Institutions internationales - Le désordre monétaire - La crise monétaire et la Communauté économique européenne (CEE) - Le « dégel » entre la Grande-Bretagne et la CEE - Un succès historique : la rencontre Pompidou-Heath - L'Europe et les Anglais
Durant les dernières semaines, les feux de l’actualité se sont concentrés sur deux événements qui concernent l’Europe, mais dont l’ampleur ne se limite pas à l’Europe :
– la décision allemande de laisser « flotter » le mark,
– la rencontre Heath-Pompidou, à l’issue de laquelle l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun ne dépend plus des « Six », mais des Anglais eux-mêmes.
Aucun de ces deux événements n’a été vraiment une surprise, et l’essentiel de leur signification réside peut-être moins en eux-mêmes que dans leur concomitance, la rencontre Heath-Pompidou ayant suivi de quelques jours la décision allemande en matière monétaire, sans toutefois qu’il y ait eu là un rapport de cause à effet. Ce n’est pas parce que la République fédérale d’Allemagne (RFA) a méconnu certaines exigences communautaires que MM. Heath et Pompidou, respectivement Premier ministre britannique et Président français, ont ouvert une nouvelle période des relations entre l’Angleterre et « le continent », mais l’initiative allemande a donné à leur rencontre une coloration qu’elle n’aurait probablement pas eue en d’autres circonstances.
Le désordre monétaire
C’est devenu un lieu commun que de rappeler que le système monétaire mondial est aussi instable qu’une pyramide posée sur sa pointe, et qu’il est fondamentalement irrationnel qu’une monnaie – le dollar – soit une référence internationale tout en restant soumise à une autorité nationale. C’est dans le cadre de cette irrationalité que se situent les événements.
• Le 5 mai, pour mettre fin à l’afflux de dollars, la Banque fédérale d’Allemagne a décidé de suspendre ses achats de dollars et de fermer les marchés des changes allemands. Quatre banques centrales européennes ont choisi de ne plus soutenir le dollar. Peu concernée par ces mouvements de capitaux en raison du contrôle des changes, la Banque de France ne s’est pas associée à cette mesure, cependant que la Banque d’Angleterre continuait de soutenir le dollar. Il est ainsi apparu que la concertation des banques européennes n’avait été qu’un vain espoir, et Bonn n’a pas obtenu une réévaluation commune des monnaies européennes par rapport au dollar.
• Plusieurs paradoxes sont apparus en pleine lumière. Certes, l’abondance des dollars dans le monde constitue le contexte permanent des épisodes qui ébranlent le système monétaire. Mais la crise de mai a eu pour cause immédiate et directe la gestion allemande elle-même. Les banques américaines ont remboursé les 13 milliards de dollars qu’elles avaient empruntés sur le marché des eurodollars. Ces dollars disponibles ont reflué vers l’Allemagne, et, dans la première phase, non dans l’attente d’une réévaluation du mark, mais simplement parce que, pour lutter contre l’inflation, les autorités allemandes avaient maintenu des taux d’intérêt élevés, supérieurs à ceux des États-Unis. Au lieu de prendre des mesures pour neutraliser cet afflux de dollars, les autorités allemandes ont permis aux banques et aux entreprises de tourner les mesures restrictives en empruntant sur le marché des eurodollars où les taux étaient devenus, par suite du retrait des emprunteurs américains, relativement bas. Mieux, la Banque centrale a favorisé la création de dollars supplémentaires, par le mécanisme de la « pyramide », à partir des dollars dont elle disposait et dont elle autorisait le placement sur le marché des eurodollars. La réévaluation de la monnaie, en tant que mesure conjoncturelle, a échoué : jamais, en Allemagne, les prix des biens de consommation et d’équipement n’ont autant monté qu’au cours de l’année qui a suivi la réévaluation du mark. Rien n’indique que le mark, en termes de pouvoir d’achat, soit sous-évalué par rapport aux autres monnaies européennes ou même au dollar.
• Le gouvernement de Bonn, acceptant l’intangibilité de la position de Washington sur la sacro-sainte parité dollar-or, a émis l’idée d’une réévaluation par rapport au dollar des monnaies des « Six ». La réponse française a été formelle : ce n’est pas aux Européens qu’il revient de réévaluer leurs monnaies, mais aux Américains de dévaluer la leur. La France aurait souhaité une « solution communautaire », la RFA ne s’est pas ralliée à cette idée. Face au désordre monétaire entretenu par le déficit américain et l’énorme volume des capitaux flottants en quête de « coups » à réussir, l’Allemagne devait choisir : céder à la pression américaine, ou s’engager dans une politique plus volontaire en liaison avec ses partenaires européens. Elle n’a pas choisi la seconde solution.
• Un système monétaire fondé sur des parités fixes présente à notre époque une précarité essentielle : la valeur de la monnaie, à l’intérieur, dépend de la « pression inflationniste », c’est-à-dire de l’ensemble des facteurs budgétaires, monétaires, sociaux qui agissent sur les prix. Il n’y a donc aucune raison pour que cette pression inflationniste demeure, sur une moyenne période, la même de pays à pays. Tant que les économies des « Six » ne se confondront pas en une seule et même économie, soumise à une seule et même politique, les risques de disparité, donc de dévaluation ou de réévaluation, subsisteront. L’abandon des parités fixes devient donc une tentation : pourquoi ne pas laisser les monnaies trouver librement leur valeur les unes par rapport aux autres ? Mais accepter cette solution revient à rejeter l’idée d’une union économique et monétaire, et à plus longue échéance celle d’une monnaie européenne, car les progrès sur la route qui doit conduire à cette union, voire à cette monnaie, dépendent de la fidélité au principe des parités fixes. Même si la politique américaine ne créait pas une abondance de dollars que les autres pays sont contraints bon gré mal gré d’accumuler, le problème se poserait. En dehors du déficit de la balance des paiements des États-Unis, les sociétés dites « multinationales », qui répartissent leurs encaisses entre les différents pays et un marché transnational comme celui des eurodollars créent en permanence la menace d’opérations spéculatives génératrices de crises. À l’intérieur de ce système, le Marché commun, avec des prix agricoles exprimés en dollars, l’union monétaire, avec la réduction des marges de fluctuations entre les monnaies des « Six » peuvent-ils réussir ? La condition n’est pas technique, mais politique, elle se pose en termes de respect des exigences communautaires.
La crise monétaire et la Communauté économique européenne (CEE)
La France aurait souhaité que la solution fût conforme à l’esprit du projet d’union économique et monétaire : la solution n’a pas été inspirée par cet esprit, et ceci est grave. La décision de l’Allemagne et des Pays-Bas de faire « flotter » leur monnaie a pour première conséquence de perturber une nouvelle fois le fonctionnement du Marché commun agricole. La Politique agricole commune (PAC) est en effet fondée sur la fixation de prix exprimés dans une unité de compte commune : en l’absence de parités fixes entre les monnaies des pays de la CEE, la conversion des prix « européens » dans les différentes monnaies nationales aboutit à faire varier ces prix entre eux d’un jour à l’autre. Le plus inquiétant n’est toutefois pas là. Ce qui a fait jusqu’à maintenant la force de la construction européenne, c’est l’impression qu’elle donnait de progresser à chaque nouvelle étape, même si les décisions auxquelles les « Six » parvenaient résultaient parfois de durs marchandages. Une fois arrêtées, les décisions paraissaient acquises. Or, le 9 mai, les « Six » ont été placés dans une situation nouvelle : la RFA a agi seule, et a recherché simplement la « compréhension » de ses partenaires. En laissant « flotter » le deutschemark et le florin, l’Allemagne et les Pays-Bas repoussent dans une lointaine perspective le moment où commencera d’entrer en application le projet d’union économique et monétaire solennellement adopté le 9 février dernier à Bruxelles et confirmé par les gouverneurs des instituts d’émission. Les « Six » ont en fait les mains libres pour résoudre, chacun comme il le peut, les problèmes que pose l’afflux de dollars. Et le vice-président de la Banque fédérale d’Allemagne, Otmar Emminger, a, le 26 mai, déclaré que le deutschemark pourrait « flotter » pendant un an !
C’est ainsi une période d’incertitude qui s’est ouverte pour la Communauté, et aucune procédure n’est prévue pour obliger la République fédérale à revenir à un comportement conforme à la lettre et à l’esprit du traité de Rome. On imagine mal comment les « Six » pourraient maintenant adopter une position commune – par exemple, un contrôle des changes aux frontières de la Communauté. Le chancelier Brandt aurait résumé son attitude en disant : « Les autres ne doivent pas s’attendre à ce que nous ne soyons toujours que les gentils garçons ». Le temps du « Deutschland über alles » est sans doute terminé. Celui du « Deutschemark über alles » s’annonce-t-il ? Si cette inquiétude se justifiait, un coup très dur serait porté à la construction européenne.
Les Anglais, qui ont longtemps flirté avec l’idée de changes flottants, maintiennent aujourd’hui, comme la France, la parité de leur monnaie tout en espérant, comme cette dernière également, profiter au maximum de l’appréciation du mark. Cette conjonction renforce la position des Britanniques au moment où se développent les négociations décisives pour l’élargissement du Marché commun. Elle a donné une coloration particulière à la rencontre du président de la République et du Premier ministre, M. Heath.
Le « dégel » entre la Grande-Bretagne et la CEE
Quelques jours avant cette rencontre, les « Six » et la Grande-Bretagne avaient, à Bruxelles, conclu deux importants accords sur la politique agricole, et M. Schumann avait pu déclarer que « la moitié du chemin est presque parcourue », cependant que M. Rippon ne cachait pas sa satisfaction : « Le dialogue de sourds est définitivement dépassé ». Il s’agissait du sucre et des difficultés techniques soulevées par l’adaptation de l’Angleterre au Marché commun agricole. Sur deux autres chapitres, très épineux, des gages de bonne volonté ont été donnés de part et d’autre. La France a aplani la voie qui doit conduire à une solution du problème de la contribution britannique au budget communautaire. Quant à M. Rippon, il a pris lui-même l’initiative de verser au dossier de la Communauté les déclarations antérieures de son gouvernement sur le sterling, montrant qu’il n’entendait pas éluder les problèmes monétaires, quel que soit le cadre dans lequel leur examen à sept sera poursuivi. Reste le dossier néo-zélandais, dont il serait illusoire de croire qu’il pourrait être réglé aussi aisément que l’a été en fin de compte celui du sucre acheté par la Grande-Bretagne dans les pays du Commonwealth en voie de développement.
De tels résultats n’auraient pas été obtenus sans la volonté politique dont il avait été souvent proclamé qu’elle existait, à Londres comme à Paris, mais dont on attendait une manifestation concrète. La France a fait un pas en avant en proposant une solution aux problèmes du sucre et en avançant de nouvelles idées sur le règlement financier. De son côté, la Grande-Bretagne, en levant toute équivoque sur son acceptation de la préférence communautaire en matière agricole, démontrait qu’en souscrivant à des principes elle savait aussi en tirer les conséquences pratiques. On s’est interrogé sur les raisons qui ont entraîné le revirement de la délégation britannique sur le problème du sucre. Jusqu’alors, M. Rippon s’était montré intraitable dans sa volonté d’obtenir, au bénéfice des îles Fidji, des Caraïbes et de l’île Maurice, des garanties concrètes permettant à ces pays de prévoir leur production sucrière pour la prochaine campagne. En dépit des remous que sa décision ne pouvait pas ne pas causer outre-Manche, il a préféré faire confiance aux assurances très fermes des « Six » quant aux diverses formules d’association à la Communauté élargie.
Les progrès enregistrés dans la négociation avec les Britanniques ont donné une impression de réconfort, alors que la Communauté venait d’offrir le spectacle de ses divisions internes. Par un effet de compensation, les « Six » ont retrouvé leur harmonie pour discuter avec la Grande-Bretagne, et la négociation ne s’est pas ressentie de la crise monétaire. Des conversations confiantes pouvaient s’engager entre M. Heath et M. Pompidou, et les deux hommes pouvaient dès lors envisager de consacrer l’essentiel de leurs échanges de vues au problème majeur : le rôle de l’Europe dans le monde.
Un succès historique : la rencontre Pompidou-Heath
À l’issue de ses entretiens avec M. Edward Heath le 21 mai, le président Pompidou a tenu des propos qui donnent toute sa signification et sa véritable portée à la rencontre franco-britannique : « Beaucoup croyaient que la Grande-Bretagne n’était pas et ne voulait pas devenir européenne, et qu’elle ne souhaitait entrer dans la Communauté que pour la détruire ou la détourner de ses fins. Beaucoup croyaient que la France était prête à utiliser tous les prétextes pour prononcer un nouveau veto. Vous voyez devant vous deux hommes qui sont convaincus du contraire ». Tout était dit en peu de mots : le malentendu fondamental qui a hypothéqué depuis dix ans bientôt la candidature de l’Angleterre au Marché commun appartient désormais au passé, et la confiance est revenue, sans laquelle il ne saurait y avoir d’action commune et de collaboration étroite au sein d’une Europe élargie.
Autant dire que le « sommet » franco-britannique des 20-21 mai 1971 inscrira dans l’histoire du continent européen en cette seconde moitié du XXe siècle une date capitale. Car, à partir de ce « sommet » les perspectives d’un succès des négociations de Luxembourg se sont affirmées. « Il serait déraisonnable, a dit également le président de la République, de penser qu’on ne parviendra pas à un accord entre la Grande-Bretagne et la Communauté au cours des négociations de juin ». Cela ne signifie pas que les discussions ne sont plus qu’une formalité. Les entretiens de Paris ont montré que, sur quelques points précis, des divergences subsistent et qu’il faudra encore des efforts et des concessions mutuelles pour mettre au point des formules qui engageront l’avenir, qu’il s’agisse de la contribution britannique au financement de la PAC, des produits laitiers de Nouvelle-Zélande, du sucre des Antilles ou du problème des balances sterling. Mais au-delà des problèmes techniques, MM. Heath et Pompidou ont évoqué l’Europe telle qu’ils souhaitent la construire à partir des réalités qu’a fait naître le Marché commun. M. Pompidou a été formel sur ce point : « L’essentiel de nos conversations a été la conception générale de l’Europe, son organisation, son fonctionnement, ses perspectives », et il a ajouté : « L’identité de nos vues sur le but à atteindre a été complète ». Autant dire que la rencontre de Paris a consacré la reconversion de la Grande-Bretagne et sa volonté d’entrer dans l’Europe pour faire de celle-ci, avec les « Six » du premier âge, une puissance capable de se mesurer aux « Grands » du monde, une puissance capable aussi, tout en préservant les individualités nationales qui en seront les composantes, de sauvegarder dans l’unité d’une politique commune un patrimoine qui appartient à tous. En ce sens – abstraction faite de la question des structures politiques – la volonté européenne d’aujourd’hui rejoint celle des inspirateurs de la construction européenne dans les premières années de l’après-guerre. Plusieurs journaux allemands ont montré quelque irritation, en évoquant les différences entre l’Europe élargie telle qu’elle se précise maintenant, et l’Europe qu’avaient envisagé Robert Schuman et Konrad Adenauer, Chancelier de la RFA de 1949 à 1963. Il est bien évident que les perspectives politiques, celles d’une confédération – et à Bruxelles M. Pompidou devait insister sur le caractère interétatique de la construction – sont fondamentalement différentes de celles qui avaient été envisagées. Le temps n’est plus où l’on considérait que les communautés fonctionnelles devaient préparer une Europe fondée sur l’aliénation des souverainetés nationales au bénéfice d’un pouvoir communautaire. Mais ce qui eût été possible au début ne l’est plus, et aucun des partenaires de la France au sein des « Six » n’était d’ailleurs disposé à souscrire aux exigences d’une véritable supranationalité.
Tout n’est cependant pas réglé, et en matière de relations avec les États-Unis, notamment, de graves questions demeurent en suspens. À cet égard, il n’est pas sans intérêt de rappeler les raisons pour lesquelles la France s’était opposée à la candidature britannique. Politiquement, la conception gaulliste de l’Europe (« l’Europe des États », telle qu’elle se définissait notamment par le « plan Fouchet ») était accueillante à la Grande-Bretagne : le « non » exprima le refus de la « dimension atlantique » qu’avait cette candidature. Lorsque, le 10 août 1961, la Grande-Bretagne présenta sa demande d’adhésion, le général de Gaulle ne formula aucune objection. Mais, ulcéré par le refus des États-Unis de tenir compte des suggestions qu’il avait présentées pour la nécessaire réforme de l’Alliance atlantique dans son mémorandum du 24 septembre 1958, il avait, depuis le 11 mars 1959, pris des mesures de désengagement de l’Otan, et il rejetait ce qui lui paraissait impliquer la subordination à l’influence atlantique. Aussi bien sa politique atlantique influença-t-elle les négociations entre les « Six » et la Grande-Bretagne, ne fût-ce que parce que celle-ci n’imaginait pas que son adhésion à la Communauté européenne devait impliquer une distension de ses liens avec les États-Unis. L’influence fut d’autant plus directe que les autres membres de la Communauté, n’approuvant pas la politique atlantique de la France (du moins officiellement) n’approuvèrent pas sa politique européenne (encore que plusieurs d’entre eux fussent satisfaits que le « non » à la supranationalité fût dit par « un autre »). C’est pour des raisons plus « atlantiques » qu’« européennes », notamment, qu’ils repoussèrent le « plan Fouchet », qui aurait pu convenir à la Grande-Bretagne puisqu’il excluait l’intégration.
Le grand tournant se situa lors de la rencontre de Gaulle-Macmillan à Rambouillet, les 15 et 16 décembre 1962. Le premier britannique était amer. Après avoir dû renoncer à « sa » fusée Bluestreak (anachronique avant d’être opérationnelle), la Grande-Bretagne savait depuis le 24 novembre qu’elle ne pouvait plus compter sur le Skybolt, auquel les États-Unis venaient de renoncer, et qu’elle devrait accepter les Polaris : alors que le Skybolt eût assuré, au moins pendant un temps, l’indépendance de la force de dissuasion britannique, le Polaris en faisait un appendice de la force de dissuasion américaine. Le général de Gaulle avait pensé que Macmillan, Premier ministre du Royaume-Uni de 1957 à 1963, accepterait de former avec la France une association nucléaire indépendante des États-Unis. Ses espoirs furent déçus. Le 18, il rencontra Kennedy à Nassau. Les deux hommes conclurent un accord sur les Polaris, et décidèrent d’offrir à la France d’y participer. Cet accord de Nassau avait été improvisé. Le général de Gaulle estima qu’il n’était pas possible que l’on ait improvisé une chose aussi importante, et qu’à Rambouillet Macmillan savait que, non seulement il n’accepterait pas une association nucléaire avec la France, mais que le contrôle américain sur les forces britanniques serait renforcé. D’où le « non » du 14 janvier 1963 : « non » à l’offre des Polaris, « non » à la candidature britannique. Ce « non » était politique, alors que la négociation économique était sur le point d’aboutir. Pour le général de Gaulle, la Grande-Bretagne était liée trop organiquement aux États-Unis pour entrer dans une « Europe européenne ».
Des raisons politiques incitèrent le président Pompidou à prendre l’initiative d’une « relance » qui devait se concrétiser par la conférence de La Haye des 1er et 2 décembre 1969. Ayant obtenu ce qu’elle considérait comme indispensable au renforcement de la Communauté en matière de politique agricole, la France accepta l’idée de l’élargissement de cette Communauté, donc le principe de la réouverture des négociations avec la Grande-Bretagne (et, par là même, avec les trois autres pays candidats, l’Irlande, le Danemark et la Norvège). Le temps des possibilités fédérales était clos, celui des possibilités confédérales s’ouvrait.
Le gouvernement américain s’est refusé à tout commentaire de la rencontre Heath-Pompidou. M. Malfatti (Italie), président de la Commission de Bruxelles, a suggéré un nouveau « round » commercial, comparable au « Kennedy round », dès que l’élargissement de la Communauté sera un fait acquis : cette grande confrontation intéressera évidemment les États-Unis, mais aussi le Japon. Dans l’immédiat, ce sont les problèmes de défense qui vont peut-être soulever des difficultés, notamment en matière nucléaire. Mais les perspectives d’un certain désengagement américain en Europe ne peuvent qu’inciter les Européens à s’unir plus étroitement pour leur défense.
L’Europe et les Anglais
Le problème de l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun se pose maintenant à Londres, où la partie sera très dure pour M. Heath. Il doit essentiellement mettre l’accent sur les avantages politiques qu’offre à long terme l’entrée du Royaume-Uni en Europe, avantages qui ont été perdus de vue au cours des dernières années, alors que passait au premier plan des préoccupations des Anglais le souci provoqué par la perspective d’un certain renchérissement des denrées alimentaires. Il y a là un courant très dur à remonter. La première réaction de M. Harold Wilson fut à cet égard significative. Oubliant qu’il fut l’un des premiers à accorder aux aspects politiques de la candidature britannique toute l’importance qu’ils méritaient, l’ancien Premier Ministre n’a pas hésité à mettre en avant l’augmentation des prix et de la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA). C’est de bonne guerre. Mais cette position est intéressante en ce sens qu’elle permet de mieux se rendre compte des difficultés qui attendent M. Heath. Celui-ci ne se fait d’ailleurs pas d’illusions : l’Anglais moyen sera d’autant mieux disposé à accepter le plaidoyer politique qui lui sera présenté que ce dernier sera assorti de la promesse que le prix à payer ne sera pas trop élevé.
Or, sur ce point aucun engagement n’a été pris à Paris et ne pouvait d’ailleurs l’être. M. Heath voudrait procéder en trois étapes :
– mener à bien les négociations en juin, afin de pouvoir présenter aux Communes, en juillet, un Livre blanc sur les progrès réalisés ;
– obtenir de la Chambre qu’elle se contente d’en « prendre note » et d’ajourner un vote sur les accords jusqu’à l’automne, après les congrès des partis et des syndicats ;
– présenter, vers la fin de l’année, un Livre blanc sur les accords définitifs et un simple projet de loi approuvant en principe l’entrée dans la Communauté, afin de pouvoir faire adopter en 1972 la législation compliquée nécessaire pour la ratification du traité. D’ici là, M. Heath doit s’efforcer de limiter au maximum les défections au sein de son propre parti [NDLR 2021 : conservateur], afin d’avoir les mains libres pour la grande offensive de conversion de l’opinion publique. Les résultats des élections cantonales et municipales en mai (un véritable raz de marée travailliste) ne sont pas de nature à faciliter sa tâche.
La balle est maintenant dans le camp britannique, et c’est là que va se jouer la partie la plus difficile. M. Heath est sans doute maintenant mieux armé pour faire face à l’opposition de ses compatriotes « anti-Européens ». Mais ceux-ci vont redoubler d’efforts. Les déclarations de M. Wilson ont montré que la volonté de certains « Européens » n’était pas sans faille. Cette opposition et ces réticences éclairent l’importance du problème qui est aujourd’hui posé à la Grande-Bretagne – mais on ne peut préjuger du résultat du combat. ♦