des « déplacements » prévisibles d’emplois et des redéfinitions concomitantes, mais aussi par un effort indispensable pour que tous les participants à l’entreprise se sentent concernés par l’arrivée de l’informatique, et intéressés au succès de son assimilation par l’organisme auquel ils appartiennent.
Parmi les entreprises trop faibles pour aborder l’informatique seules (et c’est l’immense majorité), on peut donc s’attendre à voir survivre celles qui auront compris assez tôt la nécessité de ces abandons dérisoires de souveraineté et qui se seront plus ou moins alignées sur les plus évoluées d’entre-elles. Les autres, qu’elles aient vu trop petit ou trop grand, ou qu’elles se soient enlisées dans des regrets et des discussions stériles, risquent bien, quant à elles, d’être éliminées. Mais on ne peut pas dire que ce soit là une fatalité due à l’informatique.
La deuxième étape de la téléinformatique, celle qui accompagnerait une véritable révolution de notre société ou de nos mœurs, est sans doute encore loin. Car elle suppose des réalisations de gestion intégrée à grande échelle, avec interconnexion entre eux de puissants ensembles industriels ou administratifs par le canal de leurs dispositifs informatiques de gestion, réalisations qui sont inséparables d’une infrastructure technique très étendue et très performante, dont notre pays manque totalement pour l’instant — ce qui interdit aux ordinateurs de converser utilement entre eux. Au reste, nos compatriotes semblent encore mal préparés à accepter la refonte totale des structures et des modes de fonctionnement de chaque entreprise et de chaque administration, sans laquelle « l’informatification » poussée ne serait qu’un leurre.
Sans être contraignante par elle-même, la première étape évoquée est pourtant lourde d’un contenu préoccupant. Car elle donnera naissance à ces grandes « banques de données », concentrations énormes d’informations jointes à de grandes facilités de traitement, qui mettront en jeu des intérêts considérables. Ceux qui, dans un domaine quelconque, sauraient « truster » l’information — technique ou commerciale par exemple — pourraient a priori se targuer d’une grande avance sur leurs concurrents, et même imposer leurs conditions à tous ceux qui auraient besoin de cette véritable matière première. On pourrait même craindre que ce monopole de l’information ne se complète, dans le même secteur, d’une suprématie industrielle de type classique, et pareille conjecture a bien de quoi effrayer ceux qui redoutent toute forme d’hégémonie économique.
Informatique et localisation du pouvoir réel
Plus inquiétante encore est la perspective que notre pays soit doté d’un service centralisé de documentation recueillant tout ce que les administrations savent (ou croient savoir) d’un individu, transformant aussi en « informations » ragots de concierges et rapports de police. Car pareil service fournirait facilement à des technocrates totalitaires un instrument kafkaïen d’inquisition. Cette menace commence, heureusement, à attirer quelque attention, et l’on suggère (mais est-ce suffisant ?) qu’une telle « banque » ignore le secret et soit ouverte à tous. On voit cependant mal comment un organisme de ce genre pourrait offrir gratuitement ses services, et c’est sans doute par ce biais que le danger réapparaîtrait.
Les emplacements qu’occuperaient ces banques ne sont pas a priori importants ni significatifs. Mais la faiblesse de notre infrastructure de base fait que cette localisation sera tout de même dans la pratique en liaison avec le découpage des circonscriptions administratives, tandis que l’interconnexion des machines traduira l’organisation des pouvoirs publics et le niveau effectif de décentralisation. Mais ce n’est pas cela qui révélera l’essentiel, je veux dire : où se trouve réellement l’autorité, et quel est le degré de liberté ou d’initiative dont jouissent les collectivités locales. On ne peut non plus se fier à des indices linguistiques : qui ne sent, par exemple, qu’un « observatoire économique régional » évoque l’antenne avancée d’un poste central d’interprétation, alors que le terme « banque régionale de données » suggère plutôt une initiative locale ? et pourtant ces deux expressions s’appliquent à deux pièces d’un même dispositif… Pour savoir au profit de qui les machines travaillent, ce n’est ni l’atlas ni le dictionnaire qu’il faut consulter : seuls les programmes qui définissent leurs tâches, et les fréquences relatives d’emploi de ces programmes, peuvent nous renseigner. Tant il est vrai que ce n’est pas la machine qui nous importe, mais l’usage qui en est fait…
Cela nous ramène à un danger déjà signalé : on peut se demander si l’injection de l’informatique dans les structures actuelles du pays, telle qu’elle semble s’amorcer, ne répond pas avant tout aux préoccupations des gestionnaires en place. On peut même craindre d’y trouver une tentative pour écarter les réformes véritables, c’est-à-dire celles qui adapteraient l’État et la société aux besoins et aux souhaits des citoyens, et non à ceux des fonctionnaires.
Pour l’instant, l’informatification de l’État est seulement orientée vers une meilleure gestion quotidienne, et vers une prévision plus précise des besoins et des possibilités. Elle fournira plus rapidement des statistiques peut-être enfin utilisables, et ce ne sera pas un luxe… Éventuellement même, si l’on conçoit intelligemment la collecte des données administratives, va-t-on vers un allégement de la vie sociale par la disparition de l’inepte, harassante et ridicule corvée des questionnaires — qui seront automatiquement composés par des machines, et que d’autres machines rempliront à partir de fichiers toujours à jour par hypothèse…
Mais, sur le fond, cette informatification ne changera en rien la vie des citoyens — qui demeureront des usagers, des assujettis, des postulants, des impétrants, des demandeurs, des candidats, des susnommés… ou même des bénéficiaires. Les feuilles de paie deviendront peut-être compréhensibles. Mais en échange tout ce qui caractérise les individus — à commencer par leur nom à jamais estropié — sera considéré comme négligeable ; et le pouvoir d’en juger et d’en disposer ne sera pas délégué à des officiers d’état-civil ou de police judiciaire, mais à des perforatrices débutantes, à qui l’on n’envisage même pas — et pour cause ! — de dispenser le moindre enseignement, même accéléré, de respect de l’individu…
Améliorer la gestion de l’État grâce à l’informatique est bien entendu un objectif avouable. Il serait pourtant bon de ne pas confondre l’État avec une quelconque industrie de transformation, ne serait-ce que pour éviter aux citoyens de se retrouver dans le rôle d’une matière première — ou d’un produit ô combien fini !
L’informatique et l’individu
L’informatique devrait être au contraire la première occasion donnée aux hommes de repenser les impératifs de la vie collective.
Moyen souverain de coordination, digitale par excellence comme l’humanité elle-même, l’informatique offre enfin — à la limite — une possibilité de tenir compte des unités, des individus ; une voie pour dégager, au-delà de l’opinion des plus braillards, les vrais sentiments dominants, mais aussi pour connaître les différentes réactions des groupes minoritaires. On peut y trouver surtout une chance de limiter les empiétements de la société à ce qui est strictement indispensable pour que la vie sociale soit supportable sans qu’elle devienne une fin en soi. Si l’informatique permettait enfin que l’État s’intéresse aux individus, en empêchant ses représentants de se comporter en augures infaillibles, seuls habilités à définir les contours d’abstractions encombrantes — comme la puissance publique, l’intérêt général ou la raison d’État — les hommes auraient moins de mal à se reconnaître dans ceux que l’on appelle les citoyens… Et l’on cesserait peut-être de baptiser « intérêt général » ce qui ne heurte aucun intérêt particulier.
Mais il est peu probable que cette signification profonde de l’informatique pour l’homme obsède ceux qui sont chargés seulement de rendre un peu moins inefficace une administration totalement déphasée par rapport aux problèmes qui se posent à elle, et qui ne pourrait être « calée » à nouveau sur les préoccupations du temps présent qu’en gênant bon nombre de nos contemporains les plus influents dans leurs habitudes. Sous le prétexte de s’en tenir à des ambitions limitées, dont le prétendu réalisme ne recouvre que pauvreté d’imagination et manque d’audace, on se prépare à fournir des ordinateurs aux Brid’oison et aux technocrates — ce qui n’en fera jamais que de plus dangereux Brid’oison et de plus nocifs technocrates.
Prétendre ne résoudre que les problèmes immédiats sans engager l’avenir ni aliéner la liberté de ses successeurs n’est en fait qu’une des formes les plus hypocrites et les plus inopérantes du gaspillage. Car on engage toujours, peu ou prou, l’avenir — et l’on est là pour cela ! Cette feinte humilité est donc en réalité une arme redoutable entre les mains de certains techniciens, qui nous font lourdement hypothéquer l’avenir sous couleur de nous suggérer des choix de peu d’importance sur des problèmes encore peu dramatiques. Leur seule excuse est qu’eux-mêmes sont en général peu conscients de ce qu’impliquent les choix qu’ils nous proposent. Sensibles aux seuls arguments de leur technique, ils n’imaginent pas qu’un jour puisse venir où nous devrons peut-être opter pour une autre technique contre la leur, ou tout bonnement pour l’homme contre certains excès de la technique…
Faute de vouloir admettre que les problèmes vraiment actuels sont ceux dits du siècle prochain, faute de vouloir intégrer globalement l’informatique à la vie de la Nation, on va sans doute laisser échapper cette occasion unique de remodeler l’économie et l’administration en fonction des problèmes qu’elles ont à résoudre, de refaire l’État en fonction des citoyens, de viser assez loin pour se retrouver à la surface sans s’égarer dans le présent, ni renier le passé. Car c’est à cette échelle-là que se situe le réalisme dans l’univers que les techniques nous ont forgé.
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Ainsi, comme on pouvait s’y attendre, c’est bien lorsque l’ordinateur se mêle de nos activités les plus anciennes, ou risque d’attenter aux mœurs de notre espèce, que les difficultés sont les plus aiguës, et non pas quand il s’attaque aux problèmes nés de la même technique que lui.
De toute manière, notre acceptation de voir les machines pénétrer dans l’espace de nos décisions ou de nos réflexions — pour ne pas dire notre résignation à les trouver déjà au cœur de la place — est facilitée par notre conviction, récemment acquise, que l’information manipulée par les machines n’est que le support de la connaissance. En renonçant à « traiter » personnellement toute l’information, comme nous avions renoncé il y a un peu plus de cent ans à la transporter nous-mêmes, nous n’avons donc pas le sentiment d’abdiquer notre rôle fondamental d’être pensant. Et, après tout, la situation a pu paraître plus pénible à nos ancêtres, le jour où ils ont dû consentir à laisser une machine reproduire leur pensée — même s’ils continuaient à être les seuls auteurs de cette pensée. Cette pensée qui, sur l’essentiel, n’est en rien différente, même aujourd’hui, de ce qu’elle a toujours été. Car l’homme qui pense est bien toujours le même depuis des milliers d’années, peut-être des millions d’années. À des détails près, que l’entraînement, la sélection ou la compétition ont pu accentuer.
Et l’informatique est simplement la plus récente preuve de l’existence de cet homme — de cet homme inchangé depuis la nuit des temps — et qui, malheureusement, est plus avancé sur le plan du cerveau et du fer à souder que sur celui de la conscience.
Le problème fondamental — le seul — n’est pas nouveau, lui non plus : c’est simplement de savoir ce que l’homme sera capable de faire de ce nouvel outil de puissance qu’il s’est donné. ♦