Quatre fois vingt ans (1893-1973)
Beaucoup de lecteurs ont une prédilection pour les livres de mémoires et de souvenirs. Ce sont, le plus souvent, des amateurs d’histoire, qui préfèrent un témoignage direct aux synthèses historiques parce qu’ils pensent y trouver plus aisément la véritable clé des événements ou un reflet plus fidèle du passé. Mais ce sont ceux également qui pensent plus simplement que la réalité dépasse la fiction et que le récit d’une expérience vécue est toujours plus intéressant que tous les romans imaginaires. Ces deux catégories de lecteurs seront, croyons-nous, déçus par les souvenirs de Jacques Chastenet. Ils y trouveront en effet, à longueur de pages, dans un style d’éphéméride, des notations rigoureusement impersonnelles du genre : « aujourd’hui. Laval succède à Barthou au Quai d’Orsay » ou « Blum va porter à l’Élysée la démission du gouvernement » ou encore « poussé par Laval, Pétain procède à un nouveau remaniement ministériel », etc. De temps en temps, seulement, tomberont-ils sur un commentaire, mais celui-ci sera toujours prudent et mesuré, dans la tonalité générale dont Le Temps (l’auteur en fut longtemps un des dirigeants) s’était fait avant-guerre une spécialité.
Jacques Chastenet ne s’anime que pour relater les épisodes de sa vie privée : un dîner entre amis, son mariage, la naissance des enfants, une tournée de conférence à l’étranger, les réceptions dont il est l’objet à cette occasion… Toutes choses, en un mot, qui sont bien imprégnées de « cette saveur incomparable que nous trouvons à nous-mêmes » que dénonçait Paul Valéry. Il trouve d’ailleurs cette même saveur au milieu de la riche bourgeoisie dont il est issu, à « l’establishment » qui a su très vite le reconnaître pour l’un des siens, aux très nombreux ouvrages historiques qu’il a publiés et à l’Académie française qui a tenu à l’accueillir sous la Coupole.
On est assez tenté de trouver que dans l’attente de la tourmente politique, économique et sociale qui s’annonce dans le monde, tout cela n’a strictement plus la moindre importance. Un tel jugement, s’il était étendu au livre lui-même, ne serait cependant pas équitable. Car d’abord, l’ouvrage est fort bien écrit, comme il sied à un académicien, et ce n’est plus tellement courant. Et ensuite, il porte témoignage d’une certaine Weltanschauung, d’une certaine conception de la société, qui a des racines profondes en France et qui n’est sans doute pas tellement prête à disparaître. C’est là un fait important dans le débat politique actuel. Quatre fois vingt ans ne passera donc pas inaperçu, car aux uns il permettra de mieux « évaluer » l’adversaire et quant aux autres, ils se sentiront confortés et enhardis dans leur volonté de défendre l’ordre, le travail et la moralité. ♦