Allocution prononcée le 1er juin 1971 devant les auditeurs de la 23e session de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Europe 1971 : deux échecs – deux succès – deux épreuves – deux certitudes
Je viens vous parler pour une raison précise (1).
Lors de la visite récente du Président de la République (2), j’ai entendu à deux reprises, une première fois dans cette salle et une seconde fois dans une salle voisine, évoquer, à l’occasion d’un problème grave, la possibilité, voire la facilité d’une solution européenne. La deuxième fois, d’ailleurs, le Président Pompidou a réagi. Dans l’un et l’autre cas, l’approche m’a paru d’une imprécision grave et les propos que j’ai entendus relèvent, si j’ose m’exprimer ainsi, de ce péché contre l’esprit qui consiste à fuir la réalité pour se réfugier dans une illusion. Au surplus, des hommes tels que vous qui venez en ces lieux prendre conscience des problèmes fondamentaux de la Nation française, de ceux dont la solution est la clé de son indépendance et même de sa permanence, doivent être invités à réfléchir peut-être plus qu’on ne fait d’ordinaire sur cette réalité, mais aussi sur ce mot, sur cette nécessité, mais aussi sur cette illusion, sur cette chance, mais aussi sur ce piège que l’on nomme Europe.
Je ne dissimule pas qu’en ce domaine, je sens le soufre. J’ai été l’un des premiers, sinon le premier, l’adversaire de la supranationalité et je le demeure. C’est principalement pour cette raison que j’ai voté contre tous les traités, que ce soit le traité de la Communauté du Charbon et de l’Acier, du Marché Commun et de l’Euratom. Deux ans de ma vie ont été à peu près entièrement consacrés à mener campagne contre le projet dit d’armée européenne. Si le même phénomène, je veux dire si de justes espérances politiques étaient de nouveau tordues par ce que je considère comme la conception fausse et nocive de la supranationalité, je recommencerais avec une fougue dont l’âge, je l’espère, ne diminuerait pas l’ardeur, ne pouvant accepter une soi-disant conception de l’Europe qui serait la fin de la France, la fin de notre Nation, la fin de notre Patrie, avec sa personnalité, sa fierté, sa liberté.
Je sens d’ailleurs le soufre d’une autre façon. Sénateur, j’ai rapporté favorablement le projet de loi portant création du Conseil de l’Europe, évoquant à cette occasion devant une assemblée qui n’était pas enthousiaste, les exigences de la réconciliation franco-allemande. Premier Ministre, j’ai voulu que la deuxième étape du traité sur le Marché Commun, une fois éclaircies ses ambiguïtés, une fois écartées ses absurdités politiques, soit franchie en temps voulu, et pendant de longs jours en 1961, afin de respecter cette échéance, je me suis consacré à faire triompher les principes de ce qu’on appelle maintenant la politique agricole commune. Ministre de l’Économie et des Finances, j’ai essayé, à dates régulières et fréquentes, de faire entrer dans les faits la coopération gouvernementale européenne en matière budgétaire, monétaire, et en matière de politique industrielle, à vrai dire en vain, mais du fait des autres : nos partenaires qui se prétendaient européens ne le montrèrent guère dès qu’il s’agissait d’agir.
Cette brève analyse personnelle signifie simplement que n’est pas européen qui dit simplement être européen et, pour dire les choses comme elles sont, il ne suffit pas de ne plus vouloir la France pour se targuer d’être européen. Au contraire, une certaine France, forte, libre, fière, est la chance et probablement la chance fondamentale de la véritable Europe : le Général de Gaulle en a fait la preuve.
Telle sera ma brève introduction.
Allant au fond de ma propre pensée, je m’exprimerai ainsi — en cette année 1971 — : sous la formule « Europe », il nous faut enregistrer deux échecs et deux succès, il nous faut discerner deux épreuves prochaines et prendre conscience de deux certitudes durables.
Deux échecs
Nous avons enregistré, au cours des vingt dernières années, deux échecs. L’un était fatal et dans l’ordre des choses, c’est l’échec de la supranationalité, l’échec de l’Europe dite de Robert Schuman et de Jean Monnet. Nous avons également assisté à un autre échec qui, lui, était moins certain et nous atteint davantage, c’est celui de l’Europe européenne, telle que le Général de Gaulle l’avait envisagée.
L’échec de la supranationalité était prévisible car il est fallacieux de croire que l’on puisse fabriquer artificiellement un pouvoir. On peut consulter des juristes et leur demander de coucher sur le papier des mécanismes que l’on nommera « institutions ». On peut réunir des parlementaires et les prier de voter des textes que l’on appellera des lois. On peut réunir des fonctionnaires et les prier de délibérer en commun comme le fait un gouvernement. N’est pas institution n’importe quel mécanisme ! N’est pas loi n’importe quelle règle ! N’est pas gouvernement n’importe quel groupe d’hommes assis autour d’une table !
Le pouvoir, qui est l’esprit sans lequel il n’y a pas d’institutions, la puissance, c’est-à-dire l’animation sans laquelle il n’y a pas de lois, l’autorité politique, c’est-à-dire le respect imposé à des ordres, ne sont pas choses artificielles. La réalité du pouvoir, de la puissance, de l’autorité politique suppose une base : croyance en une autorité divine, respect de la force, acceptation soit résignée, soit volontaire des gouvernés. Il y a dans tout pouvoir, donc dans toute institution, dans toute puissance, c’est-à-dire dans toute loi, dans toute autorité, donc dans tout gouvernement, une part de révérence religieuse, une part de respect de la force et une part d’acceptation. Selon les époques et les régimes un de ces trois piliers l’emporte sur les deux autres.
De notre temps, qui est un temps de démocratie, pouvoir, puissance, autorité sont issus de l’acceptation, non de l’acceptation résignée mais de l’acceptation volontaire qui se marque par l’expression du suffrage ; en d’autres termes : par le vote populaire, hommes et femmes librement et régulièrement consultés. Or, le vote n’est pas un artifice ; le libre appel aux suffrages exige une solidarité car il n’y a pas de vote efficace si la minorité, fût-elle de 49 %, n’accepte pas à l’avance la loi de la majorité, ne fût-elle forte que de 51 %. Il n’y a acceptation donnant valeur au suffrage, c’est-à-dire un suffrage donnant la légitimité au pouvoir, à la puissance, à l’autorité, c’est-à-dire créant des institutions, permettant la loi, confirmant un gouvernement, que dans la mesure où la solidarité est vivante, agissante, — je dirai même où elle est le fait social déterminant et dépassant de loin tous les autres.
Or, sachez-le, cette solidarité qui fait qu’à l’avance la minorité, à peine inférieure à la majorité, s’incline, cette solidarité qui fait que la majorité, à dates régulières, remet son destin au sort des urnes et peut donc d’un jour à l’autre se retrouver minorité, n’est pas le produit d’un artifice. Elle est l’expression d’une évolution sociale à la fois admirable et dangereuse, à la fois réelle et sentimentale, à la fois profonde et fragile, je veux parler de l’évolution qui crée et fait vivre les nations.
L’Europe n’est plus l’Europe médiévale — telle au moins que nous l’imaginons — où l’autorité pouvait s’exercer ou tenter de s’exercer au nom d’un Dieu que l’on révérait d’égale manière sur tout le territoire. Nous ne voulons pas de cette autre forme d’Europe qui, à travers le rêve de Charles Quint, l’ambition de Napoléon et la folie d’Hitler reposait sur la force. La seule Europe possible c’est l’Europe du suffrage, c’est l’Europe de l’acceptation, par conséquent l’Europe de la solidarité, l’Europe du sentiment national. Le sentiment national européen existera peut-être un jour. Présentement il n’existe pas. Et, comme l’ont rêvé et vendu les marchands d’orviétan, un pouvoir supranational est démocratiquement impossible. Nulle majorité ne peut entraîner l’ensemble ! Nulle majorité n’a même la légitimité pour entraîner quiconque ! Nulle majorité ne peut trancher les choses essentielles de la vie individuelle ou collective, ni directement ni indirectement.
On nous parle de Gouvernement, on nous parle de Parlement. Mais qui acceptera la règle : une voix — un vote ? Qui acceptera que le Gouvernement, fut-il d’un seul parti, issu d’une seule formation, soit représentatif de tous, y compris des minorités les plus réduites ? Personne ! Alors adieu puissance, adieu pouvoir, adieu autorité ! En vérité, il n’y a pas de légitimité européenne — sinon dans l’accord des gouvernements nationaux et dans la volonté des peuples de soutenir les gouvernements nationaux qui donnent leur accord ! C’est pourquoi la supranationalité est une construction artificielle, paravent soit d’une dictature, soit d’une autorité extérieure qui tire les ficelles.
Ce tableau n’est pas une chimère ! En Europe de l’Est, le dirigeant soviétique applique, sous le nom de souveraineté limitée, une supranationalité qui fonctionne ! Simplement elle est russe ! Elle est l’expression de la Nation russe ou de ceux qui parlent en son nom. Et la première démarche de la liberté dans les nations satellites de l’Est, c’est de casser la supranationalité pour retrouver l’indépendance nationale. Les nations européennes de l’Ouest, brisées après 1945, qui eussent pu connaître — on peut l’imaginer — une autre évolution en tout cas, se sont redressées en fonction de la vigueur de leur sentiment national, qui s’est révélé comme la source unique de la légitimité. La supranationalité, arme éventuelle de l’autorité américaine sur des nations servantes en Europe ne pouvait qu’échouer à partir du moment où les nations se redressaient, et elles ne pouvaient se redresser que dans l’indépendance et pour l’indépendance, accompagnée dans certains domaines, tel celui de l’économie, par une entente qui, seule, permet à des mécanismes institutionnels de fonctionner — tant que les gouvernements s’entendent à les faire fonctionner.
* * *
L’échec de l’Europe supranationale était, je l’ai dit, dans la nature des choses. L’autre échec est plus amer à constater. En sa définition, et dans l’effort qu’elle comportait, l’Europe européenne n’avait pas le caractère artificiel de la supranationalité. Elle pouvait être l’Europe de notre temps, l’Europe naissante, l’Europe enthousiaste.
Le Général de Gaulle, en employant cette formule, transmutait au niveau de l’Europe la volonté et en même temps le réalisme dont il animait la politique française. Il imaginait qu’une aspiration vers l’autonomie des peuples européens, qu’une volonté d’indépendance des nations du vieux continent l’emporterait sur l’acceptation d’une hégémonie extérieure. Il espérait qu’une passion de gloire et de grandeur succéderait à l’indifférence, voire à la résignation. Face à l’appel secret de l’Europe de l’Est, c’est-à-dire des espérances clandestines du sentiment national tchèque, polonais, hongrois, bulgare, roumain, en rupture de ban sinon en révolte contre l’hégémonie soviétique, la perspective d’une Europe occidentale, apte à représenter non point l’annexe d’un monde extra-européen, mais une entité distincte et libre — jeune et d’allure conquérante — pouvait et devait émouvoir les Européens, leur donner une raison d’espérer, peut-être leur faire dépasser le nationalisme d’antan. Sans tarder, cette émotion et cet espoir pourraient et devraient animer une coopération politique dont la valeur aurait été assurée par la certitude d’une communauté de destin associant la fortune de chacun dans un effort à la fois de libération, de progrès, d’influence. Plus tard, cette prise de conscience, maintenue à travers deux ou trois générations, pouvait mener vers la naissance d’un sentiment national européen qui aurait transcendé les sentiments nationaux. Alors un pouvoir européen pouvait prendre naissance et marquer une ardente volonté d’indépendance économique, politique, militaire et, finalement, cette soif de grandeur, indispensable à toute construction humaine.
Récemment, un journaliste profitant de l’intérêt des lecteurs pour tout ce qui touche Charles de Gaulle, a lancé en librairie un album sur le Général. Les erreurs y fourmillent ; la plus grave est une affirmation, rédigée avec dogmatisme. « L’histoire, écrit-il, retiendra la faute du Général de Gaulle : ne pas avoir fait l’Europe ». Analyse superficielle, ou plutôt de mauvaise foi. Ce sont nos partenaires européens qui, pour des raisons que nous nous refusons publiquement de juger, mais que nous pouvons et devons noter, ont refusé une voie qui menait, non à une rupture avec les États-Unis, mais à une différenciation. Plutôt qu’affirmer la personnalité de l’Europe, seule Europe saine et sûre, ils ont préféré une soi-disant Europe impuissante mais, grâce à cette impuissance, annexée à une organisation dite atlantique et, en fait, américaine. C’est pourquoi l’Europe européenne a échoué.
Il est trop facile d’expliquer cet échec par des phrases telles que « nos partenaires avaient peur du Général de Gaulle » ou « les gouvernements d’Europe préfèrent Washington à Paris ». Ne croyons pas que de telles phrases soient des explications. Il faut chercher les raisons profondes, c’est-à-dire qui dépassent hommes et circonstances.
D’abord, tournons-nous vers le passé.
Des nations européennes, seules la France, la Grande-Bretagne, l’Espagne, si l’on excepte la Russie, et puisqu’on ne peut plus parler de l’Autriche, ont eu, depuis plusieurs siècles, des politiques indépendantes et ont su ce qu’était une politique européenne. Pour ce qui concerne l’Allemagne, sa politique date de Sedan, c’est-à-dire elle a juste cent ans (Auparavant, la Prusse cherchait à se tailler un Empire). Pour ce qui concerne l’Italie, il en est de même. Des autres peuples, on doit noter parfois l’ancienneté ou la vigueur de leurs revendications nationales, mais on doit noter tout autant à quel point des alliances extérieures leur ont été nécessaires, au point de limiter leur politique au respect de ces alliances, pour assurer la meilleure neutralité et le meilleur commerce possible… Ne nous étonnons donc pas du grand nombre d’Européens sans ambition, sans désir de puissance, sans même conception politique d’ensemble. Malheureusement, vouloir une Europe sans ambition, sans puissance, sans même conception politique d’ensemble, c’est ne pas vouloir d’Europe.
En effet, une deuxième raison est claire, et elle est liée à la précédente quoique distincte. L’indépendance de l’Europe c’est la recherche de la grandeur et de la gloire. L’Europe ne peut se faire dans un souci de neutralité et pour un appétit de commerce. Cet aspect des choses est capital. L’indépendance pour 250 millions d’habitants, c’est une grande et glorieuse ambition. On ne fait pas un gouvernement européen pour améliorer la culture des céréales, diriger des négociations douanières, améliorer les chemins de fer ou l’aviation commerciale. 250 millions d’habitants s’associent pour soutenir à la fois de grandes idées et de grandes ardeurs et, pour tout dire, une certaine volonté de suprématie fût-elle pacifique — par exemple la conquête de l’espace, la direction du tiers monde. À un certain niveau, il n’y a pas de repli sur soi-même, fût-il tendu vers un équilibre mondial. Une réflexion qui n’a jamais été dite, sauf au temps où, plus jeune, je me permettais de dire les choses crûment, doit de nos jours être redite : il est absurde de penser que de nos jours les dépenses militaires d’une Europe unie seront l’addition des dépenses militaires de ses participants. Nous consacrons à notre défense environ 3,5 % de notre revenu national, l’Allemagne 4 %, l’Angleterre près de 5 %, les petits pays moins de 3 %. À partir du moment où l’Europe serait l’Europe, elle dépenserait, comme la Russie et les États-Unis, des sommes de l’ordre de 8 à 10 % de son revenu, car les menaces qui pèseraient sur elle, les ambitions qui l’animeraient exigeraient cet effort ! Être européen, c’est être aussi un contribuable européen — les contribuables d’un vaste pays… Un petit pays peut se réfugier dans une neutralité qui lui sert plus ou moins d’indépendance. Un pays de seconde grandeur comme le nôtre ne le peut déjà plus. Son indépendance c’est non seulement une volonté de défense, mais une capacité d’intervention dans les affaires du monde qui le concernent. Quant à un très grand pays, comme le serait une Europe européenne, son indépendance c’est la puissance, avec les obligations et les charges de la puissance universelle.
Une dernière raison explique l’échec. Elle tient au temps présent.
Les nations d’Europe n’ont pas les mêmes vues politiques. J’y reviendrai tout à l’heure, car c’est là que gît le problème. Cependant, j’éclairerai ma lanterne sur un point qui est très actuel : la politique économique.
Un pays comme la France, par exemple, a le sentiment qu’il faut une politique industrielle indépendante pour supporter l’indépendance politique, d’où une certaine conception des sociétés commerciales européennes, une certaine politique de brevets et de propriété industrielle, une certaine politique monétaire, une certaine politique d’investissements de capitaux. Pour les pays qui n’ont pas ce souci politique, peu importe d’où vient l’argent, peu importe qu’il n’y ait point de respect de l’invention nationale, de la propriété industrielle, sauf à la rigueur dans les deux ou trois domaines qui les intéressent. Or, laisser les préoccupations mercantiles l’emporter dans la conduite d’une nation, c’est accepter de se soumettre aux préoccupations politiques de puissances extérieures. Si, pour un petit pays, la préoccupation mercantile est une fin en soi, il n’en est pas de même pour un grand pays dont la finalité est politique.
Imaginez qu’une Europe unie épouse le comportement d’un petit pays, c’est accepter à l’avance que l’Europe unie soit servante, notamment pour ce qui concerne la politique extérieure. Or, pour un pays d’une certaine dimension, en particulier pour une éventuelle Europe, la préoccupation mercantile ou monétaire n’est pas un objectif : elle est l’expression, voire l’instrument d’une puissance politique, pour des objectifs choisis et non imposés.
Voilà : échec de la supranationalité, échec de l’Europe européenne !
Vous me trouvez peut-être brutal, je me crois objectif, sincère et modéré.
Face à ces deux échecs, il est juste de mettre en parallèle deux succès qui peuvent paraître naturels ou négligeables aux garçons et aux filles qui ont vingt ans aujourd’hui mais qui, aux hommes et aux femmes de notre génération, doivent apparaître comme d’autant plus importants qu’ils nous créent des responsabilités.
Deux succès
D’abord il apparaît clairement qu’en évitant entre elles un excessif morcellement commercial, les nations européennes peuvent connaître un meilleur développement économique. Ensuite, il est plus sensible que jamais à l’esprit de tous qu’une guerre entre Européens ne peut profiter qu’aux nations extra-européennes et que l’Europe a besoin de paix.
Ces deux succès sont importants. Ils sont même considérables. Prenons en la mesure — en sachant cependant qu’ils sont fragiles, comme toute victoire.
Ces deux succès sont importants, Le Marché Commun, une fois débarrassé de sa fallacieuse idéologie, a provoqué une secousse qui est allée, pour l’essentiel, dans le bon sens. La suppression des taxes douanières, l’effort pour atténuer le nombre et l’importance des protections non douanières, l’affirmation d’une préférence que traduit un tarif extérieur commun et, en matière agricole, une politique financière logique sont les manifestations importantes d’une évolution qui, aidée par le progrès technique, notamment en matière de transports, a créé une aire commune de développement dont les effets ont été et demeurent très sensibles. Les nations intéressées y ont trouvé leur bénéfice et même les nations voisines ou celles qui commercent avec les États membres du Marché Commun. Ce succès n’est pas seulement d’ordre matériel : comme toute œuvre importante, la réussite a contribué à créer un état d’esprit dont il ne faut pas exagérer la fermeté, mais qu’il convient de constater et qui peut, à la longue, constituer un important élément politique : pourquoi ne pas travailler de préférence, entre Européens ? Pourquoi ne pas affirmer, de préférence, la solidarité européenne ? À de telles questions il s’en faut que l’on réponde toujours par l’affirmative, notamment pour ce qui concerne les dirigeants de grandes entreprises volontiers tentées par les capitaux américains et la haute technologie dont ils sont le soutien. Cependant, ces questions sont posées et, me semble-t-il, un effort est parfois esquissé dans le sens d’une action positive.
Dans un tout autre domaine, un sentiment paraît très général en Europe : désormais, tout conflit entre deux peuples européens aurait quasiment le caractère d’une guerre civile. Face aux empires extérieurs à l’Europe, en présence d’un dramatique effacement de la vieille Europe dans les affaires du monde, tout conflit interne apparaît comme une erreur fondamentale, dont aucun profit ne compenserait les ruines. Quand on réfléchit à l’aspiration à la revanche que furent la hantise et l’ambition justifiées des Français après 1870, quand on note le réveil du tragique impérialisme allemand après la défaite de 1918, on ne peut que se réjouir d’un changement qui paraît si profond — qui est effectivement profond. Bref, n’en doutons pas, il existe, me semble-t-il, une conscience de solidarité encore élémentaire mais réelle qui pousse à l’accord économique et à la concorde politique.
Ces deux succès importants, précieux, sont cependant fragiles. Ne sombrons pas dans le travers de ces esprits superficiels qui parlent sans cesse du « point de non-retour ». Seule la mort est irréversible. Machiavel, traitant de politique, a repris ce thème en des propos cruels, mais vrais éternellement. L’Europe a connu, avant 1866, un temps de progrès et de relative paix. Puis un autre temps est venu, et il serait fort prétentieux de croire que les succès dont je viens de parler sont acquis pour toujours. L’élargissement du Marché Commun peut représenter une diminution de la volonté communautaire et le simple fait d’une période de transition offerte à des partenaires nouveaux peut amener un réveil de mesures protectionnistes. Parallèlement, la pression américaine en matière d’importation peut amener un échec des vues économiques communautaires, et un État affaibli, s’estimant mal protégé, redécouvrira l’avantage d’une mesure destinée à protéger tel secteur économique ! L’attitude des grandes puissances peut tantôt faciliter l’union des nations européennes, tantôt encourager leurs divergences. Il est clair qu’il en est ainsi selon l’attitude provocatrice ou au contraire pacifique de l’Union Soviétique. La même observation vaut pour les États-Unis : la politique du dollar comme leur désengagement provoquent de la part des nations européennes des positions qui peuvent malaisément être conciliées. Au surplus, des causes de friction demeurent et certaines importantes, sans omettre le goût de ces grandes puissances dont je viens de parler à s’opposer par États interposés. Il faut donc se garder de toute simplification, de toute assurance et prendre les choses comme elles sont, en sachant ce qu’on souhaite qu’elles deviennent et qu’elles ne deviendront, si les circonstances le permettent, qu’à condition de le vouloir avec ténacité.
Souhaitons que l’état d’esprit dans l’Europe de la fin du XXe siècle soit plus proche de l’état d’esprit de l’Europe pacifique pour elle-même que de l’Europe divisée contre elle-même, plus proche de l’Europe solidaire que de l’Europe individualiste, plus proche de l’Europe volontariste que de l’Europe neutraliste. Mais restons vigilants et, derrière les paroles de certains politiques qui se flattent du grand nom d’Européens, que d’hypocrisies ! Vous pouvez m’en croire, moi qui les connais et qui ai depuis longtemps jugé leur goût des surenchères, leur égocentrisme, l’un et l’autre au service d’intérêts précis et immédiats — également au service d’un courant neutraliste, mortel pour notre continent. C’est dire que les facteurs d’une évolution contraire demeurent actifs et vivants.
De mon bureau, à la mairie d’Amboise, je vois, surgissant des flots de la Loire, une île où, au Ve siècle, Clovis, roi des Francs et Alaric, roi des Wisigoths ont signé un traité de paix perpétuel. La paix dura quatre ans ! Et d’autres traités furent signés. Ils n’ont pas tous échoué, certes, mais il ne faut pas croire que, de nos jours, les traités soient garantis d’une durée plus longue que ceux dont l’Histoire est si bien pavée.
Deux épreuves en vue
Si l’année 1971 nous permet d’enregistrer deux échecs et deux succès, elle nous permet aussi de percevoir des épreuves prochaines.
Ces épreuves sont principalement au nombre de deux. L’une, d’ordre économique, a pour causes directes les orientations américaines. L’autre, d’ordre politique, a pour cause à la fois les orientations soviétiques, les perspectives du dialogue américano-soviétique, également enfin, certaines orientations américaines. Ces deux épreuves sont l’une et l’autre, je le crois, inévitables. Des résultats raisonnables dépendront, dans une large mesure, de la politique française et par conséquent de l’autorité de la France.
L’économie américaine est la plus forte du monde. Elle est un élément capital du développement occidental sous toutes ses formes. Elle est aussi un élément capital de la puissance politique des États-Unis. En bref on peut dire : l’industrie américaine a fait le dollar. Le dollar est parti à la conquête du monde ; il a eu l’ambition d’égaler l’or, de surpasser l’or. Quand le monde a été subjugué, le pouvoir politique américain a cru qu’il pourrait tout faire avec le dollar, c’est-à-dire en fabriquer sans limites. Il a donc abusé. Le dollar est désormais un élément de faiblesse pour l’économie américaine mais, rendant ce qu’il a reçu, le pouvoir politique américain soutient désormais le dollar en imposant son respect par la force, c’est-à-dire en dévoyant à son profit les mécanismes normaux des marchés monétaires, en usant du fait qu’une monnaie est autant un instrument politique qu’un moyen économique. C’est ce que j’ai appelé, il y a quelques années, à la surprise, semble-t-il sincère, de nos partenaires américains, la conception « romaine » du dollar. Désormais la puissance politique des États-Unis est un élément indispensable de cette force économique. C’est pourquoi l’expansionnisme commercial et industriel américain fait partie des objectifs du pouvoir politique. Comme le maintien de l’économie soviétique est lié à l’autorité politique de Moscou soutenant le rouble, le maintien de l’économie américaine est lié à l’autorité politique mondiale des États-Unis soutenant le dollar.
Deux exemples vont éclairer ma pensée.
Lorsque le Général Marshall, il y aura bientôt vingt-cinq ans, a prononcé ce discours de l’Université de Harvard qui fut l’une des dates importantes de l’après-guerre, ses propositions ont été présentées par des notes précises qu’ont rédigées, après son discours, des fonctionnaires qui avaient la charge du pouvoir aux États-Unis. On oublie qu’il fallut des heures de discussion pour éviter que ce plan Marshall, si généreux d’inspiration, ne comportât une règle selon laquelle le gouvernement américain se serait réservé le droit de modifier d’autorité la parité des monnaies européennes par rapport au dollar.
Depuis lors, de conférence monétaire en conférence monétaire, de décision unilatérale en accord plus ou moins imposé, le système monétaire international s’est mué en un instrument pour la défense d’une zone dollar, dont les Américains tiennent la clé et dont ils usent dans leur intérêt. Le remarquable accord de Bretton Woods sur le système monétaire international est allègrement violé et le Fonds Monétaire international, instrument souvent dérisoire du Trésor américain, a manqué l’autorité mondiale dont ses promoteurs avaient rêvé pour lui.
Le second exemple est tout récent. Vient de se terminer une fameuse conférence dite de l’INTELSAT. La presse française en a peu parlé. Elle est cependant capitale.
Le problème était clair. Les satellites de communication feront-ils l’objet d’une coopération internationale ou resteront-ils l’expression d’un monopole technique et politique américain ? Que s’est-il passé ? Il a fallu que les nations présentes à la conférence s’inclinent devant une volonté, à la fois politique et industrielle : l’organisation de télécommunications est en fait un monopole politique et un monopole industriel que les États-Unis entendent se réserver le plus longtemps possible. Le pouvoir vient au secours de la technologie et de l’industrie pour lui assurer la prééminence.
En d’autres termes, l’expansionnisme américain est marqué par un emploi de la puissance politique au service de la puissance technique, de la valeur de la monnaie, de la primauté des droits, de la propriété industrielle américaine. Disons cela sans animosité, évitons, de sombrer dans un anti-américanisme destiné à cacher toutes les vilenies des autres — mais ne tombons pas dans le piège qui voudrait faire croire qu’il s’agit d’un tribut pour une croisade contre des ennemis communs. Athènes et Rome ont agi ainsi et tour à tour, Paris, Madrid, Londres, Vienne, Berlin ont souhaité en faire autant et c’est Londres, sans doute, qui le fit avec le plus d’habileté. Mais tel n’est pas le chemin de l’Europe.
Ces deux exemples, l’un ancien, l’autre récent, peuvent servir de préface à l’annonce de l’épreuve qui attend les nations européennes dès que seront terminées les négociations, entre la Grande-Bretagne et les États membres de la communauté économique.
Les États-Unis sont, depuis plusieurs années, en état de déficit de la balance de leurs paiements extérieurs et désormais en état de déficit de leur balance du commerce. Pour tout autre État qu’une puissance hégémonique, ce déficit aurait des sanctions immédiates, c’est-à-dire l’exigence d’une politique financière rigoureuse, et, le cas échéant, si cette politique financière venait trop tard, une modification de la parité de la monnaie par rapport aux autres monnaies et à l’or. En faisant usage de leur puissance politique, les États-Unis maintiennent la parité de leur monnaie, imposent aux nations à l’égard desquelles ils peuvent prendre le ton du commandement, de garder des dollars sans les convertir, les faisant ainsi complices, fût-ce à leurs dépens, du maintien de la parité.
Après un « Dillon round », après un « Kennedy round », nous risquons donc fort de connaître un « Nixon round », ou un « round » d’un autre nom qui, sous prétexte de libéralisme commercial, aura pour objet d’ouvrir les frontières européennes aux produits américains sans contrepartie sérieuse. À titre de hors-d’œuvre, les conversations entre l’administration américaine et la sidérurgie européenne, afin de faire accepter — en réalité d’imposer — une limitation de nos ventes, éclairent le nouveau protectionnisme et son caractère unilatéral. Dès que la Grande-Bretagne, l’Irlande, les pays scandinaves seront membres de la Communauté et, se feront à l’intérieur de cette Communauté, les avocats, volontaires ou contraints, des thèses américaines, moyennant quelques satisfactions pour les produits ou activités qui les intéressent, les anciens membres de la Communauté, et au premier chef la France, seront assaillis par une poussée pour abaisser le tarif extérieur, voire pour renoncer à la préférence communautaire. Dès que tel pays aura satisfaction pour sa pêche, tel autre pour le trafic de son port, et tel ou tel autre pour ce qui lui tient à cœur, nous nous verrons seuls, ou à peu près seuls, pour évoquer la nécessité d’assurer sur terre européenne les conditions propres à développer des industries, des agricultures, des commerces, des banques propres à l’Europe…
L’épreuve sera rude, d’autant plus rude que l’entêtement américain à maintenir la puissance exclusive du dollar, quels que soient les événements de la politique intérieure des États-Unis, s’aggravera sans comprendre aucun des avertissements prémonitoires qui déjà s’accumulent jusqu’aux approches de la grande crise.
Préparons-nous à lutter au nom de l’équilibre économique européen et occidental, au nom, aussi, du bon sens politique que représentent souvent les moins forts devant les plus forts.
Préparons-nous en même temps à la seconde épreuve.
Les Russes ont longtemps souhaité, et apparemment souhaitent encore, une grande conférence politique réunissant tous les Européens de l’Est et de l’Ouest. Pendant un temps, ils la voulaient sans Américains. Désormais la présence des États-Unis leur paraît concevable — et on les comprend car, à bien des égards, les États-Unis deviennent, pour ce qui concerne l’Europe, leurs bons partenaires.
L’objectif des Russes, semble-t-il, est à la fois de diminuer la présence des troupes américaines en Europe et de faire reconnaître la personnalité politique de la République Démocratique Allemande. Cet objectif est suffisamment important pour diminuer à leurs yeux les inconvénients d’un dialogue auquel participeront les autres États communistes de l’Est.
Si la vigueur à vouloir cette conférence paraît parfois moins vive, c’est que le dialogue russo-américain a déjà porté des fruits.
La réduction des forces américaines en Europe est un fait, sinon acquis, du moins en bonne voie. La reconnaissance de la République Démocratique Allemande n’est plus considérée comme une horreur inadmissible. Dès lors, la conférence pan-européenne apparaît comme une consécration utile, et moins comme une nécessité. Toutefois, la demande est sur la table et, curieusement, elle peut apparaître aux nations de l’Europe de l’Ouest comme un correctif à un dialogue américano-russe dont elles sont exclues, lors même que ce dialogue traite de leur destin.
Parallèlement une autre entreprise a commencé : la réduction des forces en Europe. D’abord hostile à cette réduction, et même très hostile, le gouvernement de Washington vire de bord. La réduction aide au désengagement dont la nécessité, voire l’urgence, se font sentir pour des raisons de politique intérieure. Dès lors nous voilà entraînés vers une orientation à première vue plaisante. On ne dit pas qu’au bout du chemin peut apparaître la neutralisation d’une part de l’Europe, et le neutralisme d’une autre part.
C’est vous dire l’épreuve à laquelle nous allons avoir à faire face, Le Général de Gaulle avait accepté le principe de la conférence mais en précisant qu’elle devrait avoir lieu entre Européens seulement. Par ailleurs, il avait fixé la doctrine française en matière de réduction de forces : celle-ci, pour être valable, devait être « déséquilibrée », c’est-à-dire comporter une plus forte réduction du côté Europe de l’Est que du côté Europe de l’Ouest.
La position du Général de Gaulle avait le mérite de la logique.
En sa première part, elle plaisait aux Russes, non aux Américains. En sa seconde part, elle plaisait aux Américains, non aux Russes.
Depuis lors, le dialogue entre États-Unis et Union Soviétique a abouti à donner aux Américains la promesse qu’ils seraient présents à une conférence pan-européenne, et à assurer aux Russes que la réduction serait équilibrée. En bref, l’Europe est considérée comme mineure et sa sécurité un thème pour des négociations qui passent au-dessus d’elle.
On pourrait se demander si, le temps passant, la conférence ne présentera pas pour les Russes et les Américains l’inconvénient de revenir au multilatéralisme, alors que le bilatéralisme leur plaît. En évoquant, par exemple, le droit des peuples à déterminer eux-mêmes leur destin, la conférence peut préoccuper les Russes, qui pensent aux nations satellites, et les Américains, qui ne sont pas pressés de donner leur aval à une opération de remise en cause du statu quo. Mais il est difficile d’imaginer une procédure de réduction des forces, fût-elle symbolique, si elle n’est pas accompagnée d’une grande parade diplomatique.
Sous la forme prévue, ou sous une autre forme, cette seconde épreuve est là, devant nous. Elle fera éclater plusieurs faits : d’abord l’inappétence des nations européennes, sauf un petit nombre dont la France et la Grande-Bretagne, à se soucier de leur défense ; ensuite l’opposition entre les nations à qui le statu quo paraît la chance de la paix et celles pour qui la remise en cause de ce statu quo est implicite dans toute organisation européenne comme dans toute négociation pan-européenne.
La France peut être assez seule à défendre les thèses raisonnables : le statu quo est provisoire, mais il faut un consentement général pour le changer (non point que cette thèse soit mauvaise mais elle ne coïncide pas avec les choix de toutes les puissances intéressées). La réduction des forces n’a de valeur que si elle est le prélude à un effort réel de désarmement des grandes puissances extérieures à l’Europe (ce dont elles ne veulent pas !).
Comme les discussions sur l’ouverture des frontières, les négociations sur la sécurité européenne mettront à l’épreuve la fermeté politique de nos voisins et la nôtre. L’idéal européen sera directement subordonné à notre réalisme. Pour éviter l’infériorité économique par rapport aux États-Unis et l’infériorité politique par rapport à l’Union Soviétique, il faudra une rude volonté européenne. Peut-elle exister ?
Deux certitudes
C’est alors qu’après l’énoncé des deux échecs et des deux succès, après la prévision des deux épreuves à venir, j’ose évoquer deux certitudes.
La première s’énonce ainsi : les conceptions politiques des nations européennes sont marquées par de profondes divergences. Ces divergences ne sont point en théorie inconciliables. Elles n’en sont pas moins telles qu’une action commune sera, sauf exception et cas par cas, pendant très longtemps encore impossible.
La deuxième découle de la première mais son importance exige qu’elle en soit distincte. L’unité de la défense ne peut être envisagée que lorsque ces divergences seront à ce point atténuées qu’une politique unique deviendra naturelle.
D’abord il est indispensable de constater avec sérénité les orientations et les conceptions de chacune des nations pour mesurer les divergences.
L’Allemagne a reconquis, à force d’efforts, de sacrifices et d’une discipline exceptionnelle pendant quinze ans, une puissance économique qui la met au premier rang des nations du monde par le labeur, le niveau industriel, l’expansion commerciale, la capacité de financement. Il est normal qu’elle cherche à recouvrer un rôle politique autonome. Retenons la formule du Chancelier Brandt : l’Allemagne est devenue un géant économique, elle ne peut plus rester un nain politique. Toute pacifique et, présentement, si profondément pacifique que soit la conception présente adoptée comme règle par l’Allemagne, son expansion l’entraîne en direction de l’Ouest européen et notamment de la Lorraine et de l’Alsace, en direction de l’Est vers l’Europe du Centre où furent si longtemps d’importants marchés. C’est pourquoi cette expansion inquiète — et il est normal qu’elle inquiète.
Regardons la Grande-Bretagne et ce qu’il est convenu d’appeler son entrée dans l’Europe. On ne comprend pas l’acharnement d’un gouvernement conservateur et d’un Premier Ministre comme M. Heath à réussir cette entrée de la Grande-Bretagne et l’accent tout différent de celui qu’y mettait le gouvernement travailliste de M. Wilson, si l’on ne se rend pas compte que, pour ce gouvernement conservateur et pour cet homme d’État qu’est M. Heath, il s’agit d’abord d’une grande ambition politique. La Grande-Bretagne veut franchir la porte du Marché Commun moins par souci de l’Europe que par celui de son propre avenir. Voilà ce que nous n’avons pas à lui reprocher. Admirons, au contraire, ce sens de l’intérêt national qui sait dire tantôt non et tantôt oui, et cette capacité de propagande qui permet d’affirmer que ces positions successives sont également dans l’intérêt de tous ! L’ambition de la Grande-Bretagne est d’ordre économique certes du fait de l’aiguillon de la concurrence, mais elle est surtout d’ordre politique : elle est de s’arrimer à l’Europe, pour arrimer l’Europe au monde anglo-saxon, étant entendu qu’à partir du moment où cette opération sera faite, la Grande-Bretagne pourra retrouver à l’intérieur de cet univers anglo-saxon auquel elle tient plus qu’à tout autre, l’autorité, l’influence, voire la puissance que la fin de l’empire lui a fait perdre. Si, pour l’Allemagne, l’Europe est une aide d’abord à ses exigences d’expansion économique et commerciale puis, un jour peut-être, politiques, pour la Grande-Bretagne, l’Europe c’est sans tarder l’aide à une conception politique inspirée par l’ambition d’une action anglaise efficace, à l’intérieur et par l’intermédiaire du monde anglo-saxon.
Tournons maintenant nos regards vers notre voisine, l’Italie : l’Europe, pour elle, prend une tout autre figure ; l’Italie doit faire face à de grands problèmes que la relative jeunesse de ses institutions et l’extrême rapidité de ses transformations internes ne lui permettent pas de résoudre comme ses dirigeants souhaiteraient qu’ils le soient : sécurité politique, expansion industrielle, progrès social ; l’Europe doit être pour l’Italie un soutien, un enrichissement, voire un encadrement.
Arrêtons-nous là. Nous pourrions continuer, nation après nation, et analyser la diversité profonde des aspirations. Cependant, il convient de dire quelques mots des nations qui se disent le plus volontiers européennes, par exemple celles du Bénélux, mais aussi les Scandinaves, ou du moins certaines d’entre elles. Le mot « Europe » est sans cesse mis en avant. Mais il s’agit, quand on a chassé toute l’hypocrisie du verbe, d’améliorer le commerce dont ces nations profitent. S’agit-il d’un effort de grandeur ou simplement de défense ? Il n’y a plus personne et on le comprend. On se retourne vers les États-Unis et, le jour où les États-Unis renonceront, la plupart de ces petites nations renonceront aussi. Or, où il n’y a pas ambition, où il n’y a pas sacrifice, il n’y a pas d’Europe.
Parlons de nous quelque peu. Jugeons-nous et voyons comment de l’extérieur, nous pourrons être jugés.
Que nous regardions l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie ou les autres nations du continent et le sens qu’elles donnent au mot Europe, nous n’avons de complet accord avec aucune de ces puissances. L’expansion de l’Allemagne nous préoccupe naturellement, fût-ce sous le nom d’Europe, certes quand elle s’étend vers les Vosges, mais également quand elle se tourne vers l’Est, car la paix demeure fragile sous des cendres encore chaudes. La détente repose, nous devons l’affirmer sans cesse, sur le droit des peuples à déterminer eux-mêmes leur destin. Mais l’histoire est là, et nous savons le danger qu’il y aurait à envisager des modifications de statu quo sans un accord général des nations intéressées.
Nous savons parfaitement qu’une certaine conception morale et qu’un certain idéal politique nous mènent naturellement à l’alliance avec le monde anglo-saxon. Mais il suffit de lire certains articles de l’Economist, qui sont l’expression de la pensée de la classe dirigeante britannique, pour savoir à quel point ce monde entend rester uni face à tout élément extérieur, et notamment face à tout élément français. Dès lors, si nous souhaitons une organisation politique où l’alliance du monde anglo-saxon et du monde francophone représente une utile association pour la liberté, nous ne pouvons, en aucun cas, accepter l’idée d’une Europe annexe d’une monnaie, d’une technique, d’une langue, d’une politique anglaises : la politique anglo-saxonne n’a jamais placé des objectifs français parmi les objectifs prioritaires de sa politique !
Et ainsi de suite…
Notre conception de l’Europe, il faut le reconnaître, est très proche de la conception que nous pouvons avoir de la grandeur française : équilibre interne du continent sans hégémonie, sécurité collective, mais aussi volonté d’influence. Nous reportons sur l’Europe les aspirations que cette France, désormais trop petite, ne peut satisfaire. Au surplus, comme nous sommes partisans d’un statu quo européen — sous réserve d’une évolution acceptée par tous et conforme au droit de chaque peuple — notre volonté d’influence au nom de l’Europe, c’est du côté de la Méditerranée, de l’Afrique que nous souhaitons qu’elle s’oriente. En même temps nous considérons que l’Europe doit affirmer son indépendance, non en refusant l’alliance avec les États-Unis, mais en refusant de se voir dicter sa conduite par l’une ou l’autre des puissances hégémoniques, voire par l’accord des deux. Nous ajoutons volontiers que cette Europe se doit d’avoir de grandes ambitions, industrielles, financières, spatiales et ne craindre ni effort, ni sacrifice pour réussir. Avec la plupart de nos partenaires, nous sommes loin de compte !
Bâtir une Europe politique, croyez-moi qui ai tant combattu les fameux projets de l’Assemblée dite « ad hoc » et qui ai présenté le premier texte sur la coopération intergouvernementale, ce n’est pas rédiger ni même constater des institutions. C’est transformer en volonté de puissance le comportement tranquillement commercial des Scandinaves, Bataves, et Flamands, c’est élever à la hauteur du continent les préoccupations méditerranéennes des Espagnols et des Italiens ; c’est tenter d’associer les intérêts divergents des Anglais. Allemands et Français. Faire un bloc de tout cela, les légions romaines puis celles de Charlemagne y sont parvenues par le fer et par le feu — pour un temps limité. Depuis lors, nation et liberté sont progressivement devenues synonymes. De grands chefs légitimes, Charles Quint, Louis XIV ont dû renoncer, l’un en abdiquant, l’autre en composant. De moins légitimes s’y sont cassé les dents : Napoléon, vaincu ; Guillaume II, vaincu ; Hitler, enfin, après avoir réussi à faire de l’idée européenne un sujet de haine farouche pour les Européens survivants de son massacre.
Sachons bien que l’Europe libre c’est la diversité, et qu’avant de chercher l’unité, l’union est déjà un immense objectif. L’atteindre impose une constance dans la coopération gouvernementale, chaque dirigeant national ayant la charge de faire triompher le politique sur l’économique et la solidarité sur l’égoïsme.
Encore une fois il ne s’agit pas de critiquer, de soupçonner, il s’agit simplement de constater. On ne construit rien dans l’ignorance et l’illusion.
Il est clair, dans ces conditions, que les problèmes de la défense se posent en des termes qui ne sont pas toujours ceux que l’on emploie quand on traite ce sujet. J’y reviendrai sans doute dans une autre conférence, car le sujet est capital. Une défense, ce n’est pas d’abord une organisation. Une défense ce n’est pas d’abord une addition de moyens matériels. Une défense ce n’est pas d’abord une coopération technique. Une défense c’est d’abord un objectif, ou la réponse à une menace. Une défense c’est d’abord, et avant tout, une solidarité politique et morale profondément ressentie et confirmée par la vie et l’action de chaque jour. Pour faire abandon à une organisation internationale de sa capacité de défense, pour aligner son effort national sur un ensemble que l’on ne commande pas entièrement, il faut être assuré à la fois de l’identité de politique face à la menace et de la solidarité profonde de tous les États associés, chacun mettant sa puissance, son existence au service de tous. La défense, c’est la mise en cause de la nation, de la liberté, de l’honneur, de la vie des hommes et des femmes ! De la dissuasion nucléaire à la mobilisation générale, la défense est à ce point liée à une politique qu’il suffit d’une petite divergence pour que la notion même de défense commune soit à proprement parler absurde. C’est dire avec quelle prudence il faut aborder cette grande affaire !
* * *
Ma conclusion ne sera pas pessimiste. L’Europe est en progrès : son développement économique est exceptionnel, les rapports entre hommes et femmes, notamment grâce aux échanges et aux voyages des jeunes peuvent transformer nos sociétés longtemps cloisonnées ; des liens entre entreprises et syndicats ont été établis ; une certaine conception de la valeur européenne, face aux autres valeurs, se fait jour. Mais il y a la réalité des choses. Et cette réalité ne permet pas de substituer des fantômes à l’exigence fondamentale qui est le respect des identités nationales et, avant tout, pour ce qui nous concerne, le respect, l’approfondissement, le rayonnement de l’identité française, c’est-à-dire notre territoire, notre langue, nos conceptions sociales, notre influence, notre sécurité, notre politique. Voilà qui n’est point contradictoire avec une volonté de servir le développement européen, mais l’avenir ne peut reposer sur des abandons essentiels.
L’Europe est souhaitable — c’est-à-dire est souhaitable une forte économie européenne, une forte politique européenne, une forte société européenne. Mais sachons clairement que si doit naître une économie européenne, si doit naître une politique européenne, si doit naître une société européenne, cette économie, cette politique, cette société seront ce qu’en feront les éléments forts du continent européen. Si la France en tant que telle, c’est-à-dire en tant que puissance économique, volonté politique, unité sociale, ne se renforce pas, l’Europe se fera contre elle… à ses dépens, en nous brisant, en nous fractionnant, en nous humiliant. C’est dire qu’il nous appartient par l’économie française, la politique française, la société française, d’inspirer l’économie européenne, la politique européenne, la société européenne… ou bien de renoncer à l’Europe. Nous sommes une nation — et cette nation doit s’associer avec d’autres, aider les autres, être aidée par les autres — c’est-à-dire se confédérer — mais demeurer la nation française.
À cette conclusion, je joins une dernière réflexion, moins de politique que de science politique. On ne reproche pas à un médecin d’être réaliste, on ne reproche pas à un ingénieur d’être réaliste, on ne reproche pas à un général d’être réaliste, on ne reproche pas à un paysan et à un ouvrier d’être réalistes. Au contraire, on les en félicite et nul ne doute que ces réalistes peuvent avoir un idéal qui les anime dans la vie de chaque jour et les élève au-dessus d’eux-mêmes. À l’inverse, quand on juge un homme politique, le réalisme devient un défaut, un péché et il apparaît que celui qui cherche à poser un diagnostic avant d’agir est un cynique dépourvu d’idéal.
Quelle erreur ! Certes les prestidigitateurs, les marchands d’orviétan, les illusionnistes répondent à une secrète aspiration des hommes, tout désireux de dorer par des chimères la grisaille de leur vie. Ce sont les faux prophètes dont parle le poète. À vous qui réfléchissez, à vous qui étudiez, je me suis adressé en homme qui a toujours pensé que l’idéal et le réalisme allaient de pair et qu’il n’y avait point de plus grave danger pour un peuple que de fonder son enseignement et son action sur des rêves. Ce qui ne signifie pas que l’action doive demeurer au ras du sol. La fraternité humaine peut trouver en Europe un premier et noble champ d’expérience et il ne faut jamais oublier que l’ardeur à s’élever au-dessus de soi-même fait partie du réalisme politique ! Après le marchand d’orviétan, il n’y a pas de pire adversaire que l’incrédule, le satisfait, le béat. Tout peut changer grâce à la volonté humaine. Mais les changements ne peuvent méconnaître les lois fondamentales, et notamment cette loi qu’ignorent trop souvent les experts et les bavards : le patriotisme est nécessaire à la vie des nations, à la liberté, à l’honneur, à la promotion des citoyens.
Tout est là, et le reste n’est que littérature, mauvaise littérature.
Tous nos voisins, partenaires ou adversaires le savent et les nations lointaines comme nos voisins. Sachons-le donc, et ne l’oublions pas.
Je ne sais pas si mes propos vous ont plu. Sachez que, pour ce qui me concerne, ce fut un grand plaisir que de dire, en ces lieux, et sans rien farder, ce que j’ai observé, ce que je pense, et les raisons de mon action. ♦
(1) N.D.L.R. — Le texte qu’on va lire est la reproduction intégrale, avec la permission de l’auteur, d’une allocution qu’il a prononcée, le 1er juin 1971 devant les auditeurs de la 23e session de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale.
(2) Visite aux Écoles de l’Enseignement Militaire Supérieur le 13 mars 1971.