Institutions internationales - De l'Ostpolitik au Moyen-Orient - Nouvelles difficultés pour l'accord monétaire européen - L'Europe progresse… - Position commune des « Neuf » dans le « Nixon Round »
Alors que le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) venait, une nouvelle fois, d’enregistrer son impuissance dans la crise du Moyen-Orient [NDLR 2023 : l’insurrection palestinienne au Sud-Liban ayant lieu de 1968 à 1982], alors que les Européens s’interrogeaient sur les perspectives de l’accord américano-soviétique, la réévaluation du mark a – mais en était-il besoin ? – montré que les questions monétaires possédaient la valeur impérative d’un préalable. Spinoza disait que « la liberté est la conscience de la nécessité » : on estimait à Bonn que cette réévaluation (la deuxième depuis le début de l’année, la sixième depuis 1961) évitait « le pire », et à Paris, on a pensé de même. Les exigences de l’immédiat l’ont ainsi emporté sur la considération des conséquences pour l’Europe monétaire. S’il est vrai que le « Nixon round » [NDLR 2023 : 7e session de l’Accord général sur les droits de douane et le commerce (GATT) de 1973 à 1979] ne pourra pas, à la différence du « Kennedy round » [NDLR 2023 : 6e session du GATT de 1964 à 1967], se limiter à des problèmes tarifaires, s’il est vrai que l’on ne pourra pas séparer les questions monétaires des questions commerciales, militaires, politiques, etc., parce que les unes et les autres ne valent qu’en tant que paramètres dans cet ensemble indissociable qu’est la Politique, il est également vrai que, faute d’un accord sur une réforme du système monétaire international fondée sur la situation réelle du dollar, les solutions adoptées seraient sans valeur.
De l’Ostpolitik au Moyen-Orient
La session spéciale du Conseil de sécurité sur le Moyen-Orient n’a abouti à aucun résultat positif. Mais une nouvelle idée a été émise, liée à la visite du chancelier Brandt à Jérusalem. « Nous ne voyons pas, déclara le délégué israélien M. Joseph Tekoah, pourquoi des méthodes qui ont réussi ailleurs seraient ostracisées dans le seul Moyen-Orient ». Évoquant son Ostpolitik à propos du Moyen-Orient, le chancelier ouest-allemand Willy Brandt avait déclaré : « Je pense que les méthodes appliquées par nous peuvent être d’une certaine utilité pour aider à résoudre des conflits dans d’autres parties du monde, même si les circonstances sont différentes ». Que l’on choisisse de mettre l’accent sur les « circonstances différentes » du Moyen-Orient, ou sur l’applicabilité des méthodes employées pour l’Europe de l’Est, l’important est moins ce que le chancelier a dit que ce qu’il a fait : il a renoncé à de vastes territoires allemands après que les millions de réfugiés qui en avaient été chassés aient été intégrés dans la vie et dans l’économie du territoire national restant. Tout en se demandant comment l’Union soviétique peut concilier l’annexion des pays baltes avec le principe onusien de la « non-acquisition de territoires par la force », bien des commentateurs occidentaux n’en trouvent pas moins normal que Dantzig soit devenu Gdansk, et ils admirent le réalisme avec lequel l’Allemagne d’aujourd’hui s’est résignée à ce que Breslau devienne Wroclaw et Kœnisgberg Kaliningrad. Mais certains d’entre eux, à la suite de l’historien anglais M. Arnold Toynbee, continuent à trouver inconcevable que le gouvernement d’Amman [NDLR 2023 : le gouvernement du Premier ministre Zaid al-Rifai] puisse renoncera la partie « jordanienne » de Jérusalem. Les Israéliens ont fait savoir qu’ils n’acceptaient pas ce genre de raisonnement, et l’ONU sait que personne ne peut les y forcer.
Au Conseil de sécurité, le délégué américain, M. John Scali, a préconisé un règlement par étapes du conflit israélo-arabe. Selon lui, la fameuse résolution 242 « ne contient ni confirmation ni rejet des lignes d’armistice qui existaient entre Israël, l’Égypte, la Jordanie et la Syrie le 4 juin 1967, en tant que frontières définitives et reconnues ». Il conviendrait, toujours selon lui, de commencer par une solution partielle, fondée sur le retrait israélien des rives du canal de Suez et la réouverture de la voie d’eau, la solution définitive devant intervenir ensuite. Cette position américaine étant diamétralement opposée à celle exprimée par le délégué permanent soviétique au Conseil de sécurité de l’ONU, M. Jacob Malik, on attendait à l’ONU le résultat des entretiens du 18 juin 1973 Nixon-Brejnev : ceux-ci n’ont rien apporté de particulier à propos du Moyen-Orient, si ce n’est l’expression d’un commun pessimisme (contrastant avec l’optimisme à propos du Vietnam).
La situation s’est, par ailleurs, trouvée affectée par deux faits.
La dernière rencontre entre le colonel Mouammar Kadhafi, chef d’État de la Lybie, et le président égyptien Anouar el- Sadate du 12 juin 1973 a confirmé ce qui n’était encore que supposition : l’union totale Égypte-Libye, qui doit être proclamée le 1er septembre 1973, ne sera ni avancée ni renvoyée aux calendes grecques. Mais, de la proclamation de la fusion à sa réalité, le chemin sera très long, et certains Égyptiens vont même jusqu’à affirmer que l’union ne sera jamais totale. Le président Sadate a lui-même précisé qu’il n’entendait pas suivre l’exemple de la révolution culturelle libyenne lancée par le colonel Kadhafi le 15 avril 1973.
Le 11 juin 1973, à l’occasion du 3e anniversaire de l’évacuation de la base américaine de Whelus, le colonel Kadhafi a annoncé la nationalisation de la compagnie Bunker Hunt. Sans doute celle-ci n’est-elle pas très importante, mais le geste n’en a pas moins eu le sens d’un sévère avertissement à Washington. Depuis qu’il a accédé au pouvoir, le 1er septembre 1969, le colonel Kadhafi a souvent pris à partie la politique américaine, mais en restant dans des limites prudentes et semblant vouloir maintenir la balance égale entre Washington et Moscou en dénonçant « l’impérialisme américain » et « l’idéologie communiste ». Pour la première fois, le chef de l’État libyen a rompu cet équilibre, passant en outre sous silence le rôle de l’URSS et annonçant la reconnaissance de la République démocratique d’Allemagne (RDA) par la Libye. Pour la première fois aussi, il ne s’est pas contenté de menacer verbalement les intérêts des États-Unis. Bien qu’elle ait affecté une des moins importantes des compagnies américaines installées en Libye, cette décision a dépassé l’enjeu pétrolier en Méditerranée. Dans le passé, Tripoli s’était attaqué au maillon le plus faible des compagnies étrangères en imposant à l’ENI italienne une participation libyenne de 50 %. Cette fois, le colonel Kadhafi s’en est pris au maillon américain. Si maintenant il s’en prenait aux « trois grandes » compagnies, Oasis, Amoseas et Occidental, il arracherait des avantages supérieurs à ceux qui ont été obtenus par les États du golfe Persique, ce qui remettrait en cause le fragile équilibre qui prévaut actuellement.
Nouvelles difficultés pour l’accord monétaire européen
Après la réévaluation du mark, on peut se demander ce que signifie dans la réalité le « maintien des parités fixes » en Europe. Ce qui se passe entre les sept monnaies liées par l’accord de Bâle du 24 avril 1972 (mark, franc français, franc belge, florin, couronnes danoise, suédoise et norvégienne) est la répétition, sur une moindre échelle mais à un rythme plus rapide, de ce qu’il est advenu au cours des dernières années de l’accord de Bretton-Woods : le maintien de parités fixes n’est qu’une fiction puisqu’il faut, à intervalles de plus en plus fréquents, ajuster les parités pour tenir compte des réactions du marché. Dans ces conditions, c’est l’existence même, à long terme, de l’accord européen limitant les marges de fluctuation qui paraît en question puisque, pour le faire fonctionner, il a déjà fallu réévaluer le mark de 3 % le 19 mars 1973 (jour à partir duquel le dollar a commencé à flotter vis-à-vis des sept monnaies européennes liées ensemble) et qu’une nouvelle dévaluation de 5,5 % a été nécessaire le 29 juin. Plus que jamais, la Grande-Bretagne et l’Italie estimeront que leur intérêt est de se tenir à l’écart d’un groupement aussi fragile. Du point de vue communautaire toutefois, la décision de Bonn a eu au moins un mérite, celui de sauvegarder le « serpent » des monnaies communautaires, qui n’aurait pas survécu aux pressions à la hausse exercées sur le mark. Dans la déclaration publiée immédiatement après cette décision, la Commission européenne a d’ailleurs « constaté que la décision du gouvernement allemand permet le maintien du système de changes de la Communauté ». Mais pour combien de temps ? Mais le problème comporte un autre aspect : les États-Unis ont obtenu sans coup férir l’équivalent d’une dévaluation du dollar. Ils accumulent les avantages commerciaux et ils attaquent les autres monnaies occidentales, et le yen japonais, en ordre dispersé. Le franc français et le florin néerlandais sont maintenant les devises les plus exposées. Le but des Américains reste le même : redresser leur déficit extérieur et permettre à leurs produits de gagner sans cesse de nouveaux débouchés. Ils peuvent l’obtenir soit en dévaluant à nouveau le dollar, soit en forçant les autres monnaies à réévaluer. Ils ont choisi la seconde solution et ne font rien contre la spéculation. C’est pourquoi tant que le système monétaire international n’aura pas été réformé pour correspondre aux pratiques commerciales de notre temps, tant que le dollar sera faible et contesté, tant que l’or ne vaudra pas officiellement un prix raisonnable, les économies occidentales seront perturbées, avec toutes les conséquences que ces perturbations risquent de développer.
L’Europe progresse…
Mais, quelle que soit la gravité de ces tensions monétaires, les organismes communautaires poursuivent leur travail, accumulant les propositions dans l’espoir que, si l’horizon politique s’éclaire, un grand pas en avant pourra être accompli.
Le 21 juin 1973, la Commission de Bruxelles a soumis aux gouvernements des « 9 » un rapport sur la situation conjoncturelle et un projet de résolution sur les exigences de la lutte contre l’inflation. C’est qu’en effet la hausse des prix se développe dans tous les pays de la Communauté, atteignant un rythme annuel de 7 à 9 %, dépassant même 10 % en Italie et en Irlande. Dans ces conditions, la Commission a estimé que la lutte contre l’inflation devrait devenir l’objectif prioritaire de la politique économique des gouvernements, ce qui suppose en premier lieu une réduction substantielle du rythme d’accroissement de la masse monétaire, et un alourdissement de la charge fiscale si le rythme d’accroissement des dépenses ne peut pas être limité. Le 28 juin à Luxembourg, les ministres des Finances des « 9 » se sont engagés à renforcer les mesures déjà prises pour lutter contre l’inflation.
Il y a quelques semaines, lorsqu’avait été abordé le problème du siège du Fonds européen de coopération monétaire – que le Luxembourg souhaite accueillir – la France, l’Allemagne et la Belgique, s’estimant victimes de la fraude légale que constituent les privilèges fiscaux dont bénéficient les sociétés holdings dans le Grand-Duché (1 260 sociétés de ce type en 1962, 2 600 en 1970, 3 200 aujourd’hui) demandèrent à la Commission d’ouvrir ce dossier. Tout en admettant que la législation luxembourgeoise est parfois source d’abus, la Commission a estimé que l’abolition des privilèges entraînerait le déplacement de ces sociétés vers des « paradis fiscaux » extérieurs à la Communauté économique européenne (CEE), tels que la Suisse, le Liechtenstein, les Bahamas, les Bermudes ou Hong Kong. Elle n’envisage donc que des mesures modérées de taxation.
Le 26 juin, les ministres des Affaires étrangères de la CEE ont arrêté le mandat à confier à la Commission pour négocier de nouveaux accords préférentiels avec l’Espagne, Israël, la Tunisie, le Maroc, l’Algérie et Malte. Les relations avec les pays associés doivent-elles rester fondées sur la notion de libre-échange ? Considérant que ce concept demeure chargé d’une signification psychologique et politique, les Français y étaient favorables. Faisant valoir qu’il n’est pas souhaitable d’introduire des discriminations dans la façon dont la Communauté traite sur le plan commercial les pays du Tiers-Monde, les Anglais, les Néerlandais et les Allemands (d’accord avec les Américains) y étaient hostiles. Un compromis a été trouvé. Avec l’Espagne et Israël, pays déjà largement industrialisés, l’objectif est de bâtir une zone de libre-échange. Avec l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, l’objectif est de parvenir à terme à une zone de libre-échange, mais sans l’écrire. Il ne s’agit pas là d’un escamotage, puisqu’il est exclu que la réciprocité des concessions qu’implique une véritable zone de libre-échange puisse jouer avant longtemps, de façon symétrique, avec des pays encore aussi sous-équipés que ceux du Maghreb. Mais la Communauté ne demandera pas à ses partenaires maghrébins de lui accorder un traitement discriminatoire par rapport aux pays tiers : la notion de préférence inverse, critiquée par les États-Unis, est désormais bannie du vocabulaire communautaire.
Le 25 juin 1973, la Commission de Bruxelles a soumis aux États membres une proposition visant à uniformiser l’« assiette » de la TVA dans les neuf pays de la Communauté, en l’étendant par la même occasion à l’ensemble de la production et des services. Il s’agirait de faire en sorte que la TVA, qui est maintenant en usage dans tous les États-membres, soit appliquée, selon les mêmes méthodes, aux mêmes personnes et aux mêmes opérations sur l’ensemble du territoire de la Communauté. Cette uniformisation est notamment nécessaire pour que puisse jouer la décision prise par les gouvernements concernant les « ressources propres » de la Communauté. Celles-ci, qui doivent couvrir le budget de la CEE à partir de 1975, sont composées de trois éléments :
– les prélèvements perçus sur les importations de produits agricoles ;
– les droits de douane aux frontières de la Communauté ;
– un prélèvement fiscal provenant de la TVA (et pouvant atteindre 1 % de son montant).
Position commune des « Neuf » dans le « Nixon round »
Le 26 juin 1973 à l’aube, les ministres des Affaires étrangères des « Neuf » (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Danemark, Irlande, Royaume-Uni) sont parvenus à approuver la déclaration d’intention exprimant la position de la Communauté à la veille du « Nixon Round ». Comme prévu, les discussions les plus âpres ont porté sur la place de l’agriculture dans la future négociation. Les Français, qui se sont battus ligne par ligne pour obtenir un texte rigoureux ne s’apparentant pas à une « ébauche de compromis » – c’est ainsi que le ministre des Affaires étrangères M. Michel Jobert avait qualifié le projet initial de la Commission de Bruxelles – ont obtenu très largement satisfaction. Ce texte ne donne pas encore un mandat précis à la Commission, qui négociera au nom des pays de la CEE. Il détermine un certain nombre de grandes orientations, qui précisent l’état d’esprit dans lequel les « Neuf » aborderont la négociation. L’exposé des motifs précise notamment leur volonté de ne pas voir cette négociation remettre en question, directement ou indirectement, la construction du Marché commun. Cet exposé des motifs rappelle également que les résultats de la négociation commerciale ne pourront être appréciés en définitive qu’à la lumière des progrès qui seront accomplis en vue d’assainir la situation monétaire internationale. De nouveaux progrès vers la libéralisation des échanges doivent être parallèles aux progrès accomplis pour restaurer un système international des paiements digne de ce nom. Certains se demandent toutefois si cet accord ne porte pas plus sur les mots que sur les choses. Sans doute la Communauté se prépare-t-elle vigoureusement à la négociation, en affirmant le caractère intangible des principes sur lesquels repose le Marché commun agricole, mais ces principes ne sont plus qu’imparfaitement appliqués par elle-même – et la réévaluation du mark oblige, une nouvelle fois, à la révision de ces « montants compensatoires » dont l’existence même consacre la violation du principe de l’unité de marché. En ce qui concerne le « parallélisme » entre la négociation commerciale et la négociation monétaire, certains s’interrogent sur l’effet que cette déclaration commune des « Neuf » a pu avoir à l’extérieur, du fait que deux d’entre eux, la Grande-Bretagne et l’Italie, se tiennent ostensiblement à l’écart de l’ébauche d’union monétaire européenne que constitue le bloc des monnaies continentales liées entre elles par des parités fixes (et qui a, trois jours après cette déclaration, été affecté par la réévaluation du mark).
Les négociations du « Nixon Round » doivent officiellement viser deux grands objectifs : franchir une nouvelle étape dans la voie de la libéralisation des échanges mondiaux, assurer aux pays du Tiers-Monde des avantages commerciaux substantiels. Mais ces deux objectifs officiels se trouvent maintenant insérés dans une perspective nouvelle : la crise monétaire mondiale, les tensions commerciales entre les États-Unis et la Communauté européenne, la suggestion du conseiller à la Sécurité nationale M. Henry Kissinger (parlant au nom du président américain Richard Nixon) de formuler une nouvelle « charte atlantique » qui définirait les rapports interatlantiques, l’inquiétude de l’Europe devant le renforcement de l’accord américano-soviétique en matière de suprématie et de contrôle nucléaires, etc. ont placé, en fait, tous les problèmes au premier plan. Il n’est pas question, semble-t-il, qu’ils soient tous abordés dans une négociation « globale », mais aucun d’eux ne pourra être ignoré, car chaque difficulté, en quelque domaine que ce soit, est à la fois cause et effet. Aussi bien de nouvelles conversations seront-elles nécessaires pour que les Européens présentent vraiment une position « une » face aux États-Unis. ♦