Institutions internationales - Présence de l'ONU - Premiers pas de l'Europe des « Neuf »
L’accord de Paris du 27 janvier 1973 a libéré les populations vietnamiennes d’une guerre qui était devenue le cadre habituel de leur existence, au point qu’une génération au moins ne pouvait qu’imaginer ce que peut être la paix. Politiquement, il n’a rien réglé, mais il a permis d’engager un processus non-guerrier au terme duquel des solutions politiques seront peut-être trouvées à des problèmes qui ne pouvaient pas être résolus par les armes. Quelques mois après l’admission de la Chine populaire aux Nations unies et les voyages du président Nixon à Pékin et à Moscou, cet accord a confirmé la fin de l’après-guerre. L’ouverture du « second âge nucléaire » (avec les missiles antimissiles et les engins à ogives multiples), la promotion des alliés européens et japonais des États-Unis en rivaux commerciaux de ceux-ci, la recherche d’accords globaux par ces derniers et par l’Union soviétique, qui sont plus que jamais des partenaires-adversaires, la naissance d’un nouvel âge du Pacifique, etc. ne laissaient déjà aucun doute sur l’ampleur et la signification des changements. C’est dans ce contexte général que s’insère l’accord de Paris, au-delà de ce qu’il représente par lui-même. Sans doute la crise du Moyen-Orient paraît-elle toujours, aussi insoluble, mais il se pourrait qu’avec la fin de la guerre du Vietnam elle apparût de plus en plus comme un non-sens, et que, par conséquent, la rationalité politique parvînt à s’imposer enfin aux passions raciales et religieuses.
Est-ce à dire que l’on peut retrouver les espoirs de 1945 lorsque l’ONU était considérée comme devant assurer la paix par l’organisation, et par l’affirmation d’un droit international au service duquel la Charte de San Francisco avait prévu de mettre des moyens de coercition ? L’ONU ne deviendra pas cette Amphictyonie à l’ombre des oliviers dont avaient rêvé ses fondateurs, elle restera le théâtre des grands affrontements idéologiques et politiques. Les États ne sont, au surplus, pas disposés à lui accorder plus de pouvoirs qu’ils ne lui en ont laissés, et les grandes questions se poseront et se régleront en dehors d’elle.
Présence de l’ONU
Pourtant, à la différence de la conférence de Genève de 1954, dont elle avait été tenue complètement à l’écart, l’ONU, aux termes de l’Accord de Paris, est représentée en tant que telle, avec son Secrétaire général M. Waldheim, aux discussions qui doivent permettre de passer du cessez-le-feu à une solution politique. C’est la première fois qu’elle est officiellement engagée à intervenir dans le règlement du conflit vietnamien.
Dans une interview qu’il a accordée le 25 janvier à un représentant du quotidien Le Figaro, M. Waldheim n’a pas caché ses sentiments : « Il est pénible d’être secrétaire général de l’ONU et de se trouver tenu à l’écart, pendant dix ans ou même seulement pendant un an, d’événements tels que ceux du Vietnam. Mais l’ONU ne peut rien faire quand les parties intéressées sont d’accord pour ne pas s’adresser à elle ».
L’ONU peut-elle faire davantage quand elle est officiellement saisie ? La réponse de M. Waldheim mérite attention. « Le palmarès de l’Organisation n’est pas aussi désolant qu’on aime à le dire. Pensez à ce qui aurait pu se passer à Chypre sans l’ONU. Et puis, il y a la diplomatie discrète, que je considère comme une tâche essentielle du Secrétaire général. Bien des incidents n’arrivent pas jusqu’aux journaux pour la simple raison qu’ils ont été réglés avant d’arriver jusqu’au Conseil de sécurité ». Évoquant la situation dans le sous-continent indien, M. Waldheim a poursuivi : « Des négociations ont été engagées pour ramener la paix et donner des assises durables au nouvel ordre de choses dans cette partie du monde. Les négociations n’avancent pas. Aucun discours ne les fera sortir de l’ornière. Des conversations patientes avec les uns et les autres, la recherche minutieuse du petit élément au sujet duquel il n’y a pas désaccord et qui permettra donc de dépasser le point mort, voilà le rôle de ce que j’appelais la diplomatie discrète ». À plusieurs reprises, M. Waldheim a fait savoir qu’il était prêt à se rendre au Moyen-Orient. Mais, contrairement à ce qui se passe avec le Bangla-Desh et le Pakistan, les négociations entre Israël et les pays arabes ne sont pas bloquées, elles n’ont jamais commencé. Pourquoi ? « Il faut être pragmatique. On peut dire que les désaccords sont plus profonds, les passions moins contrôlables, mais même là je pense qu’il existe des indices encourageants. Je ne comprends pas pourquoi on persiste à voir une sorte de compétition entre une nouvelle initiative des États-Unis et l’action possible des Nations unies. Les deux peuvent parfaitement se compléter. Peu importe à qui sera dû le premier pas. L’essentiel est que l’ONU soit à même d’ouvrir son parapluie, qui est grand, et qu’Israéliens et Arabes découvrent qu’ils ont intérêt à en profiter les uns et les autres ».
Selon M. Waldheim, deux formules peuvent être utilisées, celle des « entretiens à proximité », celle dite de Rhodes (négociations dans un même lieu, sinon à une même table). Par ailleurs, il ne nie pas que l’invocation de la célèbre résolution 242 comporte quelque ambiguïté, en raison des divergences d’interprétation. Mais cette ambiguïté même pourrait faciliter le premier pas indispensable, les pas suivants se déroulant ensuite selon leur propre logique, et non selon l’exégèse des textes. Comme Dag Hammarskjoeld, Secrétaire général de l’ONU de 1953 à 1961, Kurt Waldheim pense que l’ONU est nécessaire, surtout aux petits pays, et que ceux-ci, pour en renforcer l’image, devraient éviter de l’entraîner dans leurs solidarités aussi bien que dans leurs rivalités. La « solidarité géographique » n’est pas nécessairement un élément positif. Il sait que l’ONU se sert parfois d’un système de deux poids et de deux mesures, que le paragraphe 7 de l’article 2 de la Charte (non-intervention de l’ONU « dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence d’un État ») ne vaut que pour les États qui ont l’appui de la majorité de l’Assemblée. Il souhaiterait que cette dernière fût enrichie par une participation des peuples. Mais telle qu’elle est et telle qu’elle fonctionne, l’ONU lui paraît indispensable au maintien de la paix. Que son Secrétaire général participe, en tant que tel, aux négociations indochinoises lui semble un élément considérable, dans l’affirmation de la présence de l’ONU.
Le 16 janvier, le Conseil de sécurité a décidé de siéger à Panama du 15 au 21 mars 1973, comme le lui permet le paragraphe 3 de l’article 28 de la Charte. L’an dernier, le groupe afro-asiatique avait obtenu sa réunion à Addis-Abeba, pour tenter de sortir de la routine et du folklore ses attaques contre le Portugal, la Rhodésie et l’Afrique du Sud. Il s’agit cette année de lancer une offensive contre la présence américaine dans la zone du canal de Panama. Le problème n’est pas nouveau, et cette question de Panama pourrait prendre une grande place dans les préoccupations internationales dès les prochains mois.
Premiers pas de l’Europe des « Neuf »
Les inquiétudes suscitées par la situation au Vietnam permettent d’expliquer pourquoi la naissance officielle de l’« Europe des 9 », le 1er janvier, n’a été célébrée qu’avec discrétion. À dire vrai, il ne s’agissait que d’une naissance « administrative », l’essentiel ayant été acquis au terme des procédures d’adhésion des trois nouveaux membres. Il n’en demeure pas moins qu’en plusieurs domaines, des événements ont montré que l’« Europe des 9 » ne serait pas une simple extension géographique de l’« Europe des 6 ».
La Commission – que préside M. Ortoli – a, le 8 janvier à Luxembourg, devant la Cour de Justice des Communautés européennes, prêté serment de fidélité au Traité de Rome et d’indépendance à l’égard des gouvernements. En effet, elle a été conçue comme ne devant pas être un organe intergouvememental cherchant sa voie par des compromis, mais comme, grâce à son indépendance, devant faire la synthèse des intérêts profonds de la Communauté. C’est bien ainsi que M. Ortoli en a réaffirmé la signification : « La Commission, a-t-il dit, est un organe politique composé d’hommes politiques », ce qui implique l’indépendance d’esprit et d’action. Elle est moins que jamais en passe de devenir l’« exécutif » dont rêvent certains. Elle travaille en symbiose avec le Conseil des ministres qui, lui, représente les gouvernements. Mais, pour empirique qu’il soit, ce système fonctionne, et un « Européen » aussi convaincu que M. Jean Monnet lui-même s’en déclare satisfait. La nouvelle Commission devait faire place à trois nouveaux membres. Elle y est parvenue sans difficulté. L’essentiel du nouveau partage des attributions réside dans le fait que les relations avec les pays industrialisés sont confiées à Sir Christopher Soames, ancien ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, qui se trouve ainsi appelé à jouer un des premiers rôles dans les négociations commerciales avec les États-Unis. Ces négociations (qui seront « sévères », selon M. Pompidou) et la création de l’union monétaire seront les grandes affaires des prochaines années.
Le 9 janvier 1973, la Cour de Justice européenne a, à Luxembourg, accueilli ses nouveaux membres. Elle joue un rôle majeur dans le fonctionnement des institutions européennes, et son autorité a donné aux traités, comme aux textes qui furent promulgués en vertu des pouvoirs qu’ils créaient, une incomparable force juridique. Tous les États ont toujours respecté ses décisions, bien qu’il ait été parfois difficile de faire admettre que le droit communautaire prime le droit national, et qu’il est applicable sans ratification préalable par les juridictions nationales. Il en résulte que de plus en plus souvent, dans les procès entre particuliers ou entre les administrés et les États, le texte décisif appartient au droit non plus national, mais communautaire, que le juge national applique directement. Il arrive que celui-ci hésite, que le droit communautaire pose des problèmes d’interprétation : il se retourne alors vers le juge européen et lui pose une « question préjudicielle ». On a écrit que, jadis, l’Alsace s’était attachée à la France parce que la justice du roi de France était plus rapide et meilleure que celle de l’Empereur… Il ne peut y avoir communauté que s’il y a droit communautaire : telle est la place de la Cour de Justice dans l’édifice européen.
Dans sa déclaration gouvernementale devant le Bundestag, le Chancelier Willy Brandt a, le 18 janvier 1973, annoncé que l’union européenne serait le premier objectif de sa diplomatie. C’était un excellent avant-propos aux entretiens qu’il a eu les 22 et 23 janvier avec le président Pompidou, à l’occasion du 10e anniversaire du Traité franco-allemand [NDLR 2023 : Traité de l’Élysée]. Ces entretiens se sont terminés par une affirmation en faveur d’une priorité aux problèmes européens. Ceci ne pouvait surprendre trois mois après la conférence « au sommet » de Paris, mais il était bon que cet accord fût réaffirmé, en un temps qui, sur le plan général des relations internationales, voit s’annoncer de grands changements, avec l’organisation de la paix en Asie du sud-est, les développements des négociations sur la sécurité européenne, etc., et cet accord peut jouer un rôle important dans la mise au point d’une attitude commune des « Neuf » lors de la grande confrontation avec les États-Unis. Celle-ci s’ouvrira avant les négociations commerciales prévues pour septembre, puisqu’au printemps le Président Nixon doit effectuer un voyage en Europe. Les chefs des neuf gouvernements européens (ou, plutôt, les « 9 » de la Conférence de Paris) se retrouveront-ils ensemble à Bruxelles à cette occasion, ou le Président du Conseil des ministres de la Communauté sera-t-il désigné comme le porte-parole des « Neuf » ? Aucune décision n’a été prise : si le Chancelier Brandt prône la première formule, le président Pompidou préférerait la seconde. C’est alors qu’apparaît une difficulté : aucune institution n’existe encore qui permette aux « Neuf » de parler d’une seule voix en matière monétaire. Si Sir Christopher Soames, Commissaire européen chargé des relations extérieures, a autorité pour mener, au nom de la Communauté, les pourparlers commerciaux, aucune délégation du pouvoir de négocier n’est prévue pour ce qui touche à la monnaie, alors que ce problème a au moins autant de place que l’autre dans le contentieux européo-américain.
Le 15 janvier à Luxembourg, les ministres des Finances des « Neuf » ont examiné ce que devrait être le statut du Fonds monétaire européen, qui sera créé le 1er avril prochain. Le mécanisme d’intervention qui sera alors mis en place permettra que soit limité à 2,25 % l’écart maximum entre les monnaies européennes en matière de changement de parité. Les opérations de soutien d’une monnaie en difficulté, au lieu d’être strictement bilatérales, passeront désormais par ce Fonds, et elles seront ainsi multilatéralisées. Le Fonds sera doté pour cette tâche d’un capital de 1 362 millions d’unités de compte, l’unité de compte étant fixée à 0,88867088 gramme d’or fin. Ce Fonds sera administré et géré par un conseil d’administration composé des gouverneurs des banques centrales, auxquels pourra s’associer, à titre d’observateur, un représentant de la Commission des Communautés. Bien que recevant des directives du Conseil des ministres, ce conseil d’administration bénéficiera d’une certaine indépendance.
L’adoption le 21 janvier, en conclusion de la première session du Parlement de la Communauté des « Neuf », d’une procédure nouvelle, peut marquer un pas en avant. Il a été décidé qu’à chaque session, une heure serait réservée à des questions librement posées par les délégués sur les problèmes d’actualité. L’une d’elles pourra être reprise dans un débat d’une heure, où chaque orateur ne devra ni user de notes, ni dépasser 5 minutes. Il ne s’agit pas là de simples détails d’organisation, mais de la première mesure du plan britannique pour donner à l’Europe un Parlement efficace. Le leader de la délégation britannique, M. Peter Kirk, voudrait que le Parlement européen dispose d’un droit de contrôle qui laisse à chacun ses responsabilités, mais oblige à un vrai dialogue. Jusqu’ici, il ne délibérait que sur des thèmes qui avaient été discutés en commissions, et seuls (sinon en droit, du moins en fait) les porte-parole des groupes s’exprimaient. Il en résultait que les discours étaient d’autant plus longs que les questions étaient plus anciennes, quand encore elles n’étaient pas périmées. M. Kirk voudrait rendre à chaque membre du Parlement la possibilité d’interroger publiquement les autorités responsables au moment où la question se pose. Dans le même esprit, il voudrait que les commissions du Parlement européen passent moins de temps à examiner les projets législatifs et beaucoup plus à contrôler l’activité des institutions, afin de donner plus de force aux débats politiques. Le Parlement devrait pouvoir renoncer à l’examen des questions sans intérêt et, par contre, suivre de très près l’usage que chaque institution fait de son budget. Certes, la Commission et le Conseil des Ministres peuvent éluder les questions, mais le Parlement peut adopter une motion de censure et exercer une pression croissante lors des débats budgétaires. C’est ainsi à un « équilibrage » des trois pouvoirs que vise le mémorandum britannique.
Le 24 janvier 1973, les ministres de l’Agriculture sont parvenus à un accord sur l’organisation des échanges agricoles entre anciens et nouveaux pays membres. Depuis le 1er février des montants compensatoires sont appliqués dans les échanges entre anciens et nouveaux États-membres, afin de combler la différence entre leurs prix agricoles. Ils joueront comme des subventions lorsque les « Six » exporteront vers les trois nouveaux membres, à l’inverse comme des taxes quand les « Six » importeront des produits agricoles du Royaume-Uni, du Danemark et d’Irlande. Les prix britanniques pris en considération pour le calcul de ces montants compensatoires seront établis sur la base d’une livre sterling dévaluée de 9,816 %.
Quelques jours auparavant s’était tenue à Bruxelles la première réunion des neuf ministres des Affaires étrangères. Sans doute ont-ils multiplié les affirmations de principe. Mais ils ont envisagé des problèmes concrets : le passage à la deuxième étape de l’union économique et monétaire, la mise en place de la politique commerciale à l’égard des pays de l’Est, la création d’un Fonds de développement régional, etc. ♦