Institutions internationales - Vers un renouveau de l'ONU ? - L'Europe au lendemain de la crise monétaire
La Conférence sur le Vietnam qui s’est ouverte à Paris le 26 février 1973 a été à la fois un retour au passé et un symbole du renouveau de la vie internationale. Retour au passé : c’était la première fois depuis la Conférence sur le Laos de 1962 que tant de puissances se rassemblaient en un même lieu pour discuter d’un problème particulièrement complexe et délicat, et que les Européens y prédominaient pour tenter de trouver une solution à un problème asiatique. Il en était ainsi lorsque les grands débats concernaient la guerre froide ou la décolonisation. Signe de renouveau : bien des choses ont changé depuis ces grands débats, la tension sino-soviétique s’est amplifiée en rupture, Washington a normalisé ses relations avec Moscou et commencé de les normaliser avec Pékin, la détente entre l’Est et l’Ouest est devenue l’une des données majeures de toutes les discussions, les protagonistes s’affrontent plus sur le terrain des propositions de paix que sur celui des menaces, et personne ne souhaite l’échec des négociations. Mais ce qui se passe dans les salles de conférences est loin de ce qui se passe sur le terrain, et si Hanoï voit dans l’Accord du 27 janvier 1973 une étape de la révolution, Saïgon veut y voir la garantie de l’existence du Sud-Vietnam et une chance pour cette « troisième force » dont le Nord-Vietnam, dans sa dialectique manichéenne, ne veut même pas envisager la possibilité.
Il eût été bien surprenant que l’Accord du 27 janvier mît fin totalement aux combats : les « violations » du cessez-le-feu, pour tragiques qu’en soient les conséquences pour ceux qui en sont les victimes, s’inscrivent dans la logique d’une phase qui, si elle n’est plus la guerre, n’est pas encore la paix, celle-ci ne pouvant résulter que d’un accord politique dont l’élaboration incombe précisément à la Conférence de Paris. L’essentiel est qu’en tant qu’affrontement global les combats aient cessé, et que la dynamique de l’apaisement puisse provoquer ce que l’on pourrait définir comme « l’escalade de la paix », dont les effets cumulatifs devraient se faire sentir dans les autres régions en proie à des conflits, et l’on ne peut pas, alors, ne pas songer au Moyen-Orient.
Vers un renouveau de l’ONU ?
Ainsi que nous l’indiquions dans notre dernière chronique, pour la première fois le Secrétaire général de l’ONU a été, en tant que tel, appelé à participer à une conférence sur le Vietnam. À plusieurs reprises, on s’était demandé s’il n’eût pas été bon de faire appel à lui pour rechercher et regrouper les conditions d’un cessez-le-feu. Il fut tenu à l’écart, et l’accord du 27 janvier s’inscrivit au terme de négociations bilatérales Washington-Hanoï menées par M. Kissinger avec, en arrière-plan, le désir de la Chine et de l’Union soviétique (les motivations n’en étaient d’ailleurs pas identiques) de les voir aboutir à un résultat positif. Comme ce n’est pas à titre personnel, mais en sa qualité de Secrétaire général de l’ONU, que M. Kurt Waldheim a été invité à participer à la conférence de Paris, on peut se demander s’il ne faut pas voir là l’annonce d’un certain renouveau de l’Organisation internationale.
Le ministre canadien des Affaires étrangères, M. Mitchell Sharp, a proposé que les membres de la commission internationale de contrôle et de surveillance puissent saisir le Secrétaire général de l’ONU de toute violation de l’accord du 27 janvier, et que celui-ci ait la possibilité, en cas de nécessité, de convoquer de nouveau la conférence. Il a annoncé que son pays quitterait la commission, dont il fait partie avec l’Indonésie, la Hongrie et la Pologne, le 30 avril au plus tard si une autorité internationale n’est pas établie pour recevoir les plaintes relatives aux violations du cessez-le-feu. Les représentants de la Chine, du Nord-Vietnam et du Gouvernement révolutionnaire provisoire du Sud Viêt Nam (GRP) n’ont guère manifesté de sympathie pour cette proposition. On peut se demander pourquoi M. Sharp n’a pas suggéré un recours au Conseil de sécurité, où son titre de membre permanent assure à la Chine des prérogatives particulières, ce qui eût peut-être aidé à la conciliation dans les cas difficiles, et bien qu’il suffise maintenant que le représentant chinois y dise « oui » pour que son collègue soviétique y dise « non », et vice-versa. Toujours est-il que M. Sharp a, en quelque sorte, proposé une institutionnalisation des travaux devant assurer le respect du cessez-le-feu et préparer la paix. Cette « autorité internationale » serait, du simple fait de la participation de M. Waldheim à la conférence de Paris, un organisme relié, sinon juridiquement, du moins psychologiquement à l’ONU.
Après avoir été dans l’incapacité de répondre à ce que ses fondateurs avaient espéré d’elle pour l’organisation de la paix mondiale, après avoir été le grand théâtre et la caisse de résonance des grands affrontements oratoires de la guerre froide, après avoir dû enregistrer la vanité de ses efforts pour trouver une solution au conflit vietnamien, après avoir dû assister, impuissante, à l’amplification de la crise du Moyen-Orient, l’ONU se trouve peut-être aujourd’hui devant la possibilité d’un rôle accru, d’un retour à la vocation qui lui avait été attribuée par la Charte de San Francisco.
Mais ceci suppose, semble-t-il, que « l’escalade de la paix » atteigne le Moyen-Orient. Le drame du Boeing 727-224 du vol 114 de la Libyan Arab Airlines abattu par l’aviation israélienne au-dessus du Sinaï le 21 février 1973 ayant fait 108 morts n’a pas favorisé la « dynamique de la paix ». Si l’on considère le poids des passions raciales et religieuses dans ce conflit, qui a pris une telle signification pour ses protagonistes qu’il paraît irréductible à la rationalité politique, seuls les juristes peuvent vraiment s’intéresser aux conditions géographiques et techniques de ce drame. Il est possible qu’Israël ait cru être dans son droit, il est certain que cette opération n’a pas servi sa cause dans le monde, et laisse craindre des actes de représailles, qui prendront la forme du terrorisme, alors que divers indices laissaient espérer une trêve, une acceptation du statu quo… Par la voix de son Secrétaire général Kurt Waldheim, l’ONU a très nettement reproché à Israël une opération qu’à ses yeux rien ne justifiait. Le 27 février 1973, sa Commission des Droits de l’homme a, elle aussi, condamné en termes vigoureux l’action des forces israéliennes contre le Boeing libyen. La situation se trouve singulièrement aggravée.
L’Europe au lendemain de la crise monétaire
Tandis que la paix revenait au Vietnam et que ses chances reculaient au Moyen-Orient, une nouvelle crise monétaire inquiétait tous les gouvernements. Les faits sont connus : dans la nuit du 12 au 13 février 1973, les États-Unis ont décidé de dévaluer le dollar de 10 %. L’Europe a joué un rôle dans la genèse de cette décision. En effet, incapable d’entreprendre une action commune parce que ses monnaies sont attirées les unes « vers le haut », les autres « vers le bas » l’Europe pouvait, par son inaction même, contraindre les États-Unis à dévaluer le dollar. C’est ce qui s’est produit. Il n’y avait en effet aucune raison pour que les pays de la Communauté économique européenne (CEE) bousculent à nouveau le fragile équilibre de leurs parités monétaires et compliquent encore un peu plus le fonctionnement de leur Politique agricole commune (PAC) parce que la balance commerciale des États-Unis avait accusé en 1972 un déficit triple de celui de 1971. Les États-Unis l’avaient compris eux-mêmes puisque – M. Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie, l’a révélé – ils avaient proposé deux solutions : ou une fluctuation de toutes les monnaies européennes, ou une dévaluation du dollar.
Immédiatement, le gouvernement de Rome a décidé de rendre la lire « flottante ». Huit mois après celui de Londres, il s’est donc retiré de l’accord intra-européen sur le redressement des marges de fluctuation, première ébauche de l’union monétaire. Au lieu de l’unification espérée, c’est au morcellement des régimes monétaires que l’on a assisté. Actuellement, la CEE se partage en trois groupes :
– les pays à parité fixe (Allemagne, Pays-Bas, Danemark),
– les pays à double marché (France, Belgique, Luxembourg),
– les pays à monnaie fluctuante (Grande-Bretagne, Irlande, Italie). On peut donc difficilement parler de cohésion monétaire de l’Europe.
En décembre 1971, la dévaluation du dollar (qui, en termes de poids d’or, n’avait été que de 7,89 %) avait été précédée de la réévaluation d’un certain nombre de devises, notamment le yen japonais, le deutschemark, le franc belge, le florin néerlandais, le franc suisse. Cette fois, la thèse française l’a emporté : selon elle, en cas de déséquilibre, c’est aux pays débiteurs et non aux pays créanciers de modifier éventuellement la valeur de leur monnaie. Les Européens ont eu une attitude commune, mais la crise n’a pas pour autant reçu une solution européenne, et une action concertée de l’Europe paraît de plus en plus difficile. Lorsqu’en mai 1971, le ministre de l’Économie de l’Allemagne fédérale M. Karl Schiller avait proposé que les monnaies européennes fluctuent de concert vis-à-vis du dollar, elles étaient toutes, y compris la livre sterling, en position de force, et la solution proposée par le ministre allemand n’était pas, théoriquement du moins, inacceptable. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui, à cause de la dispersion des devises. La détermination des Européens et des Japonais a contraint les États-Unis à proposer eux-mêmes une dévaluation de leur monnaie, les Japonais ayant, à leur tour, pris conscience des inconvénients d’un système qui oblige pratiquement les pays créanciers à absorber des quantités illimitées de dollars.
L’Europe a donc dû s’adapter à la situation nouvelle. Elle s’est immédiatement préoccupée des règlements agricoles. La solution était connue, puisqu’elle avait été déjà appliquée à plusieurs reprises depuis trois ans et demi, c’est-à-dire depuis que les modifications de parité et les expériences de changes flottants plus ou moins provisoires sont devenues fréquentes à l’intérieur de la Communauté en raison de l’instabilité du dollar. Des montants compensatoires doivent ramener les prix italiens au niveau communautaire, sans que l’essor des échanges agricoles intracommunautaires paraisse devoir être affecté.
Mais cette nouvelle crise monétaire rend plus difficile la lutte contre l’inflation. Il faut rappeler que l’afflux de quelque 10 milliards de dollars en Europe en trois semaines – plus que pendant toute l’année 1972 – a accru considérablement le potentiel d’ouverture de crédit par les banques, et qu’aucune mesure de « neutralisation » des réserves n’a pu jusqu’à maintenant en annuler les effets. La décision de Bonn d’augmenter certains impôts et de lancer un emprunt destiné à « éponger » le pouvoir d’achat est apparue particulièrement opportune. Mais elle n’a pas une valeur européenne.
En définitive, c’est dans le domaine commercial que les chances d’une position commune des Européens paraissent les plus grandes. La compétition économique va devenir encore plus rude entre les États-Unis, la CEE et le Japon. Le « Nixon Round » – négociations commerciales au sein du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), qui doivent s’ouvrir en septembre 1973 – mérite son nom avant même d’être engagé. Par la dévaluation du dollar, les États-Unis ont obtenu, sans contrepartie apparente de la part des Japonais ou des Européens, une avance importante. Le réajustement monétaire du 18 décembre 1971 avait eu pour effet d’annuler les concessions douanières qu’ils avaient faites à leurs partenaires à l’occasion du « Kennedy Round » (1964-1967). Aussi bien les Européens s’en préoccupent-ils. C’est ainsi, par exemple, que la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (CCI Paris Île-de-France) vient, dans un rapport, de déclarer : « Les grandes manœuvres de la politique commerciale mondiale ont commencé. De tous côtés, on se prépare à la prochaine grande confrontation entre principaux pays participants au commerce international… La nouvelle dévaluation du dollar a montré une fois de plus qu’il est vain d’escompter que le commerce mondial puisse s’effectuer de façon cohérente et sur des bases libérales tant que ne régnera pas un minimum de discipline dans le domaine monétaire. Les brusques modifications de parités entre les monnaies, le flottement du cours de certaines devises, s’ils devaient devenir habituels, rendraient illusoire tout effort tendant à éliminer les obstacles tarifaires et non tarifaires aux échanges internationaux ». Outre certaines conditions d’ordre technique qu’elle souhaiterait voir satisfaites pour que la CEE ne prenne pas le risque de se dissoudre dans une grande zone de libre-échange, la Chambre de commerce et d’industrie de région Paris formule un souhait de nature politique qui s’insère dans le cadre de la présente chronique : « Il apparaît plus que jamais nécessaire d’accélérer le processus d’intégration communautaire en dépassant le stade de l’union douanière. C’est une étape capitale que traverse aujourd’hui la CEE »…
Dans de telles perspectives, certaines décisions perdent une part de leur signification. Il en est ainsi, par exemple, de celle des ministres de la Recherche des pays de la CEE qui, le 6 février 1973, sont parvenus à un accord sur un programme pluriannuel pour Euratom (Communauté européenne de l’énergie atomique), qui depuis plus de cinq ans, vivait sur des budgets annuels voire parfois mensuels, sans objectifs nettement définis. Connaissant bien ce problème, le nouveau président de la Commission des Communautés, M. Ortoli, a voulu le résoudre. Dans un premier temps, il fallait éviter la mort d’Euratom. Il va falloir maintenant faire en sorte qu’il retrouve le dynamisme dont avaient rêvé ses fondateurs. ♦